Brian Eno, l’influenceur permanent

En 1976, Jean-Michel Jarre sort Oxygène, le plus connu et le plus vendu de ses disques (18 millions d’exemplaires). C’est un moment particulier, presque vertigineux, celui où la musique électronique, hier encore réservée à un collège d’amateurs...

Brian Eno, l’influenceur permanent

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En 1976, Jean-Michel Jarre sort Oxygène, le plus connu et le plus vendu de ses disques (18 millions d’exemplaires). C’est un moment particulier, presque vertigineux, celui où la musique électronique, hier encore réservée à un collège d’amateurs équipés hifi, s’installe dans le mobilier du mélomane lambda à la manière d’un élément design, étayant la fonctionnalité des lignes et l’imputrescibilité des matières.

Un an plus tôt, Brian Eno a sorti Another Green World, préambule à ce qui va accaparer l’essentiel de son temps au cours des deux décennies suivantes : la musique ambient. Les deux œuvres n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre, hormis le fait qu’elles échappent aux classifications usuelles pour mieux inventer les leurs. Et qu’elles font un usage conséquent des machines. Le fait qu’elles semblent réactiver une ancienne conception de l’agencement propre aux deux bords de la Manche tend également, paradoxalement, à les rapprocher.

L’art du jardinage

Le meilleur moyen de formuler cette opposition c’est encore de se référer à l’art spécifique du jardinage qui prévaut ici et là. Ainsi, Oxygène ressemble-t-il à un jardin à la française avec ses morceaux aux structures à l’équerre, ses nappes bien taillées, son sens de la symétrie dans la progression. Là où certains passages d’Another Green World tentent au contraire d’effacer l’intervention humaine en suivant des chemins qui échappent à la géométrie pour mieux inviter à la flânerie mentale et au rêve dans une jungle acclimatée. En 2022, on aimerait rejoindre Jarre dans son élan patriotique lorsqu’il clame l’origine française de la musique électronique (dans L’Obs du 20 octobre). S’il n’est pas faux de restituer à Pierre Henry et Pierre Schaeffer, dont Jarre fut le protégé au sein du Groupe de recherches musicales de l’ORTF, l’antériorité de certains procédés – tel l’usage de la boucle – impliqués dans quantité de musiques actuelles, la question aujourd’hui est moins de savoir qui a ouvert le chemin que ce vers quoi il a mené ceux qui l’ont emprunté ? 

“En près d’un demi-siècle, Eno sera ainsi passé d’un usage ouvertement utilitariste et décoratif de la musique, inauguré avec Music for Airport, à une approche résolument humaniste”

Jean-Michel Jarre vient de faire paraître Oxymore en hommage à ses deux maîtres, Schaeffer et Henry. Après avoir signé des thèmes musicaux pour la banque anglaise HSBC, il travaille à la sonorisation des voitures électriques de la marque Renault et sur la 1ère montre Swatch dotée d’une alarme. Brian Eno lui, vient de livrer Forever and Ever No More, doté d’une alarme d’un autre genre. Sorte de requiem minimaliste, la dizaine de pièces, chantées et/ou instrumentales, s’inspire de l’effondrement de la biodiversité et la catastrophe climatique en cours. Une œuvre de déploration dans laquelle sont enchâssés des instants de pur enchantement sonore qui nous rappellent ce que notre monde recèle encore de beauté, fût-elle agonisante.

En près d’un demi-siècle, Eno sera ainsi passé d’un usage ouvertement utilitariste et décoratif de la musique, inauguré avec Music for Airport, à une approche résolument humaniste. C’est là son disque le plus humain, le plus émouvant, celui où son chant se teinte d’une gravité inhabituelle, hiératique, quasi prophétique. De quoi dissiper un vieux malentendu sur la dimension jugée strictement cérébrale du travail de celui que par dérision on s’était résigné à affubler de l’anagramme “Brain One” (cerveau numéro 1) en raison de son approche conceptuelle comme de sa science imparable, démoniaque, de la production, dont attestent ses succès avec David Bowie (Heroes), U2 (The Joshua Tree), Talking Heads (Remain in Light) ou Coldplay (Viva la Vida).

Décloisonnement

Plus sensualiste que théoricien, Eno aura été de loin le musicien le plus innovant du demi-siècle écoulé. Le plus aventureux. En 1981, avec l’album My Life In the Bush of Ghosts, conçu en collaboration avec le Talking Head David Byrne, il anticipait la fluidité digitale de notre époque, samplant des appels à la prière de muezzins, des prêches de pasteurs évangéliques et des chants du mont Liban sur fond de funk et de polyrythmies africaines, ouvrant ainsi une perspective ludique et jouissive aux nouveaux enjeux qu’impliquaient le décloisonnement des aires culturelles et leur interpénétration.

Sur Fourth World il accompagne le trompettiste Jon Hassel dans une hybridation envoûtante de sonorités qui composent un paysage fascinant à la fois familier et apatride. Le plus fou étant qu’il n’est même pas musicien. Du moins a-t-il longtemps refusé cette catégorisation. Jusqu’à insister pour faire figurer sur son passeport la mention “non musicien”, un caprice plus qu’autre chose, révélant surtout une volonté d’apparaître au-dessus de la mêlée. Car s’il n’est pas à proprement causer un instrumentiste aguerri, qu’il a plus manipulé des sons qu’il n’en a produit, Brian Eno n’en reste pas moins un compositeur d’une imagination profuse, mise à profit dans divers registres, contribuant ainsi au fil des ans et des collaborations à une sensible extension du domaine de l’écoute.

