Clara Luciani : “Peut-être qu’à 72 ans, quand je chanterai ‘La Grenade’, j’en aurai marre !” [3/3]
Es-tu plus inspirée par la musique, la littérature, le cinéma ? La littérature. Je compose davantage quand je lis. En ce moment, je lis un super-livre dont j’ai oublié le titre, écrit par Ken Kesey, le mec qui a écrit Vol au-dessus d’un nid...
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Es-tu plus inspirée par la musique, la littérature, le cinéma ?
La littérature. Je compose davantage quand je lis. En ce moment, je lis un super-livre dont j’ai oublié le titre, écrit par Ken Kesey, le mec qui a écrit Vol au-dessus d’un nid de coucou, sur des bûcherons redneck… [sans doute Et quelquefois j’ai comme une grande idée] C’est hyper-bien et inspirant. Il y a plein de voix qui se superposent dans des langages, des tons différents. En lisant, je me suis dit que je pourrais m’autoriser ça, moi aussi. Je pourrais passer de l’argot à un langage plus soutenu.
Souvent, je referme un livre et j’ai des idées de thématiques, de chansons. Celles qui m’ont le plus marquée, c’est Duras et Ernaux. Duras dans la façon dont elle décrit les expériences sensorielles. J’ai lu L’Amant vers 16 ans et je me souviens de la sensation d’entrouvrir une porte et de regarder des scènes que je ne connaissais pas. Je me souviens de ressentir la moiteur. Ce sont des lectures qui ont aiguisé mes sens et qui m’ont donné envie de causer de mes expériences de femme, de mon rapport à mon corps.
“Le plus important, ce n’est pas la scène, mais ton regard sur la scène”
Et Annie Ernaux ?
Quand j’ai appris qu’Annie Ernaux était la 1ère femme française à recevoir le prix Nobel de littérature, j’ai eu une drôle de réaction. J’ai juste dit quelque chose comme “Pas trop tôt !”, parce que ce prix-là, elle l’avait raflé dans mon cœur depuis bien longtemps, ainsi que toutes les distinctions possibles et imaginables inventées par la jeune femme mal assurée que j’étais et qui, en tenant Écrire la vie, avait l’impression d’avoir entre les mains les témoignages les plus purs et les plus sensibles jamais écrits sur la banalité, l’horreur et la beauté de la vie humaine, et particulièrement de la vie d’une femme.
La Place m’a donné envie d’écrire ma chanson La Place. Dans Écrire la vie, elle décrit ses trajets en RER, et je me souviens m’être dit que c’était merveilleux de pouvoir écrire sur tout. Ce qui compte, ce n’est pas uniquement le sujet, c’est aussi la façon dont on écrit sur ce sujet. Avant, je pensais qu’il fallait qu’il m’arrive des choses sensationnelles pour écrire, mais non. Le plus important, ce n’est pas la scène, mais ton regard sur la scène, ta façon de décrire l’événement.
Tu songes à écrire autre chose que des chansons ?
J’écris des phrases, des poèmes sur mon téléphone, mais je n’en fais rien. Pendant le confinement, j’ai écrit un journal intime. Une maison d’édition voulait le publier, mais je me suis dégonflée. Quitte à écrire un livre un jour, j’ai envie d’en être fière. J’adorerais le faire. Je ne suis pas certaine que la forme du journal intime soit celle qui m’aille le mieux. Et puis j’ai un problème avec la rigueur, la concentration. Autant avec une chanson ça va, c’est court, je fais ça d’un jet, autant écrire un livre… ça demande une discipline, et j’ai un esprit qui papillonne trop.
Quand tu es sur scène durant une heure et demie, tu te concentres, non ?
Je ne sais pas. Ce n’est pas tant de la concentration que le fait de chercher la connexion avec les gens. Il faut établir un lien, et ce n’est pas systématique. Ce n’est pas parce qu’ils sont là que ça marche. Il faut aller les chercher. Ça, ça m’occupe l’esprit.
Ça te lasse parfois ?
