[Bilan 2023] Le cinéma, l’art de l’enfance

Ce qu’il restera de 2023 au cinéma, ce sont des enfants. D’abord ceux au cœur des deux films au sommet de notre top 10 : le garçon au chien d’Anatomie d’une chute, le garçon à la caméra de The Fabelmans. L’un et l’autre sont en miroir. Daniel...

[Bilan 2023] Le cinéma, l’art de l’enfance

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Ce qu’il restera de 2023 au cinéma, ce sont des enfants. D’abord ceux au cœur des deux films au sommet de notre top 10 : le garçon au chien d’Anatomie d’une chute, le garçon à la caméra de The Fabelmans. L’un et l’autre sont en miroir. Daniel (Milo Machado Graner dans Anatomie d’une chute) est, à la suite d’un accident, presque non voyant. Mais, par sa perspicacité, sa capacité à faire surgir par sa parole des images décisives (dans un flashback conclusif qui, en quelque sorte, plie le game), il est aussi un peu voyant – dans le sens le plus ésotérique du terme. Daniel évoque d’ailleurs un peu ces enfants à visions des grands films fantastiques – tel un Danny Torrance (comme par hasard, les prénoms se répondent) de Shining qui aurait grandi.

Sammy Fabelman (joué successivement par Mateo Zoryan et Gabriel LaBelle) voit. D’abord réticent, il est conduit au cinéma par ses parents et est foudroyé par ce qu’il a vu (Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille, la séquence du déraillement de trains, les wagons qui volent dans les airs et les animaux du cirque qui s’en échappent…). Désormais, son être tout entier ne s’identifie plus qu’à cette fonction : voir. Il se munit même d’une machine à regarder, une petite caméra que lui offrent ses parents. Mais comme Daniel d’Anatomie d’une chute, Sammy Fabelman est simultanément un enfant qui voit et qui ne voit pas. Sa caméra voit mieux que lui. Par exemple, cet adultère maternel enregistré inopinément par la machine sans que le filmeur ne l’ait noté lors d’un pique-nique familial. Il n’a rien vu au désastre conjugal de ses parents. Et sa caméra le confronte à un surcroît d’images qui violentent son regard.

Voir ou ne pas voir

Daniel et Sammy vivent un supplice d’écartèlement : entre ce qui est vu et ce qui ne l’a pas été, entre ce qui peut être dit et ce qui doit être tu, entre ce qui est su et ce qui est peut-être déliré : entre la construction d’une fiction et le dévoilement d’une vérité en quelque sorte. L’un et l’autre sont confrontés au cauchemar archaïque d’un enfant (la séparation des parents) ; l’un et l’autre sont enjoints à construire un récit (un témoignage peut-être inventé pour Daniel ; un film probablement confessionnel pour Sammy/Steven).

On pourrait adjoindre à ces récits de dévoilement à travers le regard en apprentissage d’un enfant L’Île rouge de Robin Campillo. Lui aussi voit (tout le film est raconté de son point de vue, fouineur et en embuscade en train d’observer le monde des adultes) et ne voit pas (que là encore ses parents ne s’entendent plus, que le monde dans lequel il vit est une bulle, que bientôt lui et les siens en seront chassés). Mais tout aussi bien Aftersun de Charlotte Wells, avec son adolescente en vacances qui, du point de vue de l’adulte qu’elle est devenue, essaie de comprendre, armée elle aussi d’une petite caméra, cette figure évanouie, aimée et insaisissable : son père à 40 ans.

Origine et horizon

L’enfance, c’est le territoire imaginaire le plus intense du cinéma, presque son humus (quelque chose dans le dispositif même du cinéma, dans le désir de s’entendre expliquer des histoires dans le noir y est consubstantiel), et donc l’outil par lequel des films parmi les plus importants de l’année ont exercé leur réflexion introspective sur l’exercice d’un regard et d’une fiction. Mais l’enfance, c’est aussi la destination – le marché pourrait-on dire – la plus courue du cinéma industriel. Les trois plus gros succès du box-office en France visent prioritairement un public d’enfants, ou d’adultes nostalgiques des doudous de leur enfance, ou de parents (voire de grands-parents pour l’un d’entre eux) soucieux que leur progéniture ait les mêmes sujets d’adulation qu’eux : Super Mario Bros., le film, Barbie et Astérix et Obélix : L’Empire du milieu (respectivement 1er, deuxième et troisième du box-office national) en sont l’emblème.

Cela fait à peu près cinquante ans que le cinéma américain le plus offensif commercialement vise un très jeune public. En Europe, et surtout en France, c’est plutôt l’inverse : le cinéma commercial le plus offensif vise un public senior, en restant soucieux de ne pas le heurter dans ses pratiques télévisuelles (c’est le côté téléfilm de tant de productions cossues françaises, dont Les Chemins noirs d’après Sylvain Tesson avec Jean Dujardin n’est qu’un exemple parmi cent). Même les films tournés vers la jeunesse le sont à partir d’une matière hyper-patrimoniale (Astérix et Obélix donc, mais aussi Les Trois Mousquetaires, diptyque de cape et d’épée par ailleurs étonnamment soigné et réussi). Entre les deux, la voie d’un cinéma adulte mais audacieux, fortement connecté avec les préoccupations formelles, sociales et politiques du présent, n’est pas la plus aisée pour atteindre le plus grand nombre.

Des films connectés au monde

Cela a pourtant été le cas à plusieurs reprises cette année : ce fameux cinéma d’auteur·rice du milieu, ambitieux mais fédérateur, dont beaucoup, non sans raison, déploraient depuis une dizaine d’années la fragilisation, a pu exister significativement cette année. Le 1,3 million d’entrées d’Anatomie d’une chute, le million bientôt atteint du Règne animal comptent parmi les surprises les plus encourageantes pour tout le secteur art et essai. Même le succès d’un film dont nous sommes moins de fervent·es supporters comme Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry ou encore celui de L’Amour et les forêts de Valérie Donzelli attestent de la santé d’un cinéma français personnel en prise avec des questions très contemporaines.

Aux États-Unis, des films d’auteur·rices ont aussi rencontré une large, voire très large, audience, mais au prix d’une certaine hyperbolisation de la signature de leurs auteurs. Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese, Oppenheimer de Christopher Nolan sont des films d’hyper-auteurs, conçus comme des temples dévolus à l’ambition artistique de leur maître d’œuvre et où l’effet de monumentalité contamine tout. Le cas de Tár est à la fois différent (car la signature de Todd Field était vraiment très peu identifiée avant le succès du film) mais pas tout à fait dissemblable (d’une certaine façon, c’est la performance de Cate Blanchett, voire le film lui-même qui tiennent la place sanctifiée de l’auteur). L’intention d’art, la mise en spectacle par le film de sa propre ambition constituent presque son argument majeur. D’où l’impression étrange d’assister à une œuvre qui instruit un procès contre la mégalomanie artistique et la misanthropie de son personnage tout en usant dans son réquisitoire des mêmes armes que lui.

Derrière ces films-cathédrales, le cinéma américain d’auteur·rice plus indé n’a pas significativement fait événement. Showing Up, montré à Cannes en 2022 mais sorti en France cette année, a certes affirmé l’extrême finesse et acuité sensible du cinéma de Kelly Reichardt – avec une nuance d’humour et de malice plus affirmée que dans ses précédents films. Laura Poitras a réussi avec éclat à saisir la splendeur élégiaque du trajet artistique de Nan Goldin, tout en accompagnant avec beaucoup de force son combat politique récent (Toute la beauté et le sang versé).

Le cas Barbie

À l’autre bout du planisphère, les blockbusters traditionnels n’ont pas non plus brillé très fortement. Les Gardiens de la galaxie 3 a séduit par sa façon de faire sourdre de la légèreté et de la grâce dans un contexte de production aussi lourd, mais ses recettes monde sont légèrement inférieures aux Gardiens 2. De façon plus globale, c’est le principe même de la franchise qui paraît susciter une certaine lassitude : ni Indiana Jones et le cadran de la destinée ni Mission impossible : Dead Reckoning, pourtant deux bons films, n’ont pleinement rempli leurs objectifs. Pas plus que Fast & Furious X ou Ant-Man et la Guêpe : Quantumania. Sans même causer de The Marvels, que la firme-mère semble avoir eu beaucoup de mal à positionner.

Face à ces franchises fatiguées, une nouvelle-née a réussi à faire plus que tirer son épingle du jeu : Barbie, créature de plastique rendue à la chair et à la vie par Greta Gerwig. Film ultime du “en même temps”, Barbie est à la fois un pur film-produit, rouage d’une entreprise marketing où le cinéma n’est qu’un détonateur, mais aussi un film-étendard pour son storytelling d’empowerment féministe dont le degré de sincérité divise à la fois les médias et les cercles féministes. Le profond sentiment de dissonance cognitive dans lequel nous plonge Barbie est la plus grande réussite du consumérisme libidinal et du capitalisme nostalgique dont le film est pétri.

De l’origine du projet (associer une jeune réalisatrice indé à un jouet symbole du sexisme) à sa réalisation (esthétique publicitaire vs regard d’une autrice) en passant par son univers (Barbieland vs le monde réel) et son propos politique (Barbie championne du féminisme intersectionnel mais aussi du fascisme patriarcal), le film de Greta Gerwig est fondé sur une série d’injonctions contradictoires. Et si Barbie provoque un certain ébahissement, c’est dans cette capacité, qui confine à la prouesse, à causer à tout le monde tout en ne s’adressant à personne. “What was I made for?” (“Pourquoi ai-je été créée ?”), s’interroge Billie Eilish sur une fastueuse bande originale : plus que pour la poupée même, le questionnement est valable pour le film. À part relancer les ventes de Mattel, on n’est pas certain·es de voir…

Foyers de cinéma

Très loin de ces ambitions multitudinaires, le cinéma a aussi brillé cette année à d’autres endroits de sa cartographie mondiale. Avec les films de trois jeunes cinéastes particulièrement prometteur·ses – Nos soleils de Carla Simón, El Agua d’Elena López Riera et Venez voir de Jonás Trueba – et celui d’un très grand cinéaste, Víctor Erice, plus que rare –  Fermer les yeux n’est que son quatrième film en cinquante ans, mais il est splendide –, le cinéma espagnol a été un foyer de cinéma particulièrement vif.

Enfin, deux des expériences de cinéma les plus intenses de 2023 nous sont venues du Vietnam et de l’Argentine. Fresques labyrinthiques, L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thiên Ân (Caméra d’or à Cannes) et Trenque Lauquen de Laura Citarella sont deux œuvres totalement prototypiques, dont la capacité à inventer leur propre relation au temps, leur propre modalité de récit et à investir des zones mentales inexplorées rebat une fois encore les cartes du cinéma et nous laisse confiant·es sur son bel avenir.