Ce que la télé-réalité apporte à ceux qui la regardent
TÉLÉ-RÉALITÉ - Chaque soir d’avril à juillet 2001, entre 4 et 5 millions de Français allumaient leur télévision pour suivre la quotidienne de “Loft Story” sur M6. 20 ans plus tard, en ce mois d’avril 2021, ils sont jusqu’à 1 million à continuer...
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TÉLÉ-RÉALITÉ - Chaque soir d’avril à juillet 2001, entre 4 et 5 millions de Français allumaient leur télévision pour suivre la quotidienne de “Loft Story” sur M6. 20 ans plus tard, en ce mois d’avril 2021, ils sont jusqu’à 1 million à continuer de regarder les aventures des “Marseillais à Dubaï” sur W9, petite sœur de la 1ère télé-réalité française et toujours produite par le même Stéphane Courbit. Depuis deux décennies, la télé-réalité est sans doute l’un des genres les plus critiqués de la télévision et pourtant toujours plébiscités par le public.
Pour comprendre ce qui plaît et ce qu’apporte la télé-réalité aux millions de Français qui en consomment sans pour autant en faire l’apologie, Le HuffPost s’est entretenu avec Nathalie Nadaud-Albertini, docteure en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste de la télé-réalité à qui l’on doit notamment l’ouvrage 12 ans de téléréalité: au-delà des critiques morales. On y évoque le pouvoir de divertissement, mais aussi le rôle cathartique de ces émissions qui, à la manière des tragédies grecques, “peuvent nous purger de nos passions”. Sans oublier l’effet très particulier qu’ont pu avoir ces programmes d’enfermement alors que 65 millions de Français vivaient, eux aussi, confinés au cours de l’année passée.
Le HuffPost: Lorsque le Loft arrive sur M6 au printemps 2001, est-ce qu’il a dès le début une sorte d’aura négative?
Nathalie Nadaud-Albertini: Ce n’est pas vraiment une aura négative. En fait à ce moment-là, on est dans une situation où on ne sait pas: on sait qu’il va y avoir cette émission, on a lu des choses dessus, mais on ne comprend pas ce que ça va être. Le dossier de presse que reçoivent les journalistes évoque “une fiction réelle interactive”. C’est énigmatique! À l’époque on est au tout début d’Internet et du transmédia, donc on n’a pas d’éléments pour comprendre ce côté interactif qui était une vraie innovation du Loft. Et cet oxymore de “fiction réelle” interpelle: on se dit que ça va rompre le principe de réalité qui structure la psyché de l’individu et on se demande si les candidats ne vont pas devenir fous.
On s’interroge aussi sur l’exposition permanente des candidats sous les caméras qui rompt avec la définition de l’espace public tel qu’il est depuis la révolution. On se dit que ça va être le retour de la cour, où on était soumis au regard des autres et on pouvait tomber en disgrâce pour un simple mot ou geste. Cette inquiétude est très forte et fait qu’on bascule du côté de l’anxiété.
Avant même que l’émission soit diffusée, il y a l’idée que c’est quelque chose qui va être de l’ordre de la décadence de la société. Un peu comme si le programme était à la fois un témoignage de la décadence de la société, et en même temps un vecteur de cette décadence.
Et très vite, cette anxiété se confirme?
Oui parce que ce qu’il se passe, c’est la scène de la piscine. La perte de l’intimité faisait peur et quelques jours à peine après le début de l’émission, on a cette scène de la piscine entre Loana et Jean-Edouard qui est retransmise – notamment sur Internet et sur TPS. À partir de là, vous avez tout un pays qui se questionne, qui a peur, qui va voir l’émission... et qui finit pour certains par s’attacher aussi aux candidats.
20 ans plus tard, et malgré toutes les critiques qui s’érigent contre la télé-réalité, ces émissions continuent de rassembler des millions de téléspectateurs. Pourquoi aime-t-on regarder ces programmes?
Ce qui plaît dans les télé-réalités, c’est ce qui plaît dans les feuilletons en général. Ce sont les histoires d’amour, d’amitié, d’inimitié, de famille. C’est une base de récit qui existe dans d’autres fictions. Il faut ajouter à cela le tournant des années 2010 avec 1èrement l’arrivée de l’émission “Les Anges” sur NRJ12 qui reprend des candidats de différents programmes. Cette émission a pris les fils narratifs et les a noués ensemble: elle a transformé la télé-réalité en un grand feuilleton.
Et puis deuxièmement, il y a la montée des réseaux sociaux qui a eu un effet d’amplification. Les candidats, lorsqu’ils sortent de ces émissions, continuent à expliquer leurs histoires sur les réseaux. Qu’ils soient à l’antenne ou non, le feuilleton continue tous les jours sur notre smartphone. Un sentiment de proximité accrue se crée au quotidien avec les candidats et on continue de vouloir les suivre. Le ressort qui fait qu’on regarde de la télé-réalité, c’est ce type d’attachement là, ce relationnel.
On voit des choses qu’on ne fera jamais de notre vie, ça peut avoir un effet cathartique"
La télé-réalité est l’exemple même du divertissement, non?
