Comment le système Berlusconi a tué le cinéma italien
Comment Silvio Berlusconi et sa télévision bling-bling ont failli tuer définitivement le cinéma italien, et quand cela a-t-il commencé ? Quasiment au moment de l’assassinat d’un poète, cinéaste, penseur engagé, Pier Paolo Pasolini, début novembre...
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Comment Silvio Berlusconi et sa télévision bling-bling ont failli tuer définitivement le cinéma italien, et quand cela a-t-il commencé ? Quasiment au moment de l’assassinat d’un poète, cinéaste, penseur engagé, Pier Paolo Pasolini, début novembre 1975.
En février 1974, Pasolini avait accordé une entrevue sur la plage de Sabaudia, au sud de Rome, où il avait fait construire une petite villa avec son grand ami Alberto Moravia.
Pasolini a bien compris que ce « néo-fascisme », celui de la société de consommation, va détruire une Italie, une culture italienne que les 25 ans de fascisme, selon lui, n’ont fait qu’ « érafler ».
En septembre 1974, une loi autorise la création de chaînes de télévision privées. Parmi les centaines de télévisions locales qui naissent alors, une petite chaîne émerge à Milan, la capitale économique du pays : elle s’appellera bientôt Canale 5.
Cette chaîne grandit, sous l’égide de son propriétaire, l’homme d’affaires Silvio Berlusconi, et devient une chaîne nationale généraliste. Canale 5, ou La Cinque, va battre tous les records et écraser le marché. Elle est encore aujourd’hui, en 2023, la chaîne de télévision transalpine la plus regardée, avant même la Rai, le groupe de télévision publique. La recette de la Canale 5 n’a pas beaucoup changé depuis près de 50 ans : beaucoup de divertissement, beaucoup d’ “info” (pas “gauchiste” pour un sou, mais alors pas du tout), pas mal de films (environ 10 % entrecoupés par de nombreux spots de publicité, et rarement du cinéma d’auteur), un peu de télé-achat et très peu d’émissions « culturelles » (moins de 1 %)…
Le roi de l’audiovisuel
En cinq ans, la fréquentation des salles de cinéma baisse de 50 %, puis encore de 50 % pendant les cinq années suivantes. Parce que les salles se vident, la production et la distribution s’effondrent. Les studios de Cinecittà, pour survivre, se mettent à produire des séries télévisées médiocres et des publicités. Le cinéma italien, qui était depuis la fin de la guerre un réservoir de talents immenses (Rossellini, Fellini, Antonioni, Pasolini…) et l’un des cinémas les plus créatifs du monde, est au plus mal. L’apparition et sutout la démocratisation de la télévision, en Italie comme en France, avait déjà grignoté une partie des spectateur·trices de cinéma. Mais la France a un système de soutien au cinéma, qui lui permet de résister (pour combien de temps encore ?) au pouvoir de la télévision de caniveau.
Certes, Berlusconi n’est pas le seul responsable de cette crise énorme, mais il s’enrichit sur cette catastrophe et devient le roi de l’audiovisuel de la Botte.
De Fellini à Pasolini en passant par Sergio Leone
Le grand Federico Fellini (avec d’autres cinéastes) critique violemment cette télévision. Il va devant les tribunaux pour que ses films ne soient pas interrompus par la pub, et perd son procès. Avec Intervista mais surtout avec Ginger et Fred (l’histoire d’un ancien duo de danseur·euses de claquettes invité dans une émission de variétés complètement débile), Fellini se moque de cette télévision à deux balles.
Quand on demande à Sergio Leone s’il est certain que Berlusconi a tué le cinéma italien, il répond : “Ce n’est pas certain ; c’est tout à fait certain !”
Pasolini avait prophétisé ce qui est arrivé. La vulgarité et la bêtise, esthétique et politique, l’ont emporté. La pauvreté culturelle devient la norme de Canale 5 que Berlusconi, en voie de devenir l’homme le plus riche d’Italie, dirige d’une main de maître. Il crée une télévision populiste avec des femmes à moitié nues dans quasiment toutes les émissions. En 2008, David Hockney, lors d’un voyage en Italie, aurait été étonné de voir que les églises et leurs chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture étaient vides, et de conclure : “les Italiens sont devant la télévision”.
De la télévision au gouvernement
Silvio Berlusconi, qui a imposé son idéologie libérale, démagogique et réactionnaire par la télévision, se lance un jour en politique et devient en 1994, le président du conseil (il sera réélu en 2001 et en 2008).
Le cinéaste qui s’en sort le mieux (il est plus jeune et incarne presque à lui tout seul l’engagement de la gauche culturelle contre le berlusconisme) est Nanni Moretti. Ce dernier finance ses films avec notamment l’aide de Canal+ (Studiocanal). Il se moque de Berlusconi, devient une sorte d’emblème de l’opposition -et pas seulement chez les cinéastes. Ses films lui permettent aussi de s’exprimer. Dans Aprile (1998), film très politique, il tourne une scène d’anthologie dont la réplique principale est connue de tous·tes les Italien·nes. Alors qu’il regarde un débat politique entre Silvio Berlusconi et Massimo D’Alema, son adversaire de gauche, Moretti, exaspéré par la mollesse du socialiste lui crie : “Mais dis-nous quelque chose de gauche !.”
En 2006, Nanni Moretti tourne Le Caïman dans lequel il imagine l’histoire d’un producteur qui veut réaliser un film sur Berlusconi – le Caïman étant le surnom de l’homme politique.
D’autres cinéastes ont dressé des portraits de Berlusconi ou s’en sont pris à lui. D’abord Sabina Guzzanti, une humoriste très connue pour ses imitations de l’homme d’affaires, tourne le documentaire Draquila – l’Italie qui tremble sur le scandale de L’Aquila, la “capitale” des Abruzzes, détruite par un tremblement de terre. Un scandale politico-financier qui a dévoilé, pour qui en aurait douté, la malhonnêteté de Berlusconi ainsi que sa corruption.
Puis c’est au tour de Paolo Sorrentino de tourner en 2018 Silvio et les autres, un portrait à charