1984-1987 : les années où Gainsbarre a (presque) tué Gainsbourg

Repetto usées jusqu’à la corde et lunettes noires, la bouille mal rasée de Gainsbourg surgit d’un nuage de fumée au bar de l’Elysée Matignon. Il a la tremblote, baragouine des “hey p’tit gars” à un type qui passe par là, son verre de vodka-Ricard,...

1984-1987 : les années où Gainsbarre a (presque) tué Gainsbourg

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Repetto usées jusqu’à la corde et lunettes noires, la bouille mal rasée de Gainsbourg surgit d’un nuage de fumée au bar de l’Elysée Matignon. Il a la tremblote, baragouine des “hey p’tit gars” à un type qui passe par là, son verre de vodka-Ricard, breuvage carabiné qu'il s’envoie avec Bashung lors des sessions d’écriture de l’album Play blessures (1982), vacille. “Eh ouais, c'est moi Gainsbarre/On me trouve au hasard/Des night-clubs, des bars/Américains, c'est bonnard.”

Déglingue satisfaite et autocomplaisance alcoolo, il entérine l’avènement de son double maléfique dans Ecce homo, rengaine reggae mise en boîte dans les très fréquentés Compass Point Studios, à Nassau (Bahamas), où enregistrent plus ou moins à la même période Talking Heads, Lizzy Mercier Descloux et tutti quanti.

Gitane au bout des doigts, Serge Gainsbourg s’apprête à traverser la dernière décennie de sa vie comme on gravit le Golgotha, sous les coups et injures des un·es et les hourras des autres. D’autant plus que ses outrages – ou moments de grâce provocateurs, c’est selon – seront télévisés. Façon de préfigurer l’ère The Osbournes et autres mises en scène du quotidien des vedettes. Le panache et la désinvolture en prime.

Pour la faire courte, Jane Birkin a quitté le 5 bis, rue de Verneuil

“Sometimes you eat the bear, sometimes Gainsbarre eats you”, pourrait-on écrire, dans une variation à peine dévoyée de la célèbre réplique extraite du film The Big Lebowski, la vie trépidante de Gainsbourg ressemblant à un match de boxe contre lui-même. 

Pour la faire courte, Jane Birkin a quitté le 5 bis, rue de Verneuil au mitan de l’année 1980, prétexte pour Sergio à commander un verre, puis un autre, puis encore un autre et à côtoyer, seul dans sa “garçonnière de milliardaire”, les fantômes des clochards célestes : “Jane n’en pouvait plus, elle avait l’impression d’étouffer, d’assister à une autodestruction, confie Kate Barry à Gilles Verlant dans la biographie qu’il consacre à l’artiste. Il ne se rendait pas compte que maman n’en pouvait plus, elle ne respirait plus, ce n’était plus une vie de couple, c’était un monologue.”

C’est au fond de la piscine décrépite de son désespoir (et de son appétit pour la mise en scène de soi) que le dandy germanopratin ira chercher quelques-unes de ses plus belles fulgurances. Quand il envoie chier Minute sur le plateau de Michel Polac, en 1982, par exemple : “J’ai mis les paras au pas !” Référence directe à son coup d’éclat strasbourgeois deux ans plus tôt, lorsque les militaires, chagrinés par La Marseillaise en reggae du Gains’, l’obligèrent à annuler un concert, avant de devoir l’écouter religieusement entonner celle de Rouget de Lisle.

Dans le même temps, obsédé qu’il a toujours été par l’idée d’initiation aux arts majeurs – en opposition à la chansonnette, cette discipline mineure, n’en déplaise à Guy Béart, qui se prendra sur le plateau de Pivot une volée de bois vert –, il prépare entre 1982 et 1984 sa masterpiece : son trépas. Une série d’entretiens en forme d’initiation à la mort avec le journaliste Bayon, d’abord publiés sous le titre La Mort sublime de Serge Gainsbourg dans Libération, puis, plus tard, dans un recueil, Gainsbourg mort ou vices (1992).

Chez Serge, les affres de l’amour sont des gouffres sans fond

Le texte, prétexte à ne rien éluder des blessures et passions gainsbourgiennes, est sans filtre, jusqu’à la nausée parfois. Mais il offre une plongée dans les alcôves de sa psyché, éclairant ainsi sa vie et son œuvre, qui se confondent souvent un peu. 

Ce serait un lieu commun que d’invoquer ici le goût pour la provoc de Gainsbarre. Le type a porté l’étoile jaune, connu la censure des tenants des bonnes mœurs pour des chansons jugées trop légères et s’est fait castagner pour un hymne national joué avec les musiciens de Bob Marley. Et que n’allait-il pas prendre pour avoir devancé les punks en faisant d’un nazi le héros de son bal rock’n’roll et dépravé de 1975, l’album Rock around the Bunker, et brûlé un billet de 500 balles dix ans plus tard en direct à la téloche...

Chez Serge, les affres de l’amour sont des gouffres sans fond et des tourbillons de feuilles mortes, un vertige que l’on éprouve en tournant le regard vers le haut. D’où cette tendance à patauger dans la beauferie la plus crasse, tout en côtoyant Rimbaud, Bacon, Stravinsky. Comme une excroissance autonome du reflet dans le miroir que l’on refuse de voir de nous-même, matérialisé par le personnage de Gainsbarre.

Il se définit comme un romantique, “un réac amoureux”. C’est aussi un créateur foutraque, mais génial, à l’agenda bien rempli et à la résistance à l’alcool et au tabac légendaire. Tout le monde le rapporte : “Si j’ai le cancer du poumon, c’est de sa faute”, dira même Billy Rush, collaborateur de Nile Rodgers et producteur de l’album Love on the Beat (1984).

Deux albums jumeaux pour Jane B. et Isabelle A.

Avant de livrer ces deux derniers chefs-d'œuvre (le susmentionné Love on the Beat et, trois ans plus tard, You’re under Arrest), Gainsbourg bossera pour les autres, alternant plateaux de tournage et studios d’enregistrement. Il fait ainsi dans la flatulence discographique avec Jacques Dutronc pour Guerre et Pets (1980), déambule avec Alain Chamfort et Lio à Los Angeles, croise la route de Julien Clerc, emballe et pèse un album bancal pour Catherine Deneuve, Souviens-toi de m’oublier (1981)

Il offre surtout deux disques essentiels à Isabelle Adjani et Jane Birkin, respectivement Pull marine (1983) et Baby Alone in Babylone (1983). Des albums jumeaux, enregistrés en même temps entre Londres et Paris (avec les équipes de Dominique Blanc-Francard notamment), dont les chansons qui les composent ne seront assignées à leurs interprètes qu’au dernier moment. Gainsbourg remise la panoplie Gainsbarre au placard, le temps de livrer une collection de titres sensibles, dans le dédale desquels son spleen s’égare, pour rejaillir comme transfiguré.

“J’ai retourné ma veste le jour où je me suis aperçu qu’elle était doublée de vison”, dira-t-il dans les années 1960 quand, pris en flagrant délit de copinage avec les yéyés – qu’il conspuait, préférant à l’époque l’exaltation du surréalisme du Paris jazzy –, il justifiait d’avoir embrassé ce courant à la mode.

Opportuniste comme Dutronc, Sergio continuera sur cette ligne, convoquant le compositeur Jean-Claude Vannier quand la pop se voulait plus symphonique (Histoire de Melody Nelson, en 1971), jouant du rock’n’roll transgressif quand le punk donnera les premiers signes de frétillement (Rock around the Bunker, en 1975) et du reggae quand Bob Marley deviendra une star globalisée (son album Aux armes et cætera, mis en boîte à Kingston en 1979, sera l’un de ses plus grands succès).

