Bob Marley, une présence toujours vivace ?
Les bouquets sur la tombe de Serge Gainsbourg, disparu il y a trente ans, tout juste fanés, nous voici invité·es à fleurir celle de Bob Marley à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort. Et l’on imagine une grande lassitude s’installer...
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Les bouquets sur la tombe de Serge Gainsbourg, disparu il y a trente ans, tout juste fanés, nous voici invité·es à fleurir celle de Bob Marley à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort. Et l’on imagine une grande lassitude s’installer chez le·la lecteur·trice, et subséquemment le rédacteur, à subir ainsi, ad nauseam, hommages et prosternations de rigueur au risque de négliger ceux et celles qui s’entêtent dans l’irrévérence d’être encore de ce monde.
L’embouteillage mémoriel est tel que, décédé d’un cancer le 11 mai 1981, Bob Marley entre même en concurrence avec un autre personnage illustre, François Mitterrand, élu la veille de sa disparition le 10 mai 1981, date attachée presque autant à la naissance d’un espoir qu’à l’entrée dans un deuil d’un autre genre, celui des illusions. Le match entre les deux sphinx n’a évidemment aucune pertinence, sinon au sein des rédactions où la hiérarchie de l’actu fait loi, où il faut trier, évaluer, sonder ce qui valide ou pas une œuvre, une action.
Une icône à l’image trouble
Pour Mitterrand, on rappellera que sous sa présidence la peine de mort fut abolie, mais qu’il s’est égaré à propos du Rwanda. De Gainsbourg, on a célébré les chansons tout en pointant celles où l’auteur de Ballade de Melody Nelson et Lemon Incest donne libre accès à des fantasmes aujourd’hui inaudibles.
Pour Marley, le portrait idyllique n’est plus de mise depuis que sa veuve Rita s’est livrée dans une autobiographie (No Woman No Cry : My Life with Bob Marley, 2004) à des révélations… Parfois, Bob aurait été l’auteur de violences conjugales à son encontre. Avec douleur, elle s’épanche aussi sur les humiliations subies en présence de certaines de ses maîtresses et conquêtes.
Pour autant, ne pas s’attendre à ce que l’interprète de No Woman, No Cry devienne du jour au lendemain un nouveau Harvey Weinstein. Aussi blâmables qu’ils soient, son machisme et sa boulimie de luxure ne risquent pas de venir ternir une image qui s’est enduite avec le temps d’une patine d’icône byzantine.
Bob Marley, dans son jardin, en Jamaïque © Dennis Morris
Non, là où Marley s’échappe du peloton des immortel·les, c’est en mettant, à son insu, les pieds dans le plat de tout ce qui fait débat aujourd’hui au sein de nos sociétés souffreteuses, voire à chaque coin de rue. Appropriation culturelle, retour du religieux, décolonialisme, racisme, métissage, identité, justice sociale, violence policière, il n’est guère d’affaires où il ne puisse se présenter à la barre comme un témoin d’outre-tombe. De quoi rendre l’anniversaire de sa mort plus vivant.
Un business posthume florissant
Etrangement, c’est au chapitre musique que l’on se trouve dépourvu de la moindre correspondance avec notre époque où le reggae, devenu une sorte d’esperanto, se réduit à une niche musicale avec beaucoup de copycats et de trop rares talents. Incidemment, on y débusque aussi une portée d’héritiers qui n’en finissent plus de se mordre la queue. Dernier rejeton en date d’une longue et disparate lignée, Skip Marley, 25 ans, fils de Cedella Marley, la fille aînée de Bob, et de David Minto, et donc petit-fils de la star, mais qui, du point de vue de l’état civil, n’est pas un Marley.
“Skip” (diminutif de skipper) était le surnom dont les Wailers avaient affublé leur leader. Plus proche de l’irascible Achab chassant Moby Dick que du biblique et bienveillant Noé sur son arche, Bob pilotait le joint aux lèvres son équipage d’une poigne de fer au gré d’éreintantes répétitions et d’exténuantes séances d’enregistrement. Cette petite entorse à la vérité patronymique, bien naturelle du point de vue commercial, se comprend d’autant mieux que Skip Junior est lui-même musicien.
Troublant, le titre de l’un de ses morceaux, Calm Down, paru en 2017, rappelle le 1er single de Marley et des Wailers, Simmer Down de 1963, “calm” et “simmer” voulant dire exactement la même chose. Comme ses oncles, Ziggy, Robbie, Stephen, Damian, Rowan, Julian et Ky-Mani, tous musiciens, presque tous arborant dreadlocks et portant denims comme leur génial géniteur, Skip Marley pratique une sorte de mimétisme de rente, y ajoutant au passage la labellisation du nom.
