“Being the Ricardos”, Aaron Sorkin met en lumière le système patriarcal à Hollywood
De Sunset Boulevard aux Ensorcelés de Vincente Minnelli, les films sur Hollywood ont promené depuis toujours leur regard acerbe, fasciné et néanmoins mélancolique sur l’alliance contre nature de l’art et de l’industrie, scrutant les tragédies...
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De Sunset Boulevard aux Ensorcelés de Vincente Minnelli, les films sur Hollywood ont promené depuis toujours leur regard acerbe, fasciné et néanmoins mélancolique sur l’alliance contre nature de l’art et de l’industrie, scrutant les tragédies intimes qui surgissent dans la fabrication de l’entertainment sur grand écran. On cause de grand écran car les films sur la télé et son âge classique ont très peu émergé, snobisme culturel oblige. À partir des seventies, la critique des médias a pris ses aises (notamment avec Network de Sidney Lumet) et la télé a été finalement regardée par le cinéma, mais comme un grand autre dont il ne fallait pas s’approcher, sous peine de se brûler. Being The Ricardos, le troisième film d’Aaron Sorkin comme réalisateur, marque une rupture avec cette tradition en s’intéressant avec passion à l’icône du petit écran Lucille Ball – morte en 1989 à l’âge de 80 ans – durant une semaine qui a changé sa vie.
Un immense portrait trône encore aujourd’hui sur Hollywood Boulevard de celle qui a rassemblé des dizaines de millions d’Américain·es chaque semaine dans les années 1950 devant I Love Lucy. Considérée comme l’une des 1ères sitcoms de l’histoire, cette comédie en épisodes d’une trentaine de minutes a codifié ce genre issu de la radio : enregistrement en public avec plusieurs caméras, domesticité des intrigues destinées en priorité à celle qui dirige les achats, c’est-à-dire la mère au foyer, bien avant qu’on ne l’appelle la “ménagère de moins de cinquante ans”…
Du lundi au vendredi
Venue de la comédie screwball, actrice de “b movies” sous contrat avec le studio RKO qui a fini par se séparer d’elle, Lucille Ball a incarné l’essor fulgurant de la télévision, dans un pays où le cinéma avait dépassé sans vraiment le comprendre son âge d’or. Elle reste encore inconnue en France, où I Love Lucy a été diffusée avec des décennies de retard. Qu’Aaron Sorkin lui rende hommage fait sens : le créateur mythique d‘À la Maison Blanche, scénariste oscarisé pour A Social Network de David Fincher, a été lui aussi le représentant d’un âge d’or, mais plus contemporain – les années 2000, éclairées par son swing old school sans égal. Il fallait son regard aiguisé sur les mécanismes du récit et sur la fabrication concrète d’un épisode de série pour prendre en charge cette histoire de rires, d’amour et de pouvoir de façon si légère et méticuleuse à la fois.
Vif et toujours percutant, Being The Ricardos se déroule pendant le temps de fabrication d’un épisode de I Love Lucy, de la lecture du scénario un lundi, à l’enregistrement concret du show le vendredi, rappelant ainsi la construction de nombreux épisodes d’À la Maison Blanche rythmés par une semaine de travail. Le film regroupe plusieurs événements majeurs de la vie de la comédienne : l’enquête dont elle fit l’objet pour appartenance supposée au Parti communiste, sa grossesse finalement mise en scène dans la série, et last but not least, une crise conjugale avec son mari Desi Arnaz (Javier Bardem), l’autre acteur principal de la sitcom qu’elle avait imposé aux pontes de la chaîne CBS. Sorkin tisse autour de ce squelette quelques flashbacks sur les années d’actrice de cinéma de Lucille Ball, quand Hollywood la voyait comme une rousse rigolote mais sans grand avenir, dépassée en humour par Judy Holliday, battue en glamour par Rita Hayworth.
Système patriarcal
Chevillée à son personnage principal que joue Nicole Kidman avec une finesse et un respect impressionnants, toute l’histoire du film tourne autour d’une interrogation aux issues multiples : comment être aimée et regardée à sa juste valeur, cultiver la puissance acquise à force de travail et de talent, mais constamment voilée par le travail de sape discret d’un système masculin ? Si Lucille Ball fut une star, l’une des plus grandes que l’Amérique ait connue, Being The Ricardos montre d’abord une femme empêchée, par elle-même et par les autres. Ball a beau être drôle et largement libre de ses mouvements, quelque chose la bride systématiquement, comme un mur auquel elle se heurte.
Sorkin décrit avec une précision diabolique et souvent très drôle le petit écosystème invisible aux yeux du grand public qui préside aux destinées d’une sitcom, en montrant Lucille Ball en perpétuelle négociation non seulement avec son mari et les acteur·trices, mais aussi avec le showrunner, les scénaristes secondaires, les responsables de la chaîne ainsi que les représentants du sponsor principal de I Love Lucy, Philip Morris… Son territoire d’action se réduit au fur et à mesure qu’avance le film, alors que son mari prend la plupart des décisions, sourire aux lèvres.
Pour repousser la douleur, Lucille s’accroche alors à l’ultime lieu où elle peut se tenir droite et ne pas transiger sur son désir : la scène, cette toute petite scène d’où elle fait rire l’Amérique avec une régularité de métronome. Sorkin consacre de longs moments aux conversations créatives sur une séquence, quand l’entrée du personnage du mari dans une pièce où elle est en train de dresser la table du dîner, pose problème. Dans le scénario, elle ne l’entend pas, ce qu’elle trouve absurde. Lucille insiste pour modifier ce moment trop vague qui porte en creux le mépris du public et d’elle-même. Longuement, elle cause de mise en scène, sous le regard de son mari qui ne voit pas vraiment le problème. Les autres (le réalisateur, le scénariste principal) causent plutôt de mise en boîte : il faut faire entrer toutes les séquences de l’épisode dans le timing prévu, sans s’arrêter à ce qu’ils considèrent comme un détail. Un détail qui donne pourtant du sens à la vie de Lucille Ball. Alors, tant pis pour elle ?
Ce “tant pis pour elle”, Aaron Sorkin lutte de toute ses forces pour en dévoiler la violence symbolique et la portée politique : on ne plaisante plus, chez lui, quand il s’agit de montrer comment les vies deviennent friables à force de ne pas être entendues. Cinéaste toujours en devenir, d’un classicisme absolu, il se met à la hauteur de son héroïne et livre son meilleur film, d’une modestie exemplaire. Son regard d’une lucidité tranchante sur l’éternel hollywoodien se double d’échappées plus contemporaines vers des thèmes brûlants : le pouvoir des mots et comment il échappe aux dominé·es (même millionnaires) en un claquement de doigts. Being The Ricardos virevolte, s’arme d’un amour inconditionnel de l’artifice, pour expliquer l’histoire triste d’une émancipation peut-être impossible.
Being The Ricardos d’Aaron Sorkin. Sur Amazon Prime.