2022 vue par Juliette Armanet : “Le futur, j’y pense sans trop y penser”

Juliette Armanet — Sur le shooting pour vous, tout à l’heure, je me suis souvenue de ma 1ère couv des Inrocks, j’étais dingue. Je voulais le crier au monde entier ! J’ai l’impression qu’une éternité s’est écoulée. Je ne sais pas si j’ai davantage...

2022 vue par Juliette Armanet : “Le futur, j’y pense sans trop y penser”

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Juliette Armanet — Sur le shooting pour vous, tout à l’heure, je me suis souvenue de ma 1ère couv des Inrocks, j’étais dingue. Je voulais le crier au monde entier ! J’ai l’impression qu’une éternité s’est écoulée. Je ne sais pas si j’ai davantage confiance en moi aujourd’hui, mais je me fais moins chier.

Comment y es-tu parvenue ?

Avec la tournée, mon corps est entré en jeu. Avant, j’étais une fille assise au piano, de facto plus réservée. Le fait de m’être levée, d’avoir cette musique puissante et ce public qui attend que je délivre quelque chose… C’est grâce à lui aussi. Je vois dans les yeux des gens, quand je danse, quand je bouge, qu’ils me suivent davantage.

N’y a-t-il pas justement une dictature du public qui s’installe lorsque l’on devient une artiste plus “mainstream” ?

Bien sûr que le public est un dictateur. C’est lui qui décide si la  chanson va devenir un tube. Un bon concert, c’est un bon public. Tu peux faire tout ce que tu veux, sauter, mettre le feu, te jeter par terre, s’il n’est pas dedans, il n’est pas dedans.

On me réclame souvent Alexandre, une chanson de mon précédent album. Mais non, je ne vais pas me mettre à jouer à la demande du public. Savoir imposer son tempo et oser les silences, ça s’apprend. Il y a une tauromachie où il faut rester maître de son propos, de son spectacle tout en étant ouverte à ce qu’il se passe. On attend du public qu’il soit un dictateur. J’attends de lui une radicalité. Il n’y a rien de pire qu’un public qui n’en est pas un, qui n’a pas de désir.

Et ta radicalité à toi, l’as-tu préservée ?

J’espère. C’est mon territoire de liberté. En concert, je ne suis pas dans la récitation de l’album. On va chercher du danger, de l’ampleur psychédélique, de l’indocilité. Les musiciens qui m’accompagnent m’amènent vers l’insolence. Je me sens donc très libre et j’espère que ça le restera. Après, que se passe-t-il quand tu as fait des chansons qui ont bien marché ? Je me souviens de Catherine Ringer qui chantait Andy, trente ans après… Qu’est-ce que ça fait de renouveler cette histoire d’amour, ce pacte avec le public ? C’est dingue.

Tu te projettes ?

Ce format pop demande des sacrifices personnels et du temps… ça peut être usant. J’arrive à la fin d’un cycle avec dix Zénith et un Bercy en mars. Ce sont des symboles très puissants de quelque chose qui a pris de l’ampleur. Je ne me dis pas “J’ai réussi”, mais plutôt “Ça marque une étape forte”. Il peut y avoir un choc émotionnel après une tournée pareille. Comment rebondir ? Le futur, j’y pense sans trop y penser non plus, parce que je veux vivre tout à fond, être en phase avec ce que je vis. Mais je crois que pour la prochaine étape je chercherai quelque chose de très différent.

“Björk est indépassable. C’est mon idole”

N’as-tu pas peur de devenir un simple divertissement ?

Pas du tout. La pop telle que je l’aime est sur une ligne de crête très fine entre le divertissement et le geste artistique. Tant qu’on maintient de l’ambiguïté entre quelque chose de purement jouissif et quelque chose de plus ambigu, je pense qu’on est au bon endroit. Je n’ai pas peur de partager avec un public plus massif quelque chose de très 1er degré, d’épanoui et de kiffant pour lui comme pour moi, de mettre un kick sur tous les temps et d’y aller, tant que je parviens à proposer une alternative plus pointue, à rester dans un endroit complexe. De toute manière, si on se met à ne plus estimer le public, à perdre confiance en lui, à le prendre pour un con, on a tout perdu.

