Cat Power par Lou Doillon : “Chan est the greatest”

“Je découvre Dear Sir dans ma chambre de bonne à Paris, hiver 2000 sous la pluie. 3 Times en boucle, ma copine D. me cause du dernier concert de Chan Marshall – je l’ai raté –, elle n’a joué que vingt minutes, c’était sublime. Elle est déjà...

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“Je découvre Dear Sir dans ma chambre de bonne à Paris, hiver 2000 sous la pluie. 3 Times en boucle, ma copine D. me cause du dernier concert de Chan Marshall – je l’ai raté –, elle n’a joué que vingt minutes, c’était sublime. Elle est déjà entourée de rumeurs de rock star : si elle chante, c’est de dos, les concerts, s’ils ont lieu, durent vingt minutes, le mythe est en place.

Sa voix me bouleverse, les titres tanguent, les enregistrements sont précaires, les réverbérations saturent, son jeu de guitare border me terrasse. Cat Power, à fleur de peau, fléchit tout le temps mais ne tombe jamais. Charlyn – de l’allemand du sud “kerle” (“free woman”), de l’allemand du nord “heri” (“the warrior”) – raccourci en Chan, “le clair de lune”, “la neige” en chinois. Et puis Marshall, mythique amplificateur anglais… Tout déjà en place.

Ensuite, c’est la découverte de What Would the Community Think, acheté à Londres. Nude as the News, seule dans l’Eurostar, la mort de mon cousin et de son groupe, en voiture, à Milan, alors qu’ils étaient sortis célébrer la signature de leur 1er album. Je suis brisée, mais encore une fois Chan chante ma peine.

J’apprends que je suis enceinte, j’ai 19 ans. “Jackson, Jesse, I’ve got a son in me/He’s related to you/He’s dying to meet you”, les parallèles continuent. Metal Heart, la chanson, BO de l’errance. Je découvre cet album (Moon Pix) – avec du retard – en 2002. Je n’arrive à rien, je galère et je me sens “damned if you don’t, damned if you do”, mon fils a 1 an, j’en ai 20, et j’enterre déjà une carrière.

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Je tiens grâce aux astres, et j’en ai deux : Cat Power et Fiona Apple. I Found a Reason (The Covers Record), mes années à N.Y.C., j’habite sur Bowery & Bond, au-dessus de la clinique de méthadone, je vois New York par la fenêtre crasseuse du balcon du troisième étage, tout un monde de toits couverts de citernes. J’ai 24 ans, je vis avec C., et le rêve américain ne prend pas. Retour à Paris, mon fils sous le bras, je sombre toujours un peu plus, et écoute en boucle The Greatest, j’essaie de le croire, Lived in Bars… Je n’ose toujours pas acheter une place de concert pour la voir. Elle compte trop.

Nous avons des amis en commun, C. de A.P.C. (Section Musicale), M. qui est copine avec les Women & Children, qui font sa 1ère partie. Mais non, toujours pas. Peur de rencontrer celle qui me fait tenir depuis presque dix ans. Voyage à N.Y.C., le Chelsea Hotel va fermer, je lui dis au revoir pour une dernière fois, je m’achète une Lowden chez Chelsea Guitars. J’aimerais être la fille à l’électrique, décidément c’est toujours une acoustique. Je chante en douce Where Is My Love? seule dans ma chambre d’hôtel.

Le temps passe, la vie s’apprête à changer radicalement. Daho me convainc de faire une demo, puis d’enregistrer un album entier. Nous enregistrons la totalité en dix jours aux Studios de la Seine. Il me cause d’un Philippe Zdar, mon label me dit qu’il s’est engagé sur les trente prochains mois. Étienne insiste, Zdar nous dit de passer le voir. Je rentre chez Motorbass, une femme passe dans le couloir, me demande d’excuser ses chaussons d’hôtel, et disparaît. C’est Chan. Je reste silencieuse à les regarder finir une session, derrière la console. Il est surbooké et je comprends pourquoi.

“Elle m’invite pour un concert, me demande en backstage pour une histoire de notice d’un tire-lait français.”

Il m’appelle, joyeux, la semaine suivante. Miracle – pour nous –, Chan a besoin d’un break de dix jours, Kindness est absent, les Phoenix ont fini leur album, il a donc une semaine à consacrer à Places. Grâce à elle, donc. Nos chemins se croisent enfin, nous avons des échanges polis sur Instagram. Deux années passent, elle est de retour, et ensoleillée, donc, avec Sun. Nos vies reprennent leurs routes, et moi, après le succès fulgurant de Places, déboussolée et affectée par encore un deuil, je m’assombris avec Lay Low, le putain de deuxième album.

Je doute et me réveille un matin avec mon Instagram qui chauffe, Cat Power officiel a publié la couverture de Lay Low, “listen to this great album”. Je l’ai comme une fée sur l’épaule. Elle m’invite pour un concert en solo au Silencio, me demande en backstage, avant le concert, pour une histoire de notice d’un tire-lait français, elle a un petit gars qui l’accompagne. Je la regarde. On a beaucoup de choses en commun.

Son concert est sublime, seule au piano, seule à la guitare. Mater dolorosa qui donne et montre tout. Le temps passe et nos échanges aussi. J’écris mon troisième album, je rentre en studio, et j’ai une chanson It’s You qui attend quelqu’un. N. demande quel serait mon rêve. Chan, bien sûr. Je lui envoie un mail, elle me répond dans la journée qu’elle est en tournée et prendra deux semaines pour enregistrer (Wanderer) et qu’elle n’a donc malheureusement pas le temps. Je ne veux personne d’autre, je délaisse It’s You de l’album. N. me demande si j’ai envoyé la chanson dans mon mail. Non. Il insiste, je renvoie donc un mail.

“Je regarde cette femme, cette artiste, que je connais sans connaître, ces chansons qui, elles, me connaissent.”

Le soir, Chan me laisse un message “Mama, send me the lyrics”. Elle est en studio à Miami, je suis à Paris. Tout le monde me dit que ça va être très compliqué à gérer… Elle m’envoie les pistes. Duo de femmes à distance. G. et moi avons la chair de poule en écoutant son prémix. En une semaine, j’ai la chanson. Elle a payé le studio de sa poche, je la rembourse, et c’est plié. On rigole, avec Lana, c’était simple aussi [sur Woman, le duo entre Cat Power et Lana Del Rey], c’est avec les male producers qu’on galère… On rêve de se croiser pour le clip, malheureusement, nos routes se ratent.

Chacune en tournée, on n’est jamais au même moment sur le même continent. Puis survient la mort accidentelle de Zdar, on passe l’après-midi ensemble en terrasse d’un hôtel parisien, perdues. Je pars le lendemain pour des dates canadiennes, je vais rater l’enterrement. Elle me conseille sur les éditions et me souhaite de ne pas me faire avoir comme elle l’a tant été par son label, je la rassure sur les culpabilités des mères en tournée, on se tient les coudes, “the women of this business”.

Elle me explique comment Lana l’épaule, l’impose en 1ère partie de sa tournée. Je regarde cette femme, cette artiste, que je connais sans connaître, ces chansons qui, elles, me connaissent, ma tête se love contre elle. On a changé, elle a changé, rien perdu, au contraire, elle a gagné en vie, en espoir, en enfantin, en lumineux. Cachée dans sa pudeur, qu’elle porte comme un grand manteau, elle est the greatest, Cat Power.”