Des boîtes à rythmes claustro et des guitares funk

Au début des années 1980, les synthés de la new wave dynamitent les charts et David Bowie fait dans la pop funky et disco sous la houlette de Nile Rodgers. Gainsbourg saute dans le Concorde, direction New York City.

Pas à une transfiguration près donc, il s’entoure de musiciens américains pour enregistrer Love on the Beat (1984), un seizième album aux reflets métalliques, porté par des boîtes à rythmes claustro, les synthés de Larry Fast (Peter Gabriel, Hall and Oates), une rythmique massive et des guitares funk dans l’air du temps (No Comment). La pochette, immortalisée par William Klein, fige le Gains en femme, cheveux plaqués en arrière, maquillé, la clope au bout d’un fume-cigarette Belle Epoque.

Le type est magnifique : “Et le plus drôle, c’est que l’on ne m’a pas cru lorsque plus tard j’ai raconté qu'une fois maquillé il était aussi beau qu’Adjani”, confiera le photographe à Gilles Verlant. Façon de lui tirer le portrait comme dans un Francis Bacon, tout en distorsions, pour mieux faire jaillir de ses traits une autre vérité, tapie dans les enfers de sa bibliothèque psychique.

Ainsi, dans la veine de ses sorties dans la presse et sur les plateaux de télévision, il choque le·la bourgeois·e avec des scènes de sexe bestial (les râles de sa compagne Bambou sur Love on the Beat), des confessions homosexuelles (Kiss Me Hardy) et cet éclatement total du tabou de l’inceste, sur le célèbre Lemon Incest, en duo avec sa fille Charlotte. Sur Sorry Angel, on touche au sublime. Comme si l’œuvre entière de Gainsbourg, son travail sur l’emprise amoureuse et la destruction, était synthétisés dans cet air synthétique. Love on the Beat sera disque de platine.

Flinguez les dealos qui ont perdu Samantha

Goguenard, flanqué d’une croix d’officier de l’ordre des Arts et des Lettres, mais désormais orphelin, sa maman Olia ayant passé l’arme à gauche, Gainsbarre remplit le Casino de Paris et la joue rock sur scène. Serge n’est pas un rockeur, mais il se sert de l’énergie du rock : “J'ai pris le rock comme un support dynamique, agressif”, confiait-il dix ans plus tôt à Alain Pacadis au sujet de Rock around the Bunker

Mais le truc marche, Gainsbourg rameutant beaucoup de kids à ses concerts, et notamment lors de la tournée qui suivra. En 1986, chez Drucker, il déclare sa flamme à Whitney Houston dans son jargon bien à lui, bosse sur son film Charlotte For Ever (1986) dans la continuité de Lemon Incest et retourne un an plus tard aux Etats-Unis boucler son ultime album, You’re under Arrest. Dans le New Jersey cette fois, chez Billy Rush, déjà aux manettes de Love on the Beat. Le disque est un paysage sonore urbain qui alimente encore aujourd’hui l’idée que l’on se fait du New York des années 1980, gangrené par le crime, la dope et les rues cradingues.

You’re under Arrest sonne comme la BO fantasmée d’un Abel Ferrara, avec sa trame narrative construite autour du destin fracassé d’une jeune junkie, Samantha. Ici, tout est triste et moribond, le soleil est pâle, les seringues jonchent les trottoirs d’une ville abandonnée au capitalisme le plus sauvage. Sur le morceau d’ouverture du disque, le chanteur Curtis King Jr. cale un rap qui sied bien à la musique de ce bon vieux Serge, qui tient encore et toujours à être dans le coup.

Prenant à contre-pied l’image dévergondée et salace que le public, ambivalent, peut avoir de lui, il administre sur la ballade tragique Aux enfants de la chance, et tout au long d'un disque testamentaire, ce conseil : flinguez les dealos, la drogue c’est de la merde. “J'ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus, se traînant à l'aube dans les rues nègres à la recherche d'une furieuse piqûre”, écrivait un autre Gainsbourg. Ou plutôt Ginsberg. Allen Ginsberg.