Au fait, c’est quoi le shoegaze ?
Le shoegaze n’est pas du bruit Avant de dire ce qu’est une chose, il est parfois bon de dire ce qu’elle n’est pas. Et cette chose, le shoegaze, n’est pas du bruit. Même la musique étiquetée “noise” – qu’elle soit japonaise (Merzbow), à tendance...
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Le shoegaze n’est pas du bruit
Avant de dire ce qu’est une chose, il est parfois bon de dire ce qu’elle n’est pas. Et cette chose, le shoegaze, n’est pas du bruit. Même la musique étiquetée “noise” – qu’elle soit japonaise (Merzbow), à tendance industrielle, expérimentale, hardcore et rock (Throbbing Gristle, Swans, Pharmakon, Sonic Youth), ou encore passée au crible des feedbacks de guitare insoutenables du Metal Machine Music (1975) de Lou Reed – n’est pas à proprement causer du bruit, dans la mesure où ces jeunes gens manipulent une matière sonore amplifiée.
Dans les grandes lignes, la musique noise se distingue d’autres genres musicaux par une absence de mélodie, une structure évolutive en apparence irrationnelle et une rythmique minimale, voire quasi inexistante. Trois éléments que l’on retrouve bel et bien ancrés dans le cahier des charges de groupes estampillés “shoegaze”, comme Pale Saints, Slowdive ou encore Lush, qui demeurent des groupes pop.
Que My Bloody Valentine expérimente de longues phases de bruit blanc – dont cette fameuse section intitulée Holocaust calée en live au mitan du titre You Made Me Realise – ne change rien à l’affaire : des motifs bruitistes se dissimulent de toute évidence dans chaque recoin de la musique enregistrée depuis ses balbutiements.
L’écoute, prolongée ou non, de certains titres de The Jesus and Mary Chain ou MBV, deux groupes considérés comme les parrains de la scène shoegaze, peut sembler parfois inconfortable, notamment à cause du son abrasif des guitares, qui crée un brouillard sonore opaque, nébuleux, voire monolithique. Rien qui ne puisse pour autant dissimuler la véritable nature d’un genre profondément romantique, empreint d’une certaine fragilité, et en perpétuelle quête mélodique – même si celle-ci implique quelques détours.
Distorsions et effets en tout genre
Le shoegaze, mouvement esthétique protéiforme et nébuleux comme une matinée d’hiver sur le port de Belfast, est aussi une histoire de machines. Son nom lui vient d’ailleurs de cette tendance tenace que les groupes estampillés comme tels ont de regarder leurs pompes au lieu de toiser le public comme le font les punks. Ils regardent en réalité la constellation de pédales d’effets au pied du micro, pas leurs pieds.
Contrairement aux punks, là encore, les shoegazers ne fracassent pas leur Fender Jazzmaster, ils la torturent en la passant à la moulinette de toutes sortes de traitements : distorsion, fuzz, réverbération, saturation, chorus, recours intensif au vibrato (voyez les vidéos de Kevin Shields en live).
Des usages que l’histoire du rock a peaufinés au fil du temps, du bourdonnement des guitares des garageux sixties au chorus chez The Cure, en passant par les cinquante nuances de fuzz du rock à tendance psychédélique. Sans oublier l’influence du postpunk et de groupes comme Siouxsie and the Banshees, dont se réclament certains groupes.
A travers ces différents filtres se dessine la volonté dans le shoegaze de travailler les variations de teintes (à noter l’apport méticuleux d’un Michael Rother cristallin, en solo ou avec Neu!) à travers lesquelles perce une lumière blanche automnale, momentanément aveuglante, quand la proéminence d’une batterie claire jouant au ralenti (chez Slowdive, notamment) se fait sentir. Le moment où le public regarde à son tour ses godasses, inventant par ricochet le shoedazed.
Romantisme adolescent
“Watch the waves so far away/They’re washing ’cross the paths that I have made/Leaving all my sins, I turn away/Like soaring birds, I watch my sorrows play”, chante Neil Halstead de Slowdive sur Waves, un titre figurant au générique de l’album Just for a Day (1991). Le groupe est d’ailleurs signé chez Creation Records, label d’Alan McGee, et maison mère de My Bloody Valentine jusqu’à la sortie la même année de Loveless. Ce 1er couplet synthétise l’élan romantique et le vague à l’âme d’un genre musical représenté par des individus taiseux qui, à travers leurs voix éthérées, cherchent à se confondre avec le brouillard invoqué par les ondes atmosphériques de leur musique.
