Ballaké Sissoko, une kora qui touche au cœur

D’une phrase à l’autre, Ballaké Sissoko peut passer du français au Bambara, l’une des langues de son pays natal, le Mali. Mais, depuis près de quatre décennies, il a surtout l’habitude de s’exprimer avec sa kora, cette imposante harpe-luth...

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D’une phrase à l’autre, Ballaké Sissoko peut passer du français au Bambara, l’une des langues de son pays natal, le Mali. Mais, depuis près de quatre décennies, il a surtout l’habitude de s’exprimer avec sa kora, cette imposante harpe-luth dont il est devenu un des virtuoses. Justifiant sa propension à improviser, le musicien malien considère “qu’il y a des choses que tu ne dis pas avec des mots mais avec ton instrument”. Cependant, son apprentissage de la kora a débuté par de longues heures d’observation.

Avant de jouer, il a attentivement regardé ses aînés, son oncle Sidiki Diabaté, le père de Toumani, ou son propre paternel, Djelimady, mort en 1981, qui dirigea l’Ensemble instrumental du Mali. “Mon père, je l’observais, mais je croyais qu’il ne s’en rendait pas compte. Je jouais en cachette de sa kora et je pensais aussi qu’il n’en savait rien… En fait, il savait tout, mais il me laissait me construire mon expérience. J’ai choisi moi-même d’apprendre, j’ai été accroché, quoi.” Ballaké a aussi beaucoup appris en accompagnant les femmes djélis, celles qui, comme les griots, transmettent la mémoire du peuple mandingue.

“Quand elles se mettent à chanter, tu ignores le moment où elles vont changer de gamme. Elles ne préviennent pas ! C’est comme un train sur un rail : si celui-ci change de direction, le train doit suivre.” Depuis, Ballaké a continué ce qu’il appelle ses “travaux pratiques”.

Métissage et entremêlements

Tout en gardant un lien avec ses racines, il n’a cessé d’étendre son champ d’action, croisant le chemin de musiciens venus d’horizons différents comme le Malgache Rajery et le Marocain Driss El Maloumi (avec qui il a formé le trio 3MA) ou le Français Yann Tambour (Stranded Horse). C’est peut-être avec le violoncelliste Vincent Segal que la rencontre a été la plus fondatrice, débouchant sur Chamber Music et Musique de nuit, deux albums en duo, et sur une profonde amitié.

“Nous sommes devenus comme des frères. Notre relation s’est construite sur le respect de nos cultures respectives, mais aussi de nos différences.” Se taire avant de jouer, afin de trouver un terrain d’entente fertile, semble être son credo. “La façon dont on pousse, dont on grandit, dans ma famille, c’est en restant à l’écoute des autres, confirme-t-il joliment. Je vois ensuite comment je peux trouver ma place.”

Sur son nouveau disque, Djourou, on l’entend en solo sur deux instrumentaux habités. Mais on sent qu’il s’épanouit dès qu’il laisse entrer dans la danse des compagnons de jeu. “Parfois, c’est plus compliqué d’être tout seul, s’amuse-t-il. Tu dois jouer le rôle de trois personnes, assurer la basse, l’accompagnement, les solos. J’ai dix doigts et il y a vingt et une cordes !”

Généreux et tourné vers le dialogue, il a conçu Djourou comme une fascinante terre d’accueil où il s’ouvre plus que jamais au métissage, aux entremêlements. Djourou, c’est la corde qui nous unit tous. La kora n’est pas forcément réservée aux chansons de mariage en mandingue, elle peut connaître l’universalité. Je me donne une obligation : faire en sorte qu’elle
se retrouve sur la place du monde.”

En impro dans un parc avec Camille

On l’entend ainsi accompagner le légendaire Salif Keita sur une chanson de ce dernier, Guelen. “Guelen, c’est un endroit où toutes les questions sociales sont réglées, les mariages, les litiges, les interrogations sur les terres fertiles”, explique-t-il. Plus surprenant, avec Vincent Segal et le clarinettiste Patrick Messina, Ballaké a détourné un air de Berlioz, La Symphonie fantastique.

“Ce morceau de classique européen, je l’intègre dans mon jeu mandingue. Je veux montrer à mes compatriotes que notre culture peut se marier avec d’autres.” Dans sa bouche, la transmission n’est pas un mot vide de sens. “C’est avec elle que l’on assure la pérennité d’un art”, assure-t-il. Ainsi, il a invité la chanteuse gambienne Sona Jobarteh. “Elle joue de la kora, cet instrument longtemps réservé aux hommes. Elle me fait penser à ma sœur aînée, morte très jeune, qui s’y était aussi essayée.”

Paradoxalement, ce sont les rencontres les plus inattendues qui ont donné lieu à des moments de magie spontanée, comme lorsque la chanteuse Camille a emmené Ballaké improviser au parc près de chez elle. Face à sa kora, elle a tout de suite été inspirée et griffonné le texte de Kora, chanson fragile et entêtante. “Pareil avec Oxmo Puccino. J’étais en train de jouer et il me demande : ‘Cette partie, tu peux la mettre en boucle ?’ Et là, il commence : ‘Frotter les mains, frotter les mains’…”

“Mes albums sont comme des marches d’escalier”

La collaboration avec Piers Faccini, lui aussi artiste du label No Format!, a pris, quant à elle, un accent quasi surnaturel. “Il m’explique qu’il aime beaucoup une chanson malienne, Nana Kadidia, et me fredonne la mélodie. Quand il me sort le CD, je lui dis : ‘La chanteuse s’appelle Saranfing Kouyaté et celui qui joue de la kora, c’est mon père !’” Mutante et poétique, Un vêtement pour la lune voit Ballaké se frotter au lyrisme de Feu! Chatterton, bouquet final de Djourou et symbole de l’ouverture qui guide ses pas.

“Tous mes albums sont comme des marches d’escalier. Dès Déli [en 2000], j’ai posé un pied en disant d’où je viens, et ainsi de suite. Les djélis disent que si ta façon de poser ton pied est juste et que ça plaît à l’énergie supérieure – on peut l’appeler Dieu, Allah, God, Jéhovah, peu importe –, tu ne peux pas échouer. Pour franchir les obstacles, Ballaké Sissoko peut compter sur son bon karma.

En janvier 2020, rentrant d’une tournée aux Etats-Unis, il découvre une fois arrivé chez lui que sa kora a été endommagée dans le voyage. Dans un état de choc, il est vite rassuré par un élan de solidarité et une avalanche de dons – “pas loin de 10 000 euros”. Au bout d’un mois et demi, il aura sa nouvelle kora, prête à l’accompagner dans ses nouvelles aventures musicales.

Djourou (No Format!/PIAS), sortie le 9 avril