Ce “branding”, loin de se limiter à la musique, s’étend au rayon prêt-à-porter depuis que Cedella lance régulièrement sur le marché des collections de sportswear ou d’outfits en jean “ghetto style”, avec pour chacune le titre d’une chanson ou d’un album de feu son papa : “Nice Time”, “Catch a Fire”, “High Tide”… Si on y ajoute la mise en vente, plus ou moins contrôlée, de papier à rouler et autres accessoires estampillés “Marley”, on goûtera (ou pas) l’ironie de voir le nom de ce pourfendeur du matérialisme se changer en marque. Mais au fond, est-ce bien là l’essentiel ?
Je ne crois pas avoir voyagé sur quatre des cinq continents sans que sa présence ne se manifeste d’une manière ou d’une autre
Une présence sur tous les continents
La vérité, c’est que Bob Marley est intouchable parce que ses chansons sont intemporelles. Mieux : universelles. C’est sans doute ce qu’ont voulu sous-entendre les réalisateurs de la série américaine For All Mankind, dont le 1er épisode de la saison 2 s’intitule “Every Little Thing”, un emprunt à la chanson Three Little Birds (figurant sur Exodus, 1977), mise en fond sonore à la fin de l’épisode. Difficile de trouver symbole d’universalité plus universel que des astronautes folâtrant sur ce morceau, le plus solaire de son répertoire, au cours d’une mission sur la Lune. Sauf qu’on n’a pas eu besoin d’attendre Apple TV+ ni la Nasa pour se rendre compte que Marley était “for all mankind”.
A titre personnel, en quarante ans de reportage, je ne crois pas avoir voyagé sur quatre des cinq continents sans que sa présence ne se manifeste d’une manière ou d’une autre, à travers une cassette jouée dans un taxi de Lahore, un graf dans une rue de Salvador de Bahia, un T-shirt dans un souk de Marrakech, une serviette de plage à Bassam ou un poster vendu dans un couloir du métro parisien. A la longue, ça donnait l’impression que Marley me suivait à la trace, me regardait dans les yeux à la manière du Big Brother de 1984. Mais avec d’autres intentions, aussi opposées que la soumission l’est de la révolte.
En décembre 2010, je regardais une chaîne d’info quand une image m’a frappé. Il s’agissait d’un reportage sur l’une des 1ères manifestations dans les rues de Tunis, prémices de ce qui allait devenir la révolution du Jasmin. A un moment, la caméra s’est arrêtée sur une banderole brandie au milieu du cortège avec ces mots : “We refuse to be what you want us to be”, slogan que je n’ai eu aucun mal à resituer.
Une figure du combat
Ces paroles tirées de Babylon System de l’album Survival (1979), le plus politique de sa discographie, disaient l’essentiel des aspirations d’un peuple à sortir de la servitude, à reprendre son destin en main, à ne plus être ce que d’autres ont décidé pour lui. En plus de morceaux pour lézarder, pour jouir du moment présent, de Stir It Up à Kaya, de Roots, Rock, Reggae à Jamming, ce répertoire a la particularité d’offrir un carquois de flèches incendiaires dans lequel ne manquent jamais de puiser les insurgé·es du monde entier depuis quarante ans. Une évidence pour Mathieu Kassovitz qui, en 1995, avait choisi Burnin and Lootin’ pour la scène d’émeute ouvrant son film La Haine.
“Brûler et piller”, c’est souvent ce à quoi en furent réduits les millions de naufragé·es de la mondialisation au cours de la décennie 2010, marquée par une déferlante sans précédent de soulèvements, du Chili à l’Iran, de Hong Kong à Beyrouth, de Quito à Alger, de Conakry à Moscou.
Jusqu’à nos centres-villes et nos ronds-points. Foules dissemblables aux motivations souvent proches : respect des droits humains, justice sociale, éducation, environnement. Avoir une vie et un avenir tout simplement. En anglais, soulèvement se dit “uprising”, Le titre du dernier album paru du vivant de Marley en 1980.
Que fait-on des métis·ses ? Doivent-il·elles renoncer à la moitié d’eux·elles-mêmes pour être accepté·es ?
Discriminé en tant que métis
En revanche, là où son universalité se met à vaciller, c’est lorsqu’on la rapproche des flammes du débat qui tourne autour de l’identité et embrase les instances et la Toile. Dernière bouffée (délirante) en date, la polémique inutile autour du poème The Hill We Climb de l’autrice africaine-américaine Amanda Gorman.
Quand, lasse d’être harcelée, sa traductrice (et écrivaine) néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld a préféré renoncer à le transposer dans sa langue parce que blanche, je me suis demandé si je devais m’attendre à ce qu’on me dénie un jour le droit d’écrire sur Marley faute d’avoir la bonne couleur de peau. Dangereuse incongruité sur laquelle l’écrivaine martiniquaise Suzanne Dracius a conclu dans une récente tribune du Monde que l’étape suivante sera sans doute qu’on ne puisse plus lire Gorman si l’on est blanc·he.
