Avec son nouvel album, Billie Eilish fait tout pour ne pas être l’icône d’une génération

L’année de ses 18 ans, Billie Eilish avait déjà goûté à tous les avantages promis par l’industrie en cas de succès : des Grammy Awards en pagaille, une couverture presse plus épaisse que sa discographie, une reconnaissance critique et suffisamment...

Avec son nouvel album, Billie Eilish fait tout pour ne pas être l’icône d’une génération

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L’année de ses 18 ans, Billie Eilish avait déjà goûté à tous les avantages promis par l’industrie en cas de succès : des Grammy Awards en pagaille, une couverture presse plus épaisse que sa discographie, une reconnaissance critique et suffisamment d’argent pour faire sa fête à n’importe quelle boutique de luxe. Une folie. Un phénomène presque surréel, qui aurait pu faire vriller l’Américaine comme tant d’autres pop-stars avant elle, emportées par cette vague démesurée qui, tôt ou tard, finit par fracasser les amitiés, noyer votre santé mentale.

Sauf que Billie Eilish n’est pas une artiste comme les autres. Sur When We All Fall Asleep, Where Do We Go?, son 1er album, elle se faisait l’écho d’une époque, transformait l’expérience adolescente en fantasmes morbides et accompagnait ses fans dans leurs 1ers pas d’adultes – ou du moins, les conforter dans leurs excès, leur mal-être et leur extravagance juvénile. Comme pour rappeler qu’avoir 18 ans, ce n’est pas simplement une étape, c’est aussi s’extraire d’une certaine norme pour tendre vers ses propres désirs, accepter ou rejeter cette maturité exigée par la société. Hasard ou non, le titre du morceau qui ouvre son second album se nomme Getting Older.

Plus heureuse que jamais, vraiment ?

Après deux années d’attente, à peine comblées par la diffusion de quelques nouveaux extraits, voire d’un magnifique inédit (Everything I Wanted), Happier Than Ever est donc censé incarner ce qu’est pleinement Billie Eilish, qui elle souhaite être. En d’autres termes, c’est le moment de savoir si la musicienne a bel et bien choisi de tourner le dos à l’autodétermination ou si son refus des stéréotypes n’était finalement que la réalité du moment, un engagement impossible à tenir une fois le succès arrivé. À regarder la Une de Vogue, où elle apparaît en pin-up, presque infidèle à son look habituel (fait de baggys et de vêtements larges), la seconde option pourrait se révéler tentante. Pourtant, dès le deuxième morceau du disque, le message de Billie Eilish se veut clair : I Didn’t Change My Number. Façon de dire que, oui, définitivement, la jeune femme est restée la même, qu’elle se fiche du glamour hollywoodien et de ces soirées où tout le monde trouve tout “AMAZING”.

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Pour toutes personnes extérieures à son cercle d’amis, ce propos est difficilement vérifiable, et pourrait presque s’entendre comme une énième variation de ces fameux discours de pop-stars, toujours très occupées à vendre la normalité de leur comportement, à tout donner pour que l’universalité de leurs envies apparaissent plus grande que leur artificialité. À entendre les mots posés en ouverture de NDA, sorte de réflexion sur le poids de la célébrité et ses angoisses inévitables, on serait toutefois tenté·e de la croire : “J’ai acheté une maison secrète quand j’ai eu 17 ans / Je n’ai pas pas fait de soirée depuis que j’ai les clés / J’avais un joli garçon là-bas, mais il ne pouvait pas rester / Au moment de son départ, je lui ai fait signé un accord de non-divulgation.”

La grande majorité des morceaux présents sur Happier Than Ever sont du même acabit : sur la chanson-titre, qui flirte avec le grandiose, Eilish panique à l’idée que les confessions faites en entrevues puissent être lues par l’homme qu’elle désire ; My Future montre à quel point son histoire d’amour est touchée par l’avancement de sa carrière ; Overheated explore la célébrité à l’ère des réseaux sociaux et des comportements toxiques (“Tu veux me tuer ? Tu veux me faire du mal ?”, marmonne-t-elle, avec ce ton si caractéristique), tandis que Not My Responsability, porté par des synthétiseurs lynchéens, se reçoit comme une diatribe sur le body shaming, un monologue acerbe adressé à l’industrie du spectacle : “Vous avez des opinions sur ma musique, mes vêtements, mon corps. Je sens vos regards en permanence. Et rien de ce que je fais ne passe inaperçu, alors je sens vos regards désapprobateurs ou vos soupirs de soulagement. Si je vivais en fonction d’eux, je serais incapable de bouger.”

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Ode à l’anormalité

À l’instar de Sabotage ou In Utero de Black Sabbath et Nirvana, il y a quelque chose de fascinant à écouter Billie Eilish dresser un portrait sombre de la célébrité. L’exercice est pourtant périlleux, tant il semble éloigné des problèmes du commun des mortels, peu concernés par la solitude d’une pop-star une fois enfermée dans son hôtel cinq étoiles. L’intelligence de l’Américaine, c’est de expliquer autre chose : les moments de doute, les pensées honteuses, le poids des regards, les remises en cause fondatrices, les manœuvres intéressées et toutes ces fois où il a fallu surmonter ses craintes ou la pression pour continuer à avancer.

À ce sujet, Happier Than Ever en dit long : c’est le disque d’une artiste qui sait le nombre de copistes torturé·es qu’elle a créé (Elia en France, Charles en Belgique), l’album d’une songwriter de talent, qui sait mettre en mots la complexité de la pensée humaine. Avec, toujours, un vrai sens de la mélodie : il y a ces refrains qui donnent envie de redevenir adolescent·e et de se (re)faire briser le cœur, cette ouverture vers des sons plus ensoleillés (Billie Bossa Nova, très beau, très doux) et, plus fort encore, ce Oxytocin, où elle donne l’impression de s’abandonner à une dance music lugubre, contrariée par la nervosité, le dégoût et les démons intérieurs.

Il y aurait également plusieurs choses à dire sur le travail de production (toujours assuré par son frère, FINNEAS), le traitement des voix (rarement aussi pur et impeccable que sur Your Power) et l’identité sonore, toujours très minimaliste, à peine perturbée par une pulsation techno ou quelques nuances occasionnelles de guitare ou de synthés. Mais ce qui retient l’attention après quelques écoutes, c’est surtout la sincérité avec laquelle Billie Eilish semble s’exprimer.

Le constat est simple : si Everybody Dies, Goldwing ou Male Fantasy rendent tristes ou heureux·ses, mélancoliques ou apaisé·es, c’est justement parce que l’Américaine est probablement passée par les mêmes épreuves, tiraillée entre des vérités difficiles à admettre (“Quand je suis loin de toi, je suis plus heureuse que jamais”), une confiance presque surprenante en l’avenir (“I’m in love with my future”) et cette envie de ne pas crouler sous la pression médiatique. Avec, en point d’orgue, ce cri, primal, nécessaire et justifié : “Just fucking leave me alone.”