Tout le monde est en attente d’émotions pures, vraies, complexes. Ce n’est pas vrai qu’il y a un public qui va aimer les trucs 1er degré et un autre qui va écouter des trucs pointus. Nous pouvons tous écouter Mozart et Kylie Minogue. Ce sont des endroits différents du cœur, mais potentiellement compatibles. Plus ton public grandit, plus tu peux être dans la vulgarisation. Ce qui est difficile par exemple, ce sont les réseaux sociaux, où l’on te demande de prendre tout le temps la parole.

Mais je n’ai pas toujours quelque chose à dire ! Reste que tant que je maintiens de l’ambiguïté et de la sincérité – car ça va ensemble –, le pur divertissement ne me fait pas peur. C’est Pascal qui disait que la nature humaine est faite de telle façon qu’on ne peut pas rester seul dans sa chambre et qu’on a besoin de se divertir, c’est-à-dire de se détourner de l’essentiel. Mais c’est quoi l’essentiel ? Est-ce que l’essentiel ce n’est pas aussi ça, précisément de se détourner de l’essentiel ?

La culpabilisation du divertissement peut être dangereuse aussi…

Les Bronzés font du ski, c’est l’un des meilleurs films du monde. Alors qu’on est sur une grosse comédie… Mais on se poile ! C’est toute la question sur Johnny Hallyday : était-ce un génie ou une sorte de chanteur de bal ? Je ne sais pas y répondre, mais si j’écoute un Johnny à 2 h du mat’, ça peut me bouleverser. Tout dépend des circonstances, de ce qui se passe autour de notre écoute, aussi. Andalouse de Kendji Girac, un 14 Juillet avec ses potes, ça tue. Je préfère avoir le cœur ouvert qu’être snob.

Qu’écoutes-tu aujourd’hui ?

Je bloque sur Rosalía. La tendresse, l’inventivité, la voix… Elle est à tous les endroits où on ne l’attend pas. Elle a produit la musique la plus moderne qui soit. Tout se mélange, toutes les cultures, identités, sexualités. C’est bizarre comme l’universel surgit au milieu de l’expérimentation. Les choses les plus marquantes pour l’humanité sont tout sauf des endroits de divertissement, mais presque des endroits d’expérimentation pure. Il y a une monstruosité chez les gens qui ont marqué l’histoire de l’art. Björk par exemple – indépassable. C’est mon idole.

Ado, j’étais bloquée sur elle. Rosalía participe de cette folie-là, de cette intimité-là. Elles construisent un truc philharmonique, géant, cosmique, tout en créant une intimité. Quel mec nous bouleverse aujourd’hui ? Harry Styles ne me fait aucun effet, par exemple. Billie Eilish m’a mis une énorme claque par contre. Je trouve ça magnifique. Sinon, j’écoute Pi Ja Ma, Fishbach… pas mal de meufs au final ! Rebeka Warrior aussi, une très grande artiste.

“Quand tu sens que ce que tu as vécu dans l’écriture d’une chanson atteint quelqu’un d’autre, ça te pète la gueule”

Tu lis ?

Je me suis remise à lire, par survie. Ce sont des métiers où il faut s’évader, sinon ça devient claustro… même le rapport au téléphone en permanence… je me suis dit que j’allais devenir folle. Donc je lis et ça me fait le plus grand bien. J’ai adoré le Lola Lafon, que j’ai lu en une journée. J’aime beaucoup Blandine Rinkel aussi. Mes parents ont été libraires pendant dix ans, j’ai grandi dans les livres ! Je vais deux fois par semaine en librairie et j’achète des bouquins à l’instinct ou selon ce que j’ai lu ou entendu ici et là. Lire, c’est essentiel.

Ça n’appartient qu’à toi. Tu es happée. J’aimerais parfois reprendre des études. J’ai fait hypokhâgne, khâgne, et j’en garde des souvenirs de ouf. On me donnait cinq heures pour réfléchir à un sujet – c’était trop beau. Je me souviens d’une citation de Heidegger sur Rimbaud. À quel moment dans ta vie tu auras cette chance-là à nouveau ? Ça me manque. La musique n’est pas un art d’intellectuel…

© Benjamin Schmuck pour Les Inrocks

Ça peut l’être, non ?

Oui, bien sûr. Mais il y a un truc très sauvage dans la musique quand même. En tout cas la lecture nourrit la musique.

Une rencontre marquante cette année ?

