Comment l’actrice Lelia Goldoni a-t-elle marqué l’histoire du cinéma ?

Lors de sa 1ère apparition dans Shadows, Lelia rejoint son frère Hugh dans une gare new-yorkaise. La vitalité du personnage frappe immédiatement. L’impulsivité de ses gestes fait bégayer la forme même du film, qui multiplie recadrages brusques,...

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Lors de sa 1ère apparition dans Shadows, Lelia rejoint son frère Hugh dans une gare new-yorkaise. La vitalité du personnage frappe immédiatement. L’impulsivité de ses gestes fait bégayer la forme même du film, qui multiplie recadrages brusques, les faux raccords et les sautes d’image comme pour attraper un sourire, une grimace ou une accolade. La forme n’obéit pas à un plan déterminé, mais elle interagit en permanence avec la liberté des corps et épouse leur spontanéité.

Chaque plan vient ainsi saisir l’intensité d’un mouvement grâce à la précision inouïe du montage de Cassavetes : c’est la liberté du jazz transposée au cinéma.

La spontanéité d’un corps

Cette question du personnage et de l’acteur·rice est cruciale pour comprendre le cinéma de Cassavetes, il disait lui-même (dans Cassavetes par Cassavetes de Ray Carney édité chez Capricci) : “La vraie différence entre Shadows et n’importe quel autre film, c’est que Shadows émane des personnages, tandis que dans les autres films, ce sont les personnages qui émanent de l’histoire. J’ai davantage inventé, ou conçu les personnages de Shadows que son synopsis.”

Cette inversion prend corps dès le tournage, qui repose sur un long travail d’improvisation où chaque acteur·rice est invité·e à construire son personnage selon sa propre sensibilité. Cette méthode est avant tout une éthique : au lieu de figer l’identité d’un personnage par le scénario, il s’agit pour le metteur en scène d’accorder une liberté aux comédien·nes en respectant leur individualité.

Un personnage indéfinissable

Avec ce personnage qui porte son propre nom, Lelia Goldoni joue la sœur de Ben (Ben Carruthers) et de Hugh (Hugh Hurd). Tous·tes les trois sont noir·es mais Ben et Lelia peuvent “passer” pour blanc·hes. Chacun·e d’entre elleux noue un rapport singulier à cette identité noire et cherchera à exprimer son individualité, en dépit des normes établies et du regard objectifiant des autres.

Dans l’une des plus belles scènes du film, Lelia ramène chez elle son petit ami blanc, Tony. Lorsqu’il voit Hugh, il comprend que Lelia est noire : s’en suit une scène sidérante faite de gêne et de mouvements contradictoires. Tony est comme paralysé par ses propres préjugés et s’enferme dans ses propres bégaiements, tandis qu’au milieu de la pièce, Lelia cherche à temporiser, puis saute brutalement sur Tony pour le rattraper, avant de conclure la séquence par la plus bouleversante des répliques – un simple “Je l’aime”, à peine prononcé. Durant tout le film, Lelia est prise dans ses propres contradictions, entre le déni et la désillusion, et son hyper expressivité est comme le symptôme de sa quête identitaire.

L’identité de Lelia reste ainsi indéfinissable et mouvante ; elle se constitue dans un rapport à l’autre et atomise les catégories sociales et raciales essentialisantes. Le jeu de l’actrice participe alors de la puissance politique du film, qui ne se résout pas à un discours univoque sur le racisme aux États-Unis. L’actrice l’explicitait elle-même : “Quand John a réalisé Shadows, le fait que je ne sois absolument pas noire devait montrer aux gens que, s’ils croyaient que je l’étais, alors la ségrégation devenait impossible, puisqu’on ne pouvait plus trouver de critère de différenciation.

Un nouvel âge du cinéma

La même année, Douglas Sirk mettait en scène un personnage similaire dans Mirage de la vie (1959) – celui de Sarah Jane, une jeune femme noire qui renie son identité et souhaite passer pour blanche. Dans ce mélodrame flamboyant, l’identité se vit comme une fatalité. Elle est au cœur de la mécanique tragique dans laquelle Sarah Jane ne peut se défaire de la binarité noir/blanc qui structure la société.

Avec Shadows, la logique est tout autre. Par l’improvisation et la liberté de ses mouvements, l’actrice comme son personnage sont en constante recherche, sans jamais aboutir aux résolutions narratives déterminées qui présidaient au cinéma classique. Avec Sarah Jane et Lelia, ce sont deux conceptions de l’identité, du personnage, de la narration, et plus largement deux âges de cinéma qui coexistent la même année dans les salles de cinéma.

À l’heure où la censure exercée par le code Hays interdisait tout rapport sexuel entre deux personnes de “races” différentes, Lelia Goldoni paiera cher ce rôle audacieux. Si elle tiendra un rôle secondaire chez Martin Scorsese dans Alice ne vit plus ici, cette immense actrice se fera très rare après sa révélation dans Shadows. Reste alors une filmographie illuminée par l’un des plus beaux personnages de l’histoire du cinéma.