Ça va, mais ça ne fait que cinq ans que je fais des concerts. Peut-être qu’à 72 ans, quand je chanterai La Grenade, j’en aurai marre ! [rires] Pour l’instant, ça me paraît encore neuf. Chaque salle, chaque public est tellement différent. Ce n’est pas un mythe. C’est très intéressant. Je regarde les visages de ouf.
© Fiona Torre pour Les InrockuptiblesSi je vois que quelqu’un baille ou ne sourit pas, je vais tout faire pour le captiver. J’ai aussi envie qu’il se sente mal à l’aise d’avoir baillé ! [rires] Il y a beaucoup de femmes qui viennent à mes concerts et je vois qu’elles ont traîné leurs mecs qui n’ont aucune envie d’être là. J’adore me concentrer aussi sur eux, faire en sorte qu’ils ressortent en se disant : “OK, j’étais pas venu pour, mais OK.”
Quelle est ta relation à PJ Harvey ?
J’adore PJ Harvey. Je parlais de Chrissie Hynde tout à l’heure, mais j’aurais dû mentionner aussi PJ Harvey et Nico, qui m’ont donné envie de chanter et de faire de la guitare. Je les ai découvertes en même temps, ado. J’aime l’idée de PJ Harvey de se réinventer. La dernière fois que je l’ai vue sur scène, elle jouait de la harpe avec des plumes dans les cheveux, et ça fonctionnait.
Tu te dis très timide, mais tu fais preuve d’une grande confiance en toi dans ta direction artistique…
Il faut aussi que j’aie hyper-confiance, sinon c’est impossible de faire ce que je fais. C’est une hyper-confiance que je n’ai que sur scène. Je suis timide. Cette confiance sur scène n’existe nulle part ailleurs dans ma vie.
Pas même au moment de réaliser les morceaux ?
Ce n’est pas de la confiance. Je ne me dis pas : “Ça va marcher”, “ça va plaire aux gens”. Je me dis juste : “D’accord, c’est fidèle à ce que j’aime, à ce que j’avais en tête.”
“Je ne cherche pas la gloire, ça me sauve de la compétition”
Tu regardes la carrière des autres ?
Bien sûr. On nous cause beaucoup de chiffres. Ce qui me sauve, c’est que je viens de loin. C’était improbable que j’y arrive, donc je n’ai pas de problème avec le fait de ne pas être la numéro 1. Je ne cherche pas à avoir plus, à faire plus. J’espère juste que les salles ne seront pas vides. Il n’y a rien de pire que de lancer une tournée et de ne voir personne venir. Mais je ne cherche pas la gloire. Ça me sauve de la compétition.
Que cherches-tu ?
À garder ce que j’ai. Je ne crois pas qu’il y ait autre chose qui puisse me rendre aussi heureuse que ce que j’ai là, maintenant. La tournée est incroyable. Ce que je pourrais chercher, c’est peut-être de trouver quelque chose qui me rende aussi heureuse quand je ne suis pas sur scène…
Ça va faire un vide fin janvier, après la tournée. Ça m’angoisse. Tout mon équilibre s’est construit autour de ce que les gens me donnent. Une fois qu’on va me retirer ça, ça risque d’être compliqué. Mais je vais me concentrer sur mon prochain disque.
© Fiona Torre pour Les InrockuptiblesC’est une forme de descente ?
Oui, c’est horrible. Quand j’ai gagné ma Victoire de la musique, je me sentais au pic de ma carrière, et on s’est retrouvé en confinement… C’était très violent. On se rend enfin compte de la catastrophe écologique dans laquelle on est. C’est un climat hyper-anxiogène. Ceux qui ont la vingtaine aujourd’hui… Les pauvres.
Moi, j’avais une forme d’insouciance, voire d’inconscience. Je n’avais pas idée de ce qui se passait. J’ai l’impression qu’on a été la dernière génération “épargnée”. Pour autant, les jeunes aujourd’hui sont justement plus dans la révolte, dans la revendication que nous. Je suis d’un naturel anxieux et c’est pour ça que j’ai fait ce disque. C’est pour me faire du bien aussi. C’est ma thérapie.
Tu sors beaucoup ?
Très peu. Je me suis créé une famille, on reste les uns chez les autres. Je n’ai jamais été trop boîte de nuit. Là encore moins. Je suis très cocon. J’ai besoin d’évoluer dans un environnement d’amis dans lequel je peux me lâcher, danser. Sinon, jamais de la vie je me jette sur une piste de danse, alors que je le fais sur scène…
Qu’est-ce que tu as le plus appris ces cinq dernières années ?
Bonne question… J’ai appris que je ne m’étais pas trompée dans mon objectif de vie. C’est facile à 20 ans de se dire “je vais faire ça”, de tout faire pour y arriver et finalement d’être malheureuse… Ces dernières vacances, je les ai trouvées longues. J’avais envie de rentrer pour travailler. Je ne me suis donc pas trompée.
Pourtant, je me suis demandé plusieurs fois si j’étais faite pour ça, si j’avais les épaules, si j’allais y arriver. Ça ne veut pas dire que je mettrai tout le monde d’accord, que tout le monde se dira que c’est une bonne idée que je fasse de la musique, mais en tout cas, moi, je me sens pour la 1ère fois de ma vie bien dans ce que je fais.
C’est la sagesse de la trentaine ?
Oui, je me sens plus douce envers moi-même. Je me fous la paix. Je ne dis pas que je m’aime ! Ça, c’est un long chemin de croix… Mais je m’accepte davantage.
“On est allés voir ‘Les Demoiselles de Rochefort’ avec l’école quand j’avais 8 ans et j’ai vrillé”
Comment choisis-tu les livres que tu lis ?
J’ai une pile énorme de livres offerts par des gens proches. Je suis leurs recommandations. Ou bien je lis un livre qui finalement me donne envie d’en lire d’autres. On m’a offert pour mon anniversaire un recueil de poèmes de femmes qui s’appelle Je serai le feu et, en le lisant, j’ai noté plein de noms, des oubliées de l’histoire de la littérature. Il faut que je lise le dernier Despentes aussi.
Et quel est ton 1er émoi musical ?
Michel Legrand. On est allés voir Les Demoiselles de Rochefort avec l’école quand j’avais 8 ans et j’ai vrillé. Ce n’était pas que musical. C’était aussi esthétique. Les couleurs pastel, ça peut aussi expliquer mon amour pour le vintage ! Et cette idée que les gens parlaient en chantant. Je voulais chanter tout le temps moi aussi. C’est ce que j’ai fait finalement, je passe beaucoup de temps à chanter.
Y a-t-il un bruit que tu associes à ton enfance ?
Celui de mon père qui joue de la basse avec un casque, donc tu n’entends que les doigts sur les cordes. [rires] Il jouait beaucoup mais n’en a jamais vécu. C’était répétitif. Je trouvais ça cool.
Tu évoquais tes débuts difficiles tout à l’heure, comment ton entourage a-t-il perçu ta volonté de poursuivre dans la musique ?
À 19 ans, quand j’ai décidé de venir à Paris pour me lancer dans la musique, mes parents ont eu hyper-peur. C’est un choc d’avoir une fille qui plaque ses études pour prendre sa guitare sur son dos et partir à l’aventure. Mon père l’a particulièrement mal vécu car il a culpabilisé. Il s’est dit qu’il m’avait refilé le virus de la musique, qu’il m’avait mise dans une situation de danger. Ils ne pouvaient pas m’aider financièrement. Ils se disaient que s’il se passait quelque chose de mal, ils ne pourraient pas me soutenir.
Je bossais chez Zara à l’époque. Je rentrais tard, puis je partais en répèt. Ça a été très dur ces années-là pour eux, de me voir galérer sans pouvoir m’aider. Mais j’ai mes parents au téléphone tous les jours et ça vaut tous les virements du monde. Ils m’ont offert quelque chose de précieux qui est l’amour. J’aurais abandonné s’ils ne m’avaient pas dit de continuer. C’est contradictoire, oui.
Après les concerts avec La Femme, quand j’ai commencé à faire mes chansons solo et que ça ne marchait pas, je me suis dit un jour que j’allais arrêter. J’ai appelé mes parents pour leur expliquer que je comptais reprendre mes études ou être pâtissière. Et là, c’est eux qui m’ont encouragée à ne pas abandonner.
© Fiona Torre pour Les InrockuptiblesQuelques semaines plus tard, le chanteur Raphaël m’a appelée pour partir en tournée avec lui, en tant que musicienne et choriste. Il cherchait quelqu’un avec peu d’expérience, de savoir, quelqu’un qui soit plus dans l’émotion. Il a demandé autour de lui et on m’a recommandée. Une histoire de potes de potes. C’est le début de l’éclaircie.
À quel moment rencontres-tu La Femme, avant Raphaël ?
J’avais 19 ans, j’étais à Aix-en-Provence et une copine me cause d’un groupe trop cool qui passe au festival Pantiero, à Cannes. J’écoute Sur la planche, je trouve ça trop bien et je décide de la suivre. J’ai à peine de quoi me payer le train et une chambre, que je partage avec deux potes au-dessus d’un sex-shop en face de la gare. Après le concert, il y a une sorte d’after sur la plage. Je suis myope et à l’époque je portais des lunettes à triple foyer. Or, j’avais envie d’être jolie donc je les enlève, mais ne vois donc plus rien.
Je danse un twist avec un mec et lui cause. Il me demande ce que je fais dans la vie. Je lui explique que je chante un peu, que je suis en histoire de l’art. Je lui chante du Barbara. Il aime bien et me file son mail sur un bout de papier au cas où je monte un jour à Paris. C’était Marlon [Magnée, coleader de la Femme].
Quand je suis rentrée chez moi, je me suis dit qu’il fallait que j’abandonne la fac et que je monte à Paris. Je lui ai écrit, et voilà. Je n’en serais pas là aujourd’hui si je n’avais pas rencontré tous ces gens. Je ne l’oublie pas. Raphaël, Marlon, Sarah [Benabdallah, qui chantait à l’époque dans La Femme], Benjamin Biolay.
“Dès qu’il y a une chanson d’amour déçu, tu peux être sûr que je me reconnais dans les paroles”
Un mot sur ton duo avec Benjamin Biolay, Santa Clara, paru sur son nouvel album Saint‑Clair ?
Je l’attendais depuis des années. Je lui ai écrit ce matin un SMS, en venant ici : “Il est 7 h 34 et j’ai déjà écouté ton album deux fois. Je me vois il y a onze ans traverser la capitale pour travailler dans un magasin avec tes chansons dans les oreilles, en me disant que tu étais vraiment le plus grand chanteur. Onze ans plus tard, c’est toujours pareil, si ce n’est que je t’aime un peu plus.” J’étais fan. Parfois, j’oublie qui il est, et parfois je suis avec lui et je pense : “Mais c’est fucking Benjamin Biolay”, et je suis hyper-impressionnée.
Le texte t’a rappelé des amourettes passées ?
Je n’ai pas eu d’expériences en septembre. [rires] Mais je suis spécialiste du cœur brisé, donc dès qu’il y a une chanson d’amour déçu, tu peux être sûr que je me reconnais dans les paroles.
À quoi tu penses pour t’endormir ?
Je sais à quoi il ne faut pas que je pense : à la mort. J’y pense tout le temps. J’écoute des podcasts et j’ai une petite lumière. Je ne peux pas dormir dans le noir. Je vis très mal l’obscurité. Je pense souvent à ma grand-mère, comme avant de monter sur scène. Elle m’enveloppe de douceur. Je n’ai jamais retrouvé une présence comme la sienne. Je suis en perpétuelle recherche de ça.
Les gens qui n’aiment pas dormir travaillent ou sortent la nuit…
Je n’ai jamais été inspirée la nuit, et je suis trop respectueuse des voisins. Je travaille la journée !
Cœur encore (Romance Musique/Universal). Sortie le 25 novembre. En tournée française, et les 8 décembre et 31 janvier à Paris (Accor Arena).
Clara Luciani est habillée en Gucci.