>> A lire aussi : Chris Blackwell se souvient : “Bob Marley était un chef naturel”
Ou écouter Bob Marley. Perspective pas si folle en ces temps démentiels où des réunions non mixtes sont défendues par ceux et celles qui ne cessent de dénoncer l’entre-soi des Blanc·ches. De quoi conforter l’opinion des racistes pour qui un Noir n’a de place qu’en Afrique. Et que fait-on des métis·ses ? Doivent-il·elles renoncer à la moitié d’eux·elles-mêmes pour être accepté·es ?
Dans sa jeunesse, celui qui s’appelait Nesta et pas encore Bob, fruit morganatique d’un père anglais et d’une petite paysanne descendante d’esclaves, avait essuyé des insultes racistes comme “little yellowman” (sale petit jaune) ou “white bastard youth” (jeune bâtard blanc) à cause d’une pigmentation jugée trop claire par les autres gosses de Trenchtown. Il en avait souffert, notamment lorsque le frère de sa 1ère petite amie avait interdit à cette dernière de fréquenter “ce sale Blanc”.
Jamais l’œuvre de Bob Marley ne nous a paru aussi essentielle. Jamais une chanson comme One Love ne nous a semblé aussi libératrice
Nous voici entrés dans le temps des réparations
Il en avait tiré aussi une force telle qu’il allait surmonter l’insurmontable. “Le métis a son sang blanc et son sang noir”, écrit Faulkner. Toute sa vie, Marley a cherché à réduire cette fracture. Comme il a tenté d’éteindre la violence politique responsable de milliers de morts dans une Jamaïque à feu et à sang lors du fameux One Love Peace Concert de 1978. Même si jamais les morceaux de cet “œuf brisé” – ainsi qu’il décrivait son cher pays, mais l’image vaut tout autant pour son moi déchiré – ne purent être recollés.
Nous voici entrés dans le temps des réparations, de la déclassification de notre passé esclavagiste et colonial. Le temps du Black Lives Matter. Mais aussi des assignations où l’on se voit sommé·e de choisir son camp, où Blanc·che égale forcément privilégié·e et Noir·e, opprimé·e. Et jamais l’œuvre de Bob Marley ne nous a paru aussi essentielle. Jamais une chanson comme One Love (sur l’album Exodus) ne nous a semblé aussi libératrice.
En Jamaïque, dans les années 1970, j’entendais souvent des rastas, musiciens ou pas, se saluer dans la rue avec cette expression : “One love, one heart, one destiny.” A la longue, j’avais moi-même fini par l’adopter parce qu’elle facilitait mon acclimatation à ce monde-là, qu’elle contribuait à réduire, symboliquement, cette distance qu’on ne peut mesurer qu’en siècles de terreur et de haine.
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Et parce qu’elle définissait parfaitement ce qui me semblait constituer l’horizon ultime d’un courant spirituel dont le reggae est la partie émergée – “au chaos des appétits qui entretient la misère et entrechoque les haines, il s’agissait d’opposer l’évidence d’une religion sans dogmes et sans prêtres, le lien direct de la fraternité des hommes à la paternité divine” (Victor Hugo dans la préface des Misérables). Cet esprit qui soufflait alors sur l’île finirait par se répandre un peu partout ailleurs.
Un message universel
Dans War, inspiré d’un discours de l’empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié à la tribune des Nations unies, Marley lance : “Tant que la couleur de peau d’un homme aura plus d’importance que la couleur de ses yeux, il y aura la guerre.” Des mots pour dire que son combat musical ne s’arrêtait pas à vouloir venger la mémoire des victimes de l’esclavage, ni à maudire celle des anciens maîtres, mais visait surtout à ce que naisse un monde sans maîtres ni esclaves, libéré d’un préjugé racial toujours virulent.
Aujourd’hui, c’est moins un hommage dont nous aurions besoin qu’un changement de programmes scolaires. Que des chansons comme Slave Driver, 400 Years (de Peter Tosh), Redemption Song, War et d’autres soient étudiées parce que ce sont de précieux cours d’histoire enrobés d’inaltérables sagesses et de cette onde de volupté propre au reggae.
Qu’elles sont susceptibles d’éclairer les nouvelles générations sur ce qui continue de pourrir le présent et condamner l’avenir. Et faire comprendre que ce n’est pas seulement d’une condition misérable dont un certain Bob Marley, mort il y a quarante ans, avait tenté de se libérer grâce à la musique, mais aussi d’une blessure qui nous déchire encore tous et toutes.