Betty Davis, la Reine du funk
Un documentaire réalisé par l’Anglais Phil Cox et diffusé par Arte en mars 2018 nous la présentait comme La Reine du funk. Titre qui, bien qu’indiscutable dans l’absolu, surestimait quand même beaucoup le rôle véritable joué par Betty Davis,...
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Un documentaire réalisé par l’Anglais Phil Cox et diffusé par Arte en mars 2018 nous la présentait comme La Reine du funk. Titre qui, bien qu’indiscutable dans l’absolu, surestimait quand même beaucoup le rôle véritable joué par Betty Davis, brève épouse du jazzman Miles Davis, au temps de sa splendeur entre la fin des années 1960 et le début des seventies. Sa carrière ayant été aussi fulgurante que globalement passée inaperçue si l’on s’en réfère aux chiffres de ventes de ses disques, ce sacre différé trahissait au moins une volonté sincère de lui rendre justice avant qu’elle ne disparaisse. De fait sa mort survenue ce 9 février à l’âge de 77 ans, de causes naturelles selon ses proches, nous paraît infiniment moins anonyme et amère.
VengeanceCar dans l’histoire de Betty Davis, reine sans couronne, déesse sans autel, il y a un peu celle du Velvet Underground, un peu celle de Nick Drake avant réhabilitation. Soit l’infortune promise aux œuvres trop étranges ou trop en avance sur leur temps. Il y a aussi dans cette trajectoire ramassée un peu du destin de Frances Farmer et de Ronnie Spector, qui l’a récemment précédée dans l’au-delà, avec qui elle a partagé ce trait d’intransigeance d’avoir conservé son nom d’épouse malgré le divorce. À savoir le sort affligeant réservé à ces femmes que recrachent inexorablement, souvent solidairement, le show-business et le mal vivre conjugal pour non conformité. Si un documentaire, réalisé près de quarante ans après qu’elle soit sortie des radars, a pris la peine de se pencher sur son cas, de s’interroger sur ce qu’était devenue cette prométhéenne flamboyante, si un label comme Light In The Attic a eu le souci de rééditer ces trois albums et d’exhumer ses enregistrements inédits (The Columbia Years 1968-1969), c’est peut-être pour réparer les torts que la vie lui avait fait. Mais aussi, surtout, pour accompagner le soudain renflouement d’une aura engagée à son insu dans le sillage des succès remportés par quelques dignes héritières comme Cardi B, Nicki Minaj et autres gangsta bitches, toutes foudroyeuses de bienséance qui aujourd’hui, par le son, par le style, l’honorent et surtout la vengent.
Que retenir du voyage terrestre de Betty Mabry (son vrai nom) ? Une petite enfance passée dans une ferme de Caroline du Nord, l’un des états les plus farouchement ségrégué d’Amérique, choyée par une grand-mère et un père qu’elle adorait. Sa grand-mère possédant une riche collection de disques de blues, la jeune fille se dote d’un solide vocabulaire musical à l’écoute d’Elmore James, de Ma Rainey, de Big Mama Thornton. Un déménagement à Pittsburg plus tard, elle s’ouvre quelques perspectives, composant des chansons qui déjà dévoilent, à 12 ans, ce tempérament indomptable et farouche de future virago funky. À 16, elle se retrouve à New York où étudiante en stylisme elle fréquente les clubs branchés que sont le Bitter End, le Café à Gogo, le Bottom Line. C’est l’âge d’or du folk et celle qui deviendra plus tard la plus extravagante ambassadrice du funk, se met à entonner une ballade bucolique sur fond de guitare acoustique. Autre trait de son caractère, cette façon de booster sa vie, de rester indépendante, d’aller sans cesse de l’avant, quitte à brûler les étapes. Lassée du folk, elle devient disc-jockey dans une boîte sur Broadway, le Cellar, où se pressent chaque soir des Cendrillons noires, métisses et portoricaines. The Cellar sera le titre de son 1er single, enregistré vers 1963.
