Avec “After Blue (Paradis sale)”, Bertrand Mandico électrise le Festival de Locarno
Après le beau temps, la pluie. C’est un formidable déluge qui s’est abattu sur Locarno samedi 8 août en fin d’après-midi, dépeuplant le temps d’une drache biblique le lac Majeur de son armada de pédalos. Au même moment, à quelques encablures...
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Après le beau temps, la pluie. C’est un formidable déluge qui s’est abattu sur Locarno samedi 8 août en fin d’après-midi, dépeuplant le temps d’une drache biblique le lac Majeur de son armada de pédalos. Au même moment, à quelques encablures de là, une tempête d’une autre nature a électrisé le palais des expositions de la cité lacustre, où était montré After blue (Paradis sale), la nouvelle bombe de Bertrand Mandico, en lice pour le Léopard d’or.
Cap sur After Blue
Trois ans après le sublime Les Garçons sauvages, l’alchimiste Mandico revient avec un second long métrage mutant, à la fois pétri par les obsessions formelles de son géniteur et lancé vers de nouveaux horizons. Exit l’île des Robes, où jeunes garçons étaient progressivement transformés en femmes, cap sur After Blue, planète sauvage et inhospitalière devenue le nouvel habitat des Hommes après le pourrissement définitif de la Terre. Des Hommes ? Pas vraiment. Tous les mâles ont disparu, victimes de leurs propres poils qui, sur After Blue, se sont mis à pousser de l’intérieur. Seules les porteuses d’ovaires ont survécu, s’inséminant du sperme congelé pour perpétuer l’espèce.
Alors qu’elle erre sur la plage, Roxy, une adolescente solitaire que son village surnomme Toxic, délivre une criminelle ensevelie sous les sables. À peine libérée, cette dernière abat les trois jeunes femmes qui martyrisaient sa sauveuse. Avant de prendre la fuite, celle qui se présente sous le nom de Kate Bush (ça ne s’invente pas), sorte d’Amazone aux pouvoirs magiques nébuleux, envoûte Roxy par l’entremise d’un troisième œil divinatoire, situé sur son pubis. La jeune femme sent alors poindre un désir insatiable, dont elle ne saisit pas le motif exact. Tenues pour responsables de la mort des victimes de Kate Bush, Roxy et sa mère, Zora, sont chargées par la milice du village d’assassiner la criminelle en fuite. S’engage une expédition périlleuse à travers les territoires irisés d’After Blue, semés d’embûches et de désirs enfiévrés.
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Film-somme
Plongée hallucinatoire dans l’esprit génialement tordu de Bertrand Mandico, le film libère en une éruption d’images envoûtantes – comme taillées dans la matière spongieuse de ses rêves – les obsessions chevillées au corps de son auteur-occultiste. Western érotique, planet opera queer ou fable poétique et liminale sur le dévoiement de l’humanité, After Blue est tout cela à la fois et autre chose pourtant. Un film-somme, placé sous l’influence tutélaire d’un panthéon hybride et mutagène, où fusionnent en un point incandescent l’esthétique pulp d’un numéro de Métal hurlant, l’inquiétante étrangeté du cinéma d’heroic fantasy des années 1980 (Conan le Barbare, The Dark Crystal…), l’érotisme feutré d’un Josef von Sternberg (on pense à la moiteur tropicale de Fièvre sur Anatahan) et l’ésotérisme foutraque de la littérature science-fictionnelle des années 1950-1960 (Franck Herbert, Theodore Sturgeon…) ; le tout passé au filtre déformant et abrasif du cinéma queer et branché sur courant alternatif de Mandico, dont le goût pour les expérimentations plastiques fait une fois de plus des merveilles.
Comme Les Garçons sauvages avant lui, After Blue est travaillé par la question du genre, avec ici non plus des jeunes garçons se transformant en femmes, mais des hommes évaporés, des femmes aux poils drus, une société matriarcale, des amours saphiques, un brin de misandrie, et un casting une nouvelle fois (quasi)intégralement féminin (le seul homme est un androïde au pénis tentaculaire). On y retrouve Elina Löwensohn, égérie du cinéaste ayant collaboré sur nombre de ses courts, Vimala Pons, déjà présente dans Les Garçons sauvages et une nouvelle fois épatante, l’actrice et modèle polonaise Agata Buzek et la jeune actrice allemande Paula Luna, qui signe ici son 1er rôle au cinéma.
Premier choc de Locarno, dont on espère qu’il ne repartira pas bredouille, After Blue fait aussi écho à notre actualité pandémique, avec ce monde d’outre-espace libéré du patriarcat mais que guette d’autres dérives, ce monde d’après où tout est à réinventer et dont la promesse tient en un mantra, plusieurs fois prononcé dans le film : “Tout est à faire, rien à refaire.” On prend note.
La fin d’un monde
Avant le déluge Mandico, c’est une brise légère, chargée de mélancolie vaporeuse, qui avait soufflé sur Locarno. Axelle Ropert y présentait Petite Solange (également en compétition internationale), film délicat et poignant dans lequel une jeune fille assiste, impuissante, au divorce de ses parents et à l’effondrement de son insouciance.
“Il y a le monde des adultes, et le monde des enfants.” C’est Philippe Katerine, dans le rôle du père, qui répond par cette phrase maladroite aux interrogations embuées de larmes de sa fille Solange, anéantie par la séparation de ses parents. Pour peu que ces deux mondes existent, Axelle Ropert a choisi le sien et filme ce drame intime à hauteur d’enfant. Pendant 1 heure et demie, nous suivons Solange, 13 ans, plus vraiment une gamine, pas tout à fait une ado, dont le monde s’effondre quand elle réalise que ses parents sont des êtes humains, imparfaits et faillibles, sujets aux chagrins d’amour et capables de désirs. Le père a une aventure avec sa collègue, la mère (Léa Drucker) s’abandonne à la dépression. Et Solange, quoique épaulée par son grand frère Antoine, se sent soudainement seule au monde.
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Axelle Ropert saisit cette mélancolie dévorante par petites touches sensibles. Ce sont les larmes de Solange quand elle récite devant ses camarades de classe un poème de Verlaine qui la prend de court. C’est le chagrin qui la foudroie quand elle aperçoit son père regarder amoureusement une autre femme que sa mère. C’est le déni, d’abord, dans lequel elle se réfugie pour vaincre la tristesse, et l’acceptation douloureuse à laquelle elle se résout finalement. Entre quoi Solange a grandi, perdu quelques illusions, découvert l’amour et la peine. S’il n’échappe pas à quelques poncifs (toutes les étapes du divorce y sont compilées) et appuie parfois sur la corde sensible (notamment avec une musique dramatique), Petite Solange a ceci de précieux qu’il ne dévie jamais de son sujet (le divorce des parents vécu comme un cataclysme, la fin d’un monde), et s’emploie à en saisir toute la gravité en se mettant à hauteur de son héroïne bouleversée (et bouleversante). Axelle Ropert démontre une fois de plus son talent pour ausculter l’intime, tandis que la jeune Jade Springer, dans le rôle-titre, brille par la justesse de son jeu.