Barkhane mise en cause au Mali: l'identification des cibles au cœur du problème

L’opération aérienne menée par la force Barkhane le dimanche 3 janvier dans le centre du Mali, au village de Bounti, a fait l’objet d’une investigation de la MINUSMA qui a rendu son rapport le 30 mars dernier. La MINUSMA conclut au décès de...

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Un militaire français pilote un drone israélien Harfang, acheté par l'armée française et utilisé dans l'opération Barkhane, une opération anti-terroriste au Sahel, à l'intérieur du centre de commandement du drone, le 9 juin 2015 sur la base de l'armée française à Niamey, au Niger. (AFP PHOTO/PHILIPPE DESMAZES via Getty Images)

L’opération aérienne menée par la force Barkhane le dimanche 3 janvier dans le centre du Mali, au village de Bounti, a fait l’objet d’une investigation de la MINUSMA qui a rendu son rapport le 30 mars dernier. La MINUSMA conclut au décès de 19 civils sur les 22 personnes tuées par la frappe, au décès de 3 membres du groupe Katiba Serma, et confirme en outre que le rassemblement visé avait bien lieu à l’occasion de la célébration d’un mariage. De son côté, le Ministère des Armées maintient que les forces Barkhane ont respecté le droit des conflits armés en dirigeant volontairement la frappe contre ceux qu’ils ont identifiés comme des membres de groupes terroristes et non comme des personnes civiles.  

La MINUSMA, comme la majorité de la doctrine et de la jurisprudence pertinente, est contre l’identification de cibles par anticipation sur la base d’un faisceau d’indices.

 

D’où vient ce désaccord? Si la France évoque des désaccords méthodologiques, le cœur du problème semble en réalité résider dans le processus d’identification des cibles choisi par la France. L’étude de l’opération de Barkhane à Bounti révèle que le processus choisi consisterait à identifier les combattants sur la base d’un faisceau d’indices (comportement, âge, localisation) et non sur la base de la participation tangible d’individus au combat. Autrement dit, au lieu d’attendre d’observer des individus porter des armes pour établir qu’ils font partie d’un groupe terroriste ennemi, les forces Barkhane collecteraient des données sur des individus observés par des drones pour identifier ceux d’entre eux qui font montre de signes d’appartenance à un groupe terroriste. En effet, le 7 janvier 2021, l’État-major des armées détaillait ainsi le déroulement des opérations dans un communiqué de presse:

“Le dimanche 3 janvier dans l’après-midi, s’appuyant sur une manœuvre de renseignement s’étalant sur plusieurs jours, la Force Barkhane a opéré dans la région de Douentza, zone caractérisée par la présence et l’action de groupes armés terroristes (GAT). Ce secteur abrite des éléments de la katiba SERMA. […] Dans cette zone, plus d’une heure avant la frappe, un drone REAPER a détecté une moto avec 2 individus au nord de la RN16. Le véhicule a rejoint un groupe d’une quarantaine d’hommes adultes dans une zone isolée. L’ensemble des éléments renseignement et temps réel ont alors permis de caractériser et d’identifier formellement ce groupe comme appartenant à un GAT. L’observation de la zone pendant plus d’une heure et demie a également permis d’exclure la présence de femmes ou d’enfants”.

Ce seraient donc des éléments circonstanciels collectés à l’aide de drones de surveillance –tels que l’âge et le sexe des individus regroupés, le regroupement inhabituel, dans une région qui connaît une présence terroriste forte, le port d’armes par certains d’entre eux– qui, pris dans leur ensemble, auraient conduit les forces Barkhane à identifier le groupe visé composé d’individus appartenant à un groupe terroriste. 

 

Les États-Unis utilisent aussi cette méthode. Cela les a conduits à mener des frappes contre des groupes identifiés comme rassemblés pour planifier des actes terroristes, alors qu’ils étaient réunis pour des mariages ou des funérailles.

 

Traditionnellement, et c’est encore aujourd’hui l’interprétation la plus acceptée en droit des conflits armés, un État ne peut frapper des individus qui prennent part aux actions de groupes armés non-étatiques que lorsqu’ils sont en train de participer aux hostilités. Autrement dit, si un individu prend les armes entre 9h et midi, il ne peut pas être ciblé au petit-déjeuner (même si on le soupçonne, du fait d’une possession d’armes par exemple, d’être sur le point de combattre). Le but de cette règle est de protéger les populations civiles: en abaissant le seuil de preuves requis, on prend le risque de porter des jugements erronés et de tuer des civils. Au contraire, rien n’est plus sûr que de voir un individu en train de combattre pour conclure que c’est une cible légitime au sens du droit des conflits armés. 

En l’occurrence, la France fait le choix d’un paradigme plus souple, consistant à identifier par anticipation des individus qui semblent appartenir à un groupe terroriste. Cela explique aussi le désaccord entre le Ministère des Armées et la MINUSMA. Le 1er considère qu’il a agi dans le respect du droit des conflits armés. Dans une certaine mesure, il a effectivement choisi une interprétation valide, bien que sujette à controverse et beaucoup plus risquée pour la population civile, du droit. La MINUSMA quant à elle a conduit une investigation ex post facto et conclu au décès de civils. Par extension, elle considère que la France a fait défaut à ses obligations en vertu du droit des conflits armés. En particulier, le rapport indique que “le fait qu’un certain nombre d’hommes d’âge adulte se regroupent dans une zone d’activité d’un groupe armé ou l’absence de femmes et d’enfants, bien qu’utiles pour le contexte sont loin d’être suffisants pour la détermination de qui est membre d’un groupe armé ou pour exclure la présence de civils. Un ciblage basé sur de tels éléments serait incompatible avec le droit international humanitaire et aurait comme résultat de priver des civils, notamment des hommes, de leur protection contre les attaques en violation du principe de distinction”. La MINUSMA, comme la majorité de la doctrine et de la jurisprudence pertinente, est contre l’identification de cibles par anticipation sur la base d’un faisceau d’indices qui n’inclut pas la participation observée d’un individu aux hostilités. 

 

Les drones (armés et non armés) et la collecte des données qu’ils permettent créent des fantasmes sur les capacités de connaissance du terrain et des individus.

 

La France n’est pas la seule à faire la guerre par anticipation. Les États-Unis utilisent aussi cette méthode pour identifier leurs cibles dans la guerre contre le terrorisme. Cela les a conduits à mener des frappes contre des groupes identifiés comme rassemblés pour planifier des actes terroristes, alors qu’ils étaient en fait réunis pour des cérémonies de mariages ou de funérailles. Bien souvent, les drones (armés et non armés) et la collecte des données qu’ils permettent, créent des fantasmes sur les capacités de connaissance du terrain et des individus qui le composent.

Cet épisode à Bounti démontre que les éléments d’information accumulés par les drones ne suffisent pas toujours à établir de façon certaine l’appartenance de tous les individus ciblés à un groupe terroriste. Pour éviter cela, la Ministre des Armées aurait tout intérêt à inviter les forces déployées au Sahel à opérer sur des processus solides et fiables d’identification des cibles et d’attendre d’observer la participation aux combats pour frapper.

 

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