Un jour, on jouait dans une petite salle dans le Nord. On était allés boire un coup dans un troquet. Il était 11 h du mat’, tout le monde était à la bière. Et un monsieur d’environ 70 ans, un peu abîmé par la vie, costaud, vient me voir, me prend dans ses bras et demande au patron de jouer Le Dernier Jour du disco. Il se met à la chanter par cœur en me regardant dans les yeux, et m’explique ensuite que la chanson l’a bouleversé… Ça m’a retourné le cœur.

À quel moment Le Dernier Jour du disco lui a plu ? Qu’est-ce que ça a évoqué chez lui ? C’était une scène de film ! C’est dingue comme le sens d’un morceau t’échappe… C’est banal à dire, mais quand tu sens que ce que tu as vécu dans l’écriture d’une chanson atteint quelqu’un d’autre, ça te pète la gueule. Et surtout quand c’est quelqu’un de totalement différent de toi.

Un film en 2022 ?

J’ai adoré Les Amandiers. J’ai fait du théâtre pendant mes études de lettres, quinze heures par semaine. Je voulais en faire mon métier. J’ai passé le Conservatoire trois fois, mais ça ne marchait pas. C’était pourtant ma vocation. Ce film m’a replongée dans cet apprentissage des mots, de la lecture, et dans la beauté de la post-adolescence, quand la norme sociale ne t’a pas encore flingué, que tu es insolent, que tu n’es pas encore un petit mouton…

“J’ai travaillé de fou, j’en ai sué, comme tout le monde autour de moi”

As-tu eu un moment décisif dans ta vie ?

Je suis tombée enceinte pendant ma tournée. Ça a été un moment très décisif ! Comment tout vivre ? Comment tout vivre quand ça n’implique plus seulement toi ? C’est insoluble. J’ai vécu beaucoup de renoncements. Il a fallu annuler
des Zénith, s’arrêter. C’était dur. Ne pas aller aux Victoiresde la musique. Il y a eu des moments de sidération.C’est mon histoire, elle est faite comme ça ! Garder cet enfant à ce moment où ma musique explosait, c’était décisif. Je ne regrette pas du tout, mais je sais que je me regardais dans le miroir en me disant : “T’es sûre de toi ? Oui ? Alors OK, on va tout vivre !”

La 1ère fois que je t’ai vue sur scène, c’était il y a neuf ans, en 1ère partie de Perez, au Badaboum (Paris XIe). Comment expliques-tu ton parcours XXL depuis ?

J’ai travaillé tous les jours. J’ai fait toutes les 1ères parties une à une, sans ingé son, sans manager, sans rien. J’ai tout construit pierre après pierre, sans savoir où j’allais. Est-ce que Bercy sera le meilleur moment ? Je n’en sais rien. J’ai le putain de virus de fou. Je suis mordue. Trouver ma musique est le meilleur truc qui me soit arrivé dans la vie. Ça m’a aidée à m’apaiser, un petit peu. J’ai travaillé de fou, j’en ai sué, comme tout le monde autour de moi. On ne voit que mon visage, mais c’est très collectif ce projet.

Que penses-tu d’Annie Ernaux ?

“Toutes les images disparaîtront” [dans Les Années], c’est magnifique. Elle a ces cheveux un peu crépus, brûlés, presque roussis par l’insolence ! [rires] J’ai écrit mon mémoire de master sur l’autobiographie chez Romain Gary/Émile Ajar. Quand j’ai découvert Les Années d’Annie Ernaux, toute ma réflexion sur la question de la fiction comme une conquête de liberté, comment Gary s’est inventé et trouvé par l’imaginaire… Ernaux a tout cassé. Elle explique que ton identité s’est forgée et formée par ce qui t’entoure. Toute l’illusion de se construire soi-même à fleur de peau et de fusil, avec la croyance profonde qu’on se forge intimement, tout est cassé par cette idée d’être des êtres circonstanciels et d’être déterminés par ce qu’on mange, ce qu’on voit, comment on se déplace…

C’est un monument de la littérature car elle casse les fondations du récit de sa vie et de ce qu’est la vie. Du fait que la vie est faite de décors, qu’on n’est pas une identité pure. C’est génial. J’ai viscéralement détesté le doc Les Années Super 8 en revanche. D’un seul coup, tout son truc clinique devient insupportable. Autant son geste d’écriture me paraît extraordinaire, autant le rapport à l’image…

Brûler le feu 2 (Romance Musique/Universal). Sorti depuis le 4 novembre. En tournée française et le 17 mars à Paris (Accor Arena).