L’errance embrumée constitue ici un écrin dans lequel les shoegazers se complaisent, trimballant leur carcasse dégingandée une clope au bec dans une ville délabrée éclairée aux néons. Pas étonnant de voir que le Chungking Express (1994) de Wong Kar-wai soit le film préféré des shoegazers d’aujourd’hui.
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D’une manière plus générale, le shoegaze incarne cette branche de la culture jeune biberonnée au romantisme noir et essorée par les saillies postpunk trop énervées, qui prend racine dans les comptines blêmes du Velvet Underground et les embardées ambient de Brian Eno qui, lui, aura achevé de rendre le temps élastique.
Tour du monde du shoegaze
Aussi introspectif qu’il puisse être, le shoegaze est un genre dont on retrouve les motifs en dehors du Royaume-Uni. Chez Etienne Daho, notamment, qui publiait avant la lettre Pour nos vies martiennes (1988) qui en exaltait quelques-uns (le morceau Caribbean Sea, notamment). Ou encore du côté de la Californie, avec Mazzy Star, héritier de Rain Parade et d’une scène estampillée “Paisley Underground” au début des années 1980, hautement influencée par la pop sixties, à l’instar des groupes shoegaze britanniques.
Récemment, le label de Jack White Third Man Records éditait une compilation, Southeast of Saturn, documentant les artefacts de la scène shoegaze de Détroit du début années 1990. Une étiquette que Kevin Shields ne collerait probablement pas à la plupart des morceaux qu’on y croise, mais dont on perçoit l’influence dans l’usage qui est fait des pédales d’effets et cette glorieuse tendance à transformer le moindre centimètre carré de brume en un spleen figé dans un temps suspendu.
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De façon plus générale, c’est le son mid-80’s made in UK, dispersé aux quatre vents par la grâce d’un soft power puissant, que les kids du monde entier ont repris à leur compte. Un son qui restera tapi dans le brouillard quand surgiront les guitares sales du grunge de Seattle à la fin de la décennie, avant que l’Angleterre ne lui dispute ses parts de marché par l’entremise de la Britpop.
Shoegaze revival
“Le retour du rock”, cet instant au début des années 2000 marqué par la proéminence des guitares, un regain d’intérêt chez les majors pour les groupes de rock et une attitude branleuse, aura été l’occasion, pour une jeune génération contemporaine de l’éclosion de Daft Punk, de découvrir le rock sixties, les compilations psyché Nuggets et un large pan de la scène shoegaze, de The Jesus and Mary Chain à Ride, en passant par les Liverpudliens de The Boo Radleys (l’album Everything’s Alright Forever, en 1992).
A la fin des années 2000 et jusqu’au mitan des années 2010, la jeune garde rock, de San Diego à Los Angeles (Crocodiles, Dum Dum Girls, qui reprennent alors régulièrement sur scène Sight of You des indispensables Pale Saints), en passant par la France (Marble Arch, Bryan’s Magic Tears, Maria False), revendique le shoegaze comme influence majeure et triture à son tour leurs guitares. Par extension, toute une scène portée par le label new-yorkais Captured Tracks, oscillant entre dreampop et vapor wave (DIIV, Wild Nothing), mais aussi des groupes comme Beach House avec son vaporeux Depression Cherry (2015) se faufileront dans cette lignée.
My Bloody Valentine n’est pas du shoegaze
C’est un peu le fardeau que les groupes totémiques doivent porter sur leurs épaules : celui de devenir les chefs de file d’un courant dont ils rejettent à la fois la paternité et, souvent, le bien-fondé. Pour Kevin Shields, My Bloody Valentine possède un son unique, jamais restitué et encore moins égalé, ce qui en ferait un groupe inclassable :
“Nous, on était juste nous-mêmes”, nous révèle-t-il dans ce numéro, rappelant par la même occasion qu’au moment de la (longue) mise en boîte de Loveless (1991), le terme de shoegaze n’existait pas encore et que les groupes qui seront flanqués dans cette catégorie, comme les rockeurs de Swervedriver, seront victimes d’une forme d’injustice.
D’une manière générale, la tendance à classifier sous un nom spécifique ce qui relève ni plus ni moins d’une forme d’expression pop relativement classique se fait souvent par le biais d’une mise en avant de la technique (ici, les pédales d’effets, la distorsion, la restitution d’ambiances) et du look (une certaine attitude sur scène, l’appartenance à une tribu), au risque de dévitaliser les œuvres pionnières ayant ouvert la voie à de nouveaux langages. Rien de grave, cependant, cela reste de la musique.