“David Bowie explique le jeu de rôle qu’initia Eno en studio pour l’enregistrement de l’album Outside en 1995, chaque musicien devant entrer dans un personnage : “Ma carte disait : ‘Tu es un devin et un crieur public dans un monde où tous les médias ont disparu !’”

Pur produit des Art Schools anglaises, comme d’autres figures de la scène rock (Lennon, Townshend, Bowie etc.) il expérimente très tôt le concept de sculpture sonore au sein d’un collectif pompeusement baptisé The Merchant Taylor Simultnaneous Cabinet, tout en bricolant dans des groupes de rock, The Maxwell Demon puis The Black Aces. Une double casquette qui éclaire son bref passage dans Roxy Music. Sa 1ère création, Drip Music (des gouttes d’eau tombant dans un récipient), est une œuvre reprise du collectif d’avant-garde Fluxus directement inspirée du travail de John Cage.

Hors rock

À ce stade, les méthodes de Cage et de Steve Reich, autre figure tutélaire de l’électroacoustique, lui ouvrent un vaste champ des possibles. De Reich il retiendra le concept de musique “non organisée”, qui évolue et mute dans une direction qui échappe à ses limites initiales. De Cage il adapte le recours au Yi King, le livre chinois des mutations, pour créer ses Oblique Strategies, un jeu de cartes au principe identique sensé lui épargner les pannes d’inspiration. David Bowie explique le jeu de rôle qu’initia Eno en studio pour l’enregistrement de l’album Outside en 1995, chaque musicien devant entrer dans un personnage : “Ma carte disait : ‘Tu es un devin et un crieur public dans un monde où tous les médias ont disparu !’”

Lorsqu’il intègre Roxy Music à l’orée des années 1970, il est le parfait alien, qui révère Cage et Reich sans renier son amour pour le doo wop, The Who et les cantates de Bach. Son look reptilien réhaussé par les créations glam futuristes de sa girlfriend du moment, la styliste Carol McNicholl, ses attributions inédites pour un groupe rock de l’époque au “synthétiseur et bandes magnétiques”, jusqu’à ce nom “Eno”, abrégé d’un patronyme à la redondance aristocratique (Brian Peter George Saint John Le Baptiste de La Salle Eno) intriguent, fascinent. Quant à sa contribution aux deux 1ers albums du groupe de Brian Ferry, Roxy Music et For Your Pleasure, elle ajoute à ce rock postmoderne – au sens “qui réutilise des formes préexistantes” – un grain de folie disruptive.

Mais l’ennui le gagne aussitôt : “J’ai compris que j’en avais fini avec Roxy quand en plein concert je me suis dit de ne pas oublier d’emmener mon linge sale à la laverie”, confesse-t-il. Here Comes the Warm Jets (1973) et Taking Mountain Tiger (by Strategy) (1974), ses deux 1ers albums en solo, reprennent pourtant l’approche déconstruite de Roxy tout en poussant le traitement des claviers et des guitares à un paroxysme jusqu’à en ironiser le contenu. En fait, dès No Pussyfooting, album de 1973 réalisé avec le guitariste Robert Fripp, leader de King Crimson, il est déjà ailleurs, hors rock, dans un écosystème sonore qui doit plus à la cybernétique, à une approche de plasticien des sons qu’à la seule ambition avant-gardiste d’un franc-tireur. Comme si la fonction de musicien était devenue insuffisante à un moment où l’ordinateur et le nomadisme se généralisent.

La naissance de l’ambient

En janvier 1975, Brian est renversé par un taxi en sortant des studios Island de Basing Street à Londres. Pendant sa convalescence, sa copine Judy Nylon lui amène un disque de harpe ancienne. Le volume de la chaine hifi est faible et l’un des canaux ne fonctionne pas. La fenêtre est ouverte. Dehors résonne le bruit que fait la pluie sur la chaussée. De cette expérience sensorielle contrainte naît l’ambient music, soit une immersion totale dans un environnement de sons absorbants sanctuarisée par une série d’albums majeurs, Music for Airports, Plateaux of Mirror ou On Land, mais aussi ceux réalisés avec les fleurons du Krautrock, Cluster et Harmonia.

Évidemment après la fête grand veneur de Roxy Music, tout ça ressemble un peu à un passage en cellule de dégrisement, à une séance en caisson hyperbare. Alors que gronde la révolte du punk, Eno se fait étriller par la presse rock qui daube sa prétention, sa supposée inconsistance. Comme si hors rock signifiait hors sol, et ambient music, Muzak. Autre malentendu qui le suit encore. Avec Neroli en 1993, qui accompagne l’installation The Future Will Be Perfume, il réalise le rêve du Des Esseintes de Huysmans qui dans À Rebours écrit : “Il n’était en somme plus anormal qu’un art existât en dégageant d’odorants fluides, que d’autres en en détachant des ondes sonores…”

Neroli, pièce d’une heure qui tire son nom du parfum de la fleur d’oranger, est devenu depuis le manifeste d’une rupture avec la frénésie et la cacophonie qui nous cernent, pour un accroissement de la sensation, pour recréer du lien par les sens avec la nature. Ce à quoi Forever and Never No More ne fait qu’ajouter un supplément d’âme, une poignante touche d’humanité comme pour mieux accompagner la perte de ce monde-là.