Clara Luciani : “Sans les disques et les livres, je serais morte d’ennui” [1/3]
Que de chemin parcouru… Clara Luciani — C’est ce que je me dis tous les matins. Vraiment. Remplir des salles de concert ne finira jamais de me surprendre. Je ne m’y habitue pas. Tout était écrit pour que ça fasse un flop… Surtout quand je suis...
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
Que de chemin parcouru…
Clara Luciani — C’est ce que je me dis tous les matins. Vraiment. Remplir des salles de concert ne finira jamais de me surprendre. Je ne m’y habitue pas. Tout était écrit pour que ça fasse un flop… Surtout quand je suis arrivée en figure gothique avec mon 1er EP et mes chansons hyper-sombres. Personne ne voulait me signer. Quand je rencontrais des pros, ils croyaient en mes qualités d’interprète, mais remettaient en cause mon songwriting. Je me prenais des murs… Même lorsque La Grenade est sortie, tout le monde s’en foutait. Il a fallu un an avant que le titre ne passe à la radio. Je m’étais donc faite à l’idée de rester un projet confidentiel, jusqu’à ce que ça prenne des proportions insolites. [sourire]
Justement, ce 1er EP, Monstre d’amour (2018), te paraît dater de la préhistoire ou seulement d’avant-hier ?
[rires] Un peu les deux, curieusement… Surtout qu’avec le Covid j’ai une vision déformée du temps. Donc j’ai parfois l’impression que c’était hier. En revanche, quand je me revois avec ce chapeau et cette cape, ça me paraît lointain, même si je garde une certaine tendresse pour ces erreurs de jeunesse. J’étais tellement timide à ce moment-là de ma vie – j’ai fait un très gros travail là-dessus depuis – que je recherchais un attirail derrière lequel me cacher, me réfugier. J’étais parfois à la frontière du ridicule, avec les chapeaux, les capes, les guitares à double manche, mais ça me servait de bouclier.
Aujourd’hui, n’as-tu pas le sentiment de porter un autre type d’attirail, avec cet uniforme veste et pantalon ?
Dans la vie de tous les jours, je suis également en veste et pantalon pattes d’eph. Je me suis toujours habillée de manière androgyne, sans vouloir pour autant dissimuler quoi que ce soit. C’était d’abord dans un souci de confort : j’aime bien l’idée de pouvoir courir et sauter partout, sur scène comme dans la vie. C’est aussi pour cette raison que j’ai banni les robes, alors que j’osais davantage en porter avec La Femme, mais j’avais alors un rôle d’interprète beaucoup plus statique. Ce style me poursuit, mais c’est simplement que je suis à l’aise dans ces habits.
Ce n’est donc pas un personnage que tu as construit…
Depuis que j’ai procédé à cet effeuillage-là, je suis vraiment moi-même. Entre les morceaux sur scène, je peux faire les mêmes blagues que dans la vie de tous les jours. Pour le meilleur et pour le pire. [sourire] Je suis très nature. J’ai cessé de vouloir être mystérieuse, je n’ai rien d’inaccessible. C’est tellement à l’opposé de ce que je suis réellement.
Autant être moi-même. Bien sûr, cela a des avantages et des inconvénients : je n’ai donc pas la schizophrénie de rentrer sur scène dans la peau d’une autre, mais la frontière entre le personnage public et le moi intime est plus ténue. C’est forcément plus difficile, surtout avec le pouvoir des réseaux sociaux. J’ai l’impression d’être exposée à 2 000 %, et je me prends les critiques en plein cœur car je ne me sens protégée par rien.
© Fiona Torre pour Les InrockuptiblesTu es conseillée par ton entourage.
Pas spécialement. Depuis que je vis de mes chansons, j’ai compris qu’il ne fallait surtout pas multiplier les conseils – c’est le meilleur moyen de se planter. Alors, j’ai deux, trois personnes sur qui je peux compter réellement, mais davantage sur le plan artistique que pour mon équilibre personnel. S’il n’y a pas grand-chose que j’ai réussi à bien gérer dans ma vie, j’ai su, malgré tout, garder les pieds sur terre. Je n’ai pas l’impression d’avoir changé.
Pour reprendre les paroles d’une de tes chansons, est-ce que “ton drame, c’est ton ombre” ?
