Beth Gibbons est de retour : on en avait rêvé…
Il faudrait d’abord oublier que Lives Outgrown est un événement. Oublier que Portishead, peut-être l’un des groupes les plus significatifs des années 1990, n’a sorti que deux albums studio dans ladite décennie, suivi d’un tardif monument en 2008,...
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Il faudrait d’abord oublier que Lives Outgrown est un événement. Oublier que Portishead, peut-être l’un des groupes les plus significatifs des années 1990, n’a sorti que deux albums studio dans ladite décennie, suivi d’un tardif monument en 2008, Third. Oublier que sa figure de proue Beth Gibbons n’avait entre-temps publié sous son nom qu’Out of Season (2002), en duo avec Paul Webb, alias Rustin Man (l’ex-bassiste de Talk Talk), oublier que cet album esseulé était un chef-d’œuvre.
Oublier les concerts, les frissons, la cigarette rituelle allumée dans la fosse, ce mélange de réserve et d’intensité devenu indélébile avec seulement une poignée de chansons pour en maintenir le brûlant souvenir, rougeoyant comme le bout du mégot, fragile comme la cendre qui s’en effrite. Prendre Lives Outgrown comme un disque neuf, au présent.
Une ronde derviche et une pensée pour Radiohead
L’inaugural Tell Me Who You Are Today – qui dès son titre, d’un même geste, nous implique et fait table rase – nous facilite la tâche : cet esprit de confidence ne nous quittera plus jusqu’à la fin des dix morceaux, fruits d’autant d’années de travail. L’album se veut une réflexion sur le temps, comme l’avait été le Clockdust de son ex-comparse Rustin Man en 2020 – autour des “longues existences où s’accumulent les souvenirs”, disait-il alors.
Pour preuve, entre autres, la bien nommée Oceans et sa traversée des émotions par un cœur “usé et épuisé”. Moins cuivré qu’Out of Season, Lives Outgrown fait lui aussi appel à un ancien Talk Talk en la personne de Lee Harris à la batterie, apportant au disque ses palpitations organiques.
Harris cosigne certains titres comme Burden of Life, qui évoque au passage le meilleur de l’autre groupe en -head ayant surplombé les nineties, tout en ravivant quelque chose de Bang Bang (My Baby Shot Me Down) de Nancy Sinatra. Plus loin, la ronde derviche de Rewind accentue les effets hypnotiques d’un songwriting subtilement obsédant, comme les hallucinations bollywoodiennes dévoyées des sidérants Reaching Out et Beyond the Sun.
Voix d’enfants et meubles qui grincent
Outre des oiseaux, qu’on entendait déjà en ouverture d’Out of Season, Beth Gibbons ajoute des éléments dans le mixage qui rapprochent son disque de l’immense I Inside the Old Year Dying (2023) de PJ Harvey, accouchant de morceaux qui se tissent à la matière même du monde humain, voix d’enfants et meubles qui grincent. Les cordes, tout sauf ornementales, se font tantôt cœur battant, tantôt virus insidieux, et le chant déploie un sens assez cohenien de la mélodie discrètement menaçante.
Comme elle l’avait montré aux côtés de Krzysztof Penderecki en 2019 lors d’un nouvel enregistrement de la Troisième Symphonie d’Henryk Górecki, Beth Gibbons peut ouvrir des univers entiers dans la moindre modulation de sa voix. Sous le talent pop de la production confiée à James Ford, Lives Outgrown approche en douceur mais attrape par le col : “Hey you”, nous interpelle un grandiose Lost Changes au finale morriconien ; “Come over here” nous alpague le morceau d’ouverture… Difficile de lancer un tel disque sans être happé·es par une écoute intégrale : Beth Gibbons nous vole peut-être un moment de notre vie, mais pour nous le rendre au centuple.
Lives Outgrown (Domino/Sony Music). Sortie le 17 mai. En concert à la Salle Pleyel, Paris, le 27 mai, à la Bourse du Travail, Lyon, le 31.