Avec “Romance”, Fontaines D.C. est en route pour la gloire

Grian Chatten n’a pas dormi cette nuit, victime d’une insomnie coriace. Le leader du groupe irlandais Fontaines D.C., 29 ans, est avachi dans cette cuisine du XIe arrondissement parisien, une paire de lunettes de soleil sur le nez qui lui donne...

Avec “Romance”, Fontaines D.C. est en route pour la gloire

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Grian Chatten n’a pas dormi cette nuit, victime d’une insomnie coriace. Le leader du groupe irlandais Fontaines D.C., 29 ans, est avachi dans cette cuisine du XIe arrondissement parisien, une paire de lunettes de soleil sur le nez qui lui donne un air de DJ gabber hollandais. Le musicien s’excuse pour son manque d’énergie.

Depuis qu’il soigne un TDAH (trouble du déficit de l’attention) tardivement diagnostiqué, il a pourtant pris l’habitude de roupiller sur ses deux oreilles : “J’ai commencé à avoir des crises d’angoisse en tournée, une période très intense. Je ne savais pas de quoi il retournait. Je me croyais en colère, parce que je ressentais le besoin de défoncer des trucs. Il m’arrivait de quitter la scène pendant les balances pour me réfugier dans les coulisses et respirer. Quand la tournée s’est arrêtée, le silence environnant a rendu les choses plus compliquées encore. Je devais gérer quatre crises d’angoisse par jour, je n’arrivais plus à dormir”, se souvient-il. Les violentes inspirations ponctuant Starburster, le 1er single venu annoncer plus tôt dans l’année l’imminence du quatrième album des Irlandais, Romance, documenteraient ces crises intempestives, terrassantes.

En 2020, Grian me faisait part de l’état de fatigue préoccupant de Fontaines D.C. après deux années dans le brouillard éthylique d’un never ending tour et les sorties consécutives de deux albums, Dogrel (2019) et A Hero’s Death (2020). Le quintette, qui s’était forgé une solide réputation sur scène, venait de confirmer son statut de plus belle promesse du rock indépendant. Un secteur qui peinait à trouver une tête de gondole capable de rassembler les foules depuis, allez, Arctic Monkeys. “Ça a été un choc de lire toutes ces entrevues de nous à l’époque, qui racontaient à quel point nous étions au bout du rouleau. Je ne veux plus être cette personne aujourd’hui. Faire partie d’un groupe est une source de joie. Je pense que c’est pour ça que je me suis excusé pour mon absence d’entrain. Je tiens à montrer le meilleur de moi-même.”

Farewell to old Ireland

Ma 1ère rencontre avec le groupe remonte à ses tout débuts. Le public ne les connaît pas bien, et celles et ceux qui les suivent n’ont qu’une poignée de singles à se mettre sous la dent. Et encore, les versions sont rough, taillées dans la morgue adolescente et la tôle froissée du postpunk. En novembre 2018, je me retrouve donc avec cette bande à Reykjavík, où elle doit mettre en boîte une session live pour le compte de la radio américaine KEXP, dans le cadre du festival Iceland Airwaves. Sur cette scène improvisée et moite installée dans une auberge de jeunesse chauffée à blanc, Grian me fait penser à une sorte de fil électrique crépitant dans une flaque d’eau, dangereux et imprévisible, transfigurant la figure du poète introspectif que j’avais cru déceler plus tôt dans la journée, en tête-à-tête.

En concert, le groupe a déjà une gueule, un caractère acerbe et héroïque qui n’aura de cesse de s’affirmer, même s’il semble encore hésiter entre devenir Oasis ou Joy Division. En dehors, Grian, Carlos O’Connell (guitare), Conor Deegan III (dit Deego, à la basse), Conor Curley (guitare) et Tom Coll (batterie) citent en références ultimes les récits alcoolisés de la gueule cassée Brendan Behan, auteur irlandais casse-cou et bagarreur, les débauches du Rum, Sodomy, and the Lash (1985) des Pogues et ressassent leur vie nocturne dans les pubs de Dublin, évoquant leur amour pour la poésie, ce petit bout d’éternité griffonné sur un coin de comptoir humide qui les réunit depuis toujours sous l’égide d’une amitié ayant passé l’épreuve du feu. Fontaines D.C. ne fait alors pas qu’exalter la culture irlandaise, il l’incarne avec une ivresse qui éclabousse comme deux pintes de Guinness qui s’entrechoquent.