Mon drame reste mon hypersensibilité. Avoir construit une carrière ne m’a pas aidée sur ce plan-là. Car ce qui grandit avec le succès, c’est la peur de le perdre. Je crois donc que ça a encore plus fragilisé ma confiance en moi. On fait un métier très exposé par son image, et les femmes encore plus que les hommes. Notamment à travers les shootings dans les magazines de mode ou féminins.
Dans un ascenseur, je me retourne toujours pour ne pas voir ma gueule dans la glace. Tout cela m’a rendue beaucoup plus consciente de mon corps et de mon physique, alors que j’ai plutôt envie de les oublier. Ce que je vis, qui est extrêmement joyeux et heureux, ne me guérit pas totalement. En un sens, ça me réjouit, car si mon hypersensibilité me quittait, je n’aurais plus grand-chose à expliquer… [sourire] Il faut juste savoir la canaliser.
N’en fait-on pas trop avec l’image dans la musique ?
C’était déjà le cas dans les années 1960, comme je le lis actuellement dans la biographie de Paul McCartney. Il se prenait la tête pour que son image et celle des Beatles soient cohérente, inventive et moderne. À l’époque, comme chez Bowie, cela participait de leur réinvention artistique permanente. Aujourd’hui, il s’agit avant tout d’être beau et, en l’occurrence, d’être belle. Quand tu vas dans un bureau de presse pour un shooting, il n’y a que des tailles 36. Heureusement, les choses commencent à bouger.
“C’est un disque que j’ai pensé au fond du gouffre”
Avant d’enregistrer ton second album, Cœur, tu avais la double pression artistique et commerciale. En optant pour une veine disco, tu as parfois regretté en entrevue que cette orientation stylistique puisse détourner le public de la qualité intrinsèque des chansons…
Je trouve dommage, en effet, que des gens s’arrêtent parfois à l’habillage disco ; je me suis sentie légèrement snobée par un certain public. Comme si le côté dansant des chansons m’avait fait perdre en consistance, alors que mon exigence d’écriture était plus grande que sur le 1er album. Mais je crois que c’est très français de se dire “ça danse donc c’est con”.
La chanson Cœur est un contre-exemple, La Grenade l’était aussi : on peut danser sur un texte sensé. C’est certainement dû également à mon caractère : je suis tout le temps en train de me marrer ou de danser. J’ai peut-être perdu les intellos en cours de route. Je ne suis pas en col roulé noir en train d’interpréter mes chansons avec gravité, mais pour autant, il y a des sujets bien plus profonds sur Cœur.
Sur la réédition de cet album, attendue pour fin novembre, tu adaptes d’ailleurs des morceaux d’Abba, Donna Summer, Sister Sledge ou Kool and the Gang qui ont été sources d’inspiration…
C’est un disque que j’ai pensé au fond du gouffre, pendant la pandémie, en écoutant ces chansons-là qui me servaient de remontants et me faisaient sortir du lit. Dans ma playlist du confinement, il y avait aussi quelques titres des Jackson Five. Je me suis mise à bouder mes icônes comme Nick Cave, je n’avais pas envie d’aller vers ces disques-là. Je voulais faire un album qui donne envie de se lever, de danser, qui offre une petite parenthèse, une respiration dans ce contexte si particulier.
Pour autant, je ne resterai pas dans ce style pour toujours. J’aime bien l’idée de me renouveler et de ne pas m’encroûter dans un genre. Il y a plein de choses à faire avec la chanson française. Et l’actuelle tendance disco chez les chanteuses finit par m’agacer. Je ne pensais absolument pas que le disco allait redevenir tendance du jour au lendemain. Je craignais, au contraire, que les paillettes apparaissent en décalage avec le contexte.
© Fiona Torre pour Les nrockuptiblesAujourd’hui, je ne referais pas le même disque, mais je l’adore tel quel. Et le défendre sur scène est une joie permanente. La prochaine fois, j’irai ailleurs. Ce qui ne changera pas, c’est l’importance donnée aux textes et à ma voix. J’ai envie de m’amuser et d’explorer plein d’univers différents, ce que les artistes français s’autorisent moins souvent que les Anglo-Saxons. J’aime les carrières incroyables comme celles de David Bowie et Madonna. À chaque nouvel album, on partait pour un nouveau voyage.
Ton goût pour le disco remonte à loin ?
J’ai toujours eu une obsession pour Abba. Il y a des années où c’était pourtant la honte. Ado, j’écoutais tout le temps du rock underground, alors passer Abba après le Velvet Underground était parfois mal vu. Pendant le confinement, je me suis remise à écouter Abba, à regarder des documentaires, et à part leur garde-robe, je garde tout. [rires]
L’album Everything Now d’Arcade Fire m’a aussi remise sur les rails du disco. Bien sûr, je craignais de passer ainsi de la gravité à la légèreté. Je suis quand même fière d’avoir réussi ce pari avec Cœur. Quand j’échangeais avec Benjamin Lebeau ou Yuksek au sujet de la production, je leur parlais souvent de dark disco comme référence.
Avec, encore une fois, un tube massif : Le Reste…
Ce single a été un autre pari, car je ne savais pas si j’allais assumer les paroles [“Je ne peux pas oublier ton cul et le grain de beauté perdu”]. Le vrai test, c’est lorsque j’ai envoyé la chanson à mon père. Il m’a dit : “Ce n’est pas joli ces mots-là dans ta bouche.” Et sa réponse m’a, au contraire, poussée à garder le texte tel quel.
Ce n’est pas normal qu’en 2022 le mot “cul” soit encore irrévérencieux dans la bouche d’une femme et d’une chanteuse, et pas dans celle d’un garçon. Benjamin Biolay l’a déjà utilisé plein de fois dans ses chansons. Alors, pourquoi pas moi… Et par le passé, Ferré avait le droit, mais pas Françoise Hardy ou Barbara, que l’on n’a jamais entendues chanter des obscénités.
Qui t’a donné cette conscience que les femmes n’étaient implicitement pas autorisées à faire ?
Bonne question. Cela remonte aux schémas avec lesquels on a grandi à l’école : les petits garçons avaient le droit d’être bagarreurs et tout débraillés alors que l’on attendait de nous d’être plus lisses, polies, gentilles, douces et surtout mignonnes… On attend beaucoup des femmes qu’elles soient des figures de douceur. J’avais envie de secouer un peu le cocotier, en étant un chouïa plus corrosive. Attention, je suis loin d’être une punk, mais si je veux, je peux écrire des textes plus poivrés.
À propos du rock underground que tu écoutais adolescente, tu l’as découvert par toi-même ou grâce à ton cercle amical ?
Le vrai élément déclencheur, c’est un garçon qui s’appelait Fabrice et que j’avais rencontré dans le bus en allant au collège. Il était un peu plus âgé que moi, avait une coupe à la Beatles et je le trouvais hyper-beau. [rires] Je faisais donc toujours en sorte de m’asseoir à ses côtés, avant qu’il ne m’avoue un jour qu’il était amoureux de moi. C’était alors le début des iPod et il m’a ainsi fait découvrir le Velvet Underground et redécouvrir les Beatles, que j’écoutais déjà à la maison.
Quand j’ai plongé dans cette culture rock sixties et seventies, j’ai passé des heures à télécharger de la musique et à regarder YouTube. Je faisais notamment une fixette sur Jefferson Airplane. Et le dimanche, avec mon père, on faisait les vide-greniers. Comme les vinyles n’étaient pas encore redevenus à la mode, je pouvais en trouver à 50 centimes l’unité. À ce prix-là, je n’hésitais pas à craquer simplement parce que le nom du groupe était cool ou que la pochette était belle.
C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à m’acheter des fringues vintage et des pièces plutôt excentriques. Au lycée, j’allais parfois en cours avec un bibi des années 1930 ! Avec le recul, c’était un peu ridicule… C’est un style que je m’étais construit en réaction aux moqueries de mes camarades. Car je mesurais 1,76 m à 11 ans. Quitte à être différente par mes proportions naturelles, autant y aller franchement.
Aujourd’hui, mon look passe beaucoup plus inaperçu car porter des vêtements de seconde main est devenu cool. J’écoute et je porte les mêmes choses qu’il y a quinze ans. Je me suis créé mon univers en raison de ma solitude, car j’habitais dans une ville où les bus s’arrêtaient à 20 h 30. Je passais donc beaucoup de temps seule. Sans les disques et les livres, je serais morte d’ennui.
Cœur encore (Romance Musique/Universal). Sortie le 25 novembre. En tournée française, et les 8 décembre et 31 janvier à Paris (Accor Arena).
Clara Luciani est habillée en Gucci.