Effectivement, elle joue ce rôle-là. Souvent on a envie de marquer la fin de sa journée et l’ensemble des contraintes qui l’accompagne par quelque chose qui permet de se détendre, sans se prendre la tête. On a envie d’un pur moment qui soit tranquille, et où l’on puisse rire, s’émouvoir, éventuellement s’indigner et la télé-réalité répond à tout cela.
L’autre plaisir de ce divertissement c’est de pouvoir soutenir les candidats qu’on aime via les votes à l’époque du Loft, ou via les réseaux sociaux aujourd’hui. Un peu comme un match de foot où les supporters de deux camps s’opposent, les fans de télé-réalité se constituent en groupe pour soutenir tel ou tel candidat, pour le défendre.
Outre les moments de rire et d’amitié, les émissions sont aussi rythmées par des moments de clashs et d’engueulades. Est-ce que ces scènes-là peuvent avoir un rôle exutoire pour le téléspectateur?
Il y a quelque chose de ça oui. Dans la télé-réalité, il y a un surjeu, tout est poussé à l’extrême. Ça fonctionne un peu comme la tragédie grecque, qui purge le spectateur de ses passions et de ses émotions négatives, comme le décrivait Aristote. La télé-réalité c’est pareil: on voit quelque chose qu’on ne fera jamais de notre vie, mais le fait de le voir faire peut faire du bien et avoir un effet cathartique. Ça peut également avoir un effet dissuasif, on se dit: “Tu as vu ce que ça fait lorsqu’on s’énerve comme ça? En fait, il vaudrait mieux rester calme”.
Au cours de cette année de crise sanitaire, on a découvert un autre rôle dans la télé-réalité, celui de miroir de notre confinement. Beaucoup de gens se sont mis à (re)voir les 1ères saisons de “Loft Story” ou de la “Star Academy”... Comment analysez-vous cela?
Cette expérience de confinement, en mars dernier, on n’avait jamais vécu ça. On n’avait pas de références ni de normes. Or les candidats de télé-réalité eux avaient vécu cet enfermement, alors on est allés chercher des choses qui nous semblaient pouvoir nous permettre d’appréhender un peu cette situation.
L’enfermement qu’on vit aujourd’hui est causé par une pandémie, par quelque chose d’inquiétant et qu’on n’a pas choisi. Et je crois qu’on est aussi allés chercher une forme d’enfermement moins anxiogène, plus positif et non contraint, où les gens le vivent plutôt bien. Les 1ers enfermements comme le Loft ou la Star Academy étaient des sas vers une autre vie, on pensait que ça allait ouvrir l’univers de possibles de la personne. Donc il y a quelque chose d’assez joyeux et porteur d’espoir. Ça fait du bien de voir ces candidats qui rient, font des choses ensemble, ne vivent pas de situations graves et considèrent l’extérieur comme quelque chose qui allait leur apporter des choses positives.
On dit que certains films ou séries, grâce aux personnages qu’ils mettent en scène, peuvent participer à faire avancer les représentations et à créer de nouvelles normes. Est-ce que c’est aussi le cas pour des candidats de télé-réalité?
Oui, ça l’a été aussi. Dès sa sortie du Loft en 2001, Steevy a raconté que des jeunes lui avaient écrit pour lui dire que l’émission les avait aidés à dire à leurs parents qu’ils étaient gays. Je pense aussi à “Secret Story” avec des candidats porteurs d’un message de tolérance: ça a été le cas avec Erwan, jeune homme trans, qui en 2007 avec le secret “J’ai décidé de changer de sexe” portait un appel à la bienveillance et à la compréhension. On pourrait aussi citer le coming out émouvant de Eddy dans la même émission en 2013.
Et puis il faut se souvenir de la saison 2 de “Mon incroyable fiancé” en 2009 dans lequel deux candidats hétérosexuels doivent faire croire qu’ils sont tombés amoureux et qu’ils veulent se marier. À l’époque ça se passe en Espagne, parce que la loi sur le mariage pour tous n’existe pas encore en France. Sauf que pour la famille du candidat qui n’est pas un acteur, c’est terrible: le père n’admet pas que son fils puisse être homosexuel et quitte le tournage. Finalement, le tournage reprend et ils en font un message sur la compréhension de l’autre et la tolérance. Près de 4 millions de téléspectateurs suivront le dénouement de ce (faux) mariage sur TF1. Même si le bémol, c’est toujours le fait qu’on recherche l’approbation des hétérosexuels dans ces concepts.
L’autre bémol c’est que ces candidats sont souvent particulièrement caricaturaux et qu’ils contribuent à véhiculer des stéréotypes...
Tout à fait. Dans les jeux, on est souvent dans l’outrance et les candidats rentrent dans un système pensé par la production depuis le moment du casting. Mais ce qui ne veut pas dire que les candidats, au moment où ils s’expriment, jouent un jeu. Je pense qu’ils sont totalement sincères et cette sincérité est touchante.
À voir également sur Le HuffPost: À quoi ressemblait la télé en 2001 au lancement de “Loft Story”