Deux semaines plus tard, Fontaines D.C. ne remplira pas la Gaîté Lyrique pour Les Inrocks Festival, leurs prouesses n’ayant pas encore traversé la mer Celtique. En janvier 2019, je tente de me faufiler sans succès dans une petite salle pleine à craquer de la ville de Groningen, au nord des Pays-Bas, où le groupe est en train de méduser l’assistance. Comme moi, la foule qui s’amasse à l’entrée reste à la porte. Elle pourrait remplir un Olympia : le bouche-à-oreille commence à fonctionner. Avril 2019, Dogrel, le 1er album, sort. Il ne révolutionne pas le genre punk à tendance Clash, mais ne contient quasi exclusivement que des tubes. Et pose d’emblée la couleur avec une écriture poétique à scander, oscillant entre crachats à la face de l’ordre réactionnaire et glorification d’une certaine fierté irlandaise. En novembre 2019, ils font un Bataclan à guichets fermés.

Retour en 2024. Carlos débarque à son tour, avec des cheveux roses et un bébé dans les bras qu’il tente d’endormir avec une berceuse de John Lennon, la belle Oh My Love. “Je ne dirais pas que le 1er album était complètement passéiste, mais il est certain qu’il tirait vers une idéalisation du passé. C’était le disque d’un groupe qui voulait garder un bout de la vieille Irlande encore vivant. C’était comme une obsession. Aujourd’hui, je crois qu’il est devenu de plus en plus difficile de romantiser quelque passé que ce soit. Il n’en reste plus rien. Ce qu’il nous reste, en revanche, c’est le présent, et je crois que, pour différentes raisons, nous avons fini par accepter d’inscrire notre musique dans le présent. Devenir père te force à comprendre que tu fais partie de la société, dans un monde qui continue de tourner”, dévoile-t-il, dans un flot de paroles parsemé d’innombrables “you know”.

Révolution(s)

Romance, le nouvel album, prend ainsi le pli de la réalité, mais pas n’importe laquelle : celle, outrancière et accélérée, qui a depuis longtemps dépassé la fiction, et la pire de toutes les fictions. La rupture avec l’old Ireland de James Joyce, Samuel Beckett et des pubs de Shane MacGowan ne pouvait être que, d’un point de vue sémantique, brutale. D’où, sans doute, l’impression d’écouter le disque le plus pop jamais imaginé par ces jeunes gens qui ont pigé, à l’instar de Bob Dylan, David Bowie ou Iggy Pop, que rabâcher la même formule, c’est prendre le risque de rester figé·e dans l’aigreur et un temps qui n’a jamais existé ailleurs que dans des fantasmes.

“Maybe romance is the place”, chante ainsi Grian du fond de ses limbes dès l’ouverture. La forme est sombre, mais le fond optimiste. La chanson cause de la possibilité d’un amour naissant dans le monde de l’après-modernité, notre monde. Lui me cause d’Akira, le manga culte de Katsuhiro Ōtomo, j’évoque Sun Ra et sa mythologie de l’espace comme dernier refuge pour les Afro-Américain·es qui désirent être enfin libres : “Space is the place.” Je sors une photo du musicien. Carlos : “Nous n’avons pas la prétention de changer le monde, mais la musique, comme l’art en général et la religion, a le pouvoir d’affecter la réalité si tu t’emploies à modifier tes perceptions. Tu me montres ce jazzman que je ne connais pas. Mais quand je le vois dans ce costume, je m’identifie à lui. C’est la même logique, ça dépasse la musique. C’est créer une nouvelle fenêtre sur le monde.”

Le look aurait de l’importance ? Il faut les voir en 2024, ces Irlandais, fringués comme des fans de My Chemical Romance, groupe emocore phare des années 2000. On est loin des dégaines à la New Order des débuts. Au diapason de ces choix vestimentaires, Grian s’attarde sur les nouvelles influences musicales de FDC, qui lorgnent aujourd’hui davantage l’approche créative des stars de l’hyperpop Sega Bodega, Shygirl et Eartheater que les sempiternels clins d’œil au revival baggy early 90’s – même si ceux-ci sont encore manifestes. Grian reconnaît en outre que son escapade en solo, le chef-d’œuvre d’errance existentielle soyeuses Chaos for the Fly (2023), lui a permis de développer certaines compétences, de se frotter à l’exercice de l’arrangement et de prendre davantage d’assurance dans l’écriture et l’exploration d’autres registres de chant : “Au début, je crois que j’avais à cœur d’être perçu comme un poète cultivé. Aujourd’hui, j’ai la confiance nécessaire pour aborder les choses de manière plus directe. J’ai aussi compris que chanter de manière plus douce pouvait être d’autant plus intense.”

Ces révolutions formelles impliquent des changements structurels. Après des années de bons et loyaux services, ils claquent la porte de leur label historique, Partisan Records (Idles, Cigarettes after Sex), pour rejoindre l’écurie XL Recordings (Radiohead, M.I.A., King Krule), avec l’ambition à peine dissimulée de se faire un trou en Amérique. Autre changement majeur, l’emblématique Dan Carey, fondateur du label Speedy Wunderground et producteur de tous les albums du groupe jusqu’ici, a été remplacé par James Ford (Arctic Monkeys, Blur). La légende explique que c’est après avoir usé jusqu’au dernier microsillon l’album des Californiens de Crocodiles, Sleep Forever (2010), produit par l’ex-Simian Disco Mobile, que le groupe s’est mis en tête de lui laisser une chance.

Sans renoncer à l’urgence de l’enregistrement live, Ford a permis à Fontaines D.C. de trouver les espaces dans leur musique pour peaufiner les textures, incorporer des sons piochés dans la boîte à outils de la pop moderne : “J’ai vu Shygirl plusieurs fois sur scène, ça ne ressemble à rien de connu. Il y a quelque chose qui fait presque peur dans sa musique, comme l’abandon d’une part d’humanité, pour mieux la retrouver sous une autre forme. C’est un point de départ vraiment intéressant en matière de sons et d’esthétique. Je n’ai pas le goût en ce moment d’être perçu comme un groupe vintage.” Carlos convoque lui la figure de Yung Lean, l’artiste pop expérimental suédois aux multiples facettes : “Ce type est révolutionnaire, il a changé les codes. Un peu comme Rick Rubin en son temps avec Beastie Boys. Rien de tout cela n’est rock’n’roll, mais l’attitude est la même et c’est à cette attitude que l’on se raccroche aujourd’hui.”

Le temps passe. Grian me explique une anecdote sur sa jeunesse de footballeur amateur qui, selon lui, illustre quelque chose : “À l’âge de 10 ans, chaque jour, je jouais au foot avec les autres gosses du lotissement. On n’allait jamais les uns chez les autres, on ne savait rien les uns des autres. On ne connaissait même pas nos noms de famille respectifs. Devenir footballeur a été un rêve, à un moment. Sauf qu’un jour, j’ai quitté l’équipe en plein milieu d’un tournoi. Tout le monde me hurlait dessus. Je venais de commander une guitare électrique en ligne et j’ai dit à tout le monde qu’il fallait que je file, parce que peut-être que cette guitare avait enfin été livrée.”

Une métaphore de la confrontation entre une rock star et son public ? “Le succès, c’est comme si un jour on te greffait le visage de John Travolta. Les gens commenceraient à prendre des photos avec toi, mais tu serais dans un état de totale dissociation avec ce visage. Je n’aime pas l’idée que les gens aient le sentiment de me connaître. En revanche, j’aime l’idée qu’on puisse déstabiliser les gens qui nous écoutent, voire les faire enrager.” Et de conclure : “Comme dirait Deego : ‘Je ne suis pas la personnification de votre chanson préférée.’” ♦

Romance (XL Recordings/Wagram). Sortie le 23 août. En concert au Zénith Paris-La Villette le 13 novembre.