Vient ensuite sa phase top model. Preuve d’un irrésistible charisme, elle s’impose dans la très renommée agence Wilhelmina en tant que 1ère modèle noire, bien avant que Grace Jones ou Naomi Campbell ne s’emparent des podiums. Dans le même temps, elle poursuit sa quête musicale. L’une de ces compositions Uptown (To Harlem) est retenue par les Chambers Brothers qui l’enregistrent sur leur album de 1967 The Time Has Come. Quelques mois plus tard, elle se retrouve en studio avec le trompettiste sud-africain Hugh Masekela qui produit des faces restées longtemps inédites avant d’être exhumées sur la compilation The Columbia Years 1968-1969. Sa rencontre avec Miles intervient peu après.
Jeu d’influencesL’influence qu’ils exercent l’un sur l’autre dépassera de loin la durée d’un mariage aussi bref que chaotique. Quand elle rencontre Miles, Betty fait parti d’un collectif de filles que la presse locale appelle les Electric Ladies, parfois les Cosmic Ladies. Présentées dans les notes de pochettes de la compilation The Columbia Years comme “muses, groupies, briseuses de cœurs et faiseuses de mode” ces filles érotisent copieusement une scène musicale en pleine effervescence à l’épicentre de laquelle trônent Hendrix, Sly Stone et Miles. Le batteur Michael Shrieve du groupe Santana en cause dans ces mêmes notes : “Ces femmes étaient stupéfiants. Elles étaient extrêmement belles. Leur manière de s’habiller était la plus cool, la plus hip. Elles constituaient l’épicentre de la scène musicale. Je comprends que Miles ait été attiré par Betty. Elle était complètement magnétique.” Cette aura, émanant de la petite bande, pourrait avoir inspiré deux albums cruciaux, Electric Ladyland du Jimi Hendrix Experience et Bitches Brew de Miles Davis, avec à l’arrière-plan la crainte panique s’emparant d’un Miles, maladivement jaloux, et deux fois plus âgé qu’elle, de voir Hendrix lui piquer sa femme. Car ce qui change avec Betty, ce qui déstabilise, c’est sa liberté, son “sex freak appeal” totalement révolutionnaire, avec un goût pour la mise en scène d’un certain dévergondage qui plus tard trouvera en Lil’ Kim, Eve, Beyoncé, et aujourd’hui Cardi B, sa traduction la plus cash.
Entre Miles et Betty se créera une véritable entité chair/esprit et un rapport muse/artiste dont il est aisé de trouver trace. Sur l’album Filles de Kilimanjaro un morceau s’intitule Mademoiselle Mabry. Le visage de la jeune femme figure en mode Picasso sur la pochette. Dans son autobiographie, Miles lui rend hommage en ces termes : “Betty a eu une grande influence sur ma vie personnelle et musicale. Elle m’a fait découvrir la musique de Jimi Hendrix – et Hendrix lui-même – ainsi que d’autres musiciens de rock noirs. Elle connaissait Sly Stone et tous ces types…” Poursuivant sur le même registre : “(Betty) m’a aussi amené à changer ma façon de m’habiller (…) Ce mariage n’a duré qu’un an mais cette année a été remplie de choses nouvelles, de surprises, qui m’ont aidé à trouver la direction dans laquelle je devais aller…” C’est en effet à cette époque que la musique de Miles subit sans doute ses plus grands bouleversements, qu’il embraye définitivement sur le tout électrique et les structures funky, notamment sur les albums Tribute To Jack Johnson (1971) et On the Corner (1972). De son côté Betty reconnaît avoir eu la chance de bénéficier du soutien du trompettiste même si les effets sur sa carrière restent mineurs.
En mai 1969, elle entre au Columbia Studio pour deux séances dirigées par Miles dont on entend la voix rocailleuse prodiguer des conseils à la fin de certains morceaux. Autour d’elle, un invraisemblable all star de musiciens, Miles mais aussi Jimi Hendrix, l’entoure : Mitch Mitchell (batterie), Billy Cox (bassiste), Herbie Hancock (claviers), John McLaughlin (guitare) et Wayne Shorter (saxophone). Cinq titres de ces séances légendaires mais inédites figurent sur The Columbia Years dont trois originaux et deux reprises, le Born on the Bayou de Creedence Clearwater Revival et le Politician de Cream, ce dernier donnant lieu à un croustillant développement. Il est déjà étrange d’entendre une femme reprendre ce titre signé Jack Bruce et Pete Brown. Interprété à la 1ère personne, il met en scène, tout en le stigmatisant, le droit de cuissage que pratiquent certains politiciens. Avec un phrasé hyper sexy Betty ajoute à la fin un “get in the backseat” (“va donc sur le siège arrière”, sous-entendu “que je te fasse ton affaire”) qui va inspirer à Miles un morceau de l’album We Want Miles intitulé Backseat Betty. Beaucoup de l’esprit déluré, libidineux, provocateur tel qu’il s’exprimera par la suite, se concentre dans ce simple ajout. On peut néanmoins conclure que dans son rôle de producteur et pygmalion, Miles Davis aura manqué sa cible. Jugés à l’époque peu concluant par Columbia, ces enregistrements réalisés sous sa direction, qui hésitent entre soul et rock blanc, prendront en effet la poussière dans les archives pendant 45 ans avant que le label Light In The Attic ne les tire de l’oubli.
Liberté de tonDans le documentaire de Phil Cox, une Betty un peu amère évoque ainsi sa brève union avec Miles : “Chaque jour de notre mariage, j’ai dû mériter de porter le nom de Davis.” Ajoutant que si elle n’oubliait pas la force que lui avait inspiré le musicien, rien ne pouvait effacer les coups reçus. De fait, elle fut bien plus influente sur la musique du trompettiste que l’inverse. Sa véritable carrière, elle la débutera quatre ans plus tard en 1973 avec un album éponyme s’ouvrant par le tonitruant If I’m Lucky I Might Get Picked Up (Avec de la chance, je pourrais peut-être me faire emballer). Liberté de ton et ultra funk deviennent dès lors sa marque de fabrique. Viendront ensuite They I’m Different où elle apparaît en Diane chasseresse futuriste et sur lequel figure He Was A Big Freak où beaucoup verront un portrait érectile de son (petit ?) copain Jimi Hendrix.
Puis c’est Nasty Gal avec sa pochette vraiment “nasty” où la miss en tenue digne d’une escort est allongée cuisses écartées dans une posture de pole danseuse. Cette représentation de la sexualité débridée d’une femme noire ne passe pas. L’album est jugé vulgaire par l’ensemble de la critique alors qu’il constitue le 1er manifeste funk féministe. Basses “slapées”, voix rocailleuse, toute velléité mélodique écartée, Betty est décidément bien trop en avance sur son temps. Ses concerts deviennent la cible de groupes religieux. La très respectée NAACP (National Association For the Advancement of Colored People) la fustige. L’industrie du disque la lâche. Dans le documentaire, son effondrement est symbolisé, naïvement mais explicitement, par une fleur qui se flétrie en accéléré. Puis par une corde qui s’effiloche avant de rompre. La rupture vient avec la mort du père dont Betty ne se remettra jamais. S’en suit une longue dépression dont elle tente de s’extirper en rejoignant un monastère bouddhiste au Japon. Confessant un point de non-retour par ces mots : “J’ai perdu la musique. Le battement de mon cœur a changé…”, elle disparaît. “Son intelligence, son corps, son âme, tout lui sert d’instrument”, disait à son propos Larry Graham, bassiste de Sly & The Family Stone. Ce à quoi Saul Williams ajoutera ce qui aujourd’hui a valeur d’épitaphe : “Comme une Mick Jagger qui aurait volé sa gestuelle à Tina Turner, Betty est une part de nous-même qu’on ne peut escamoter. Elle est le secret incandescent de la féminité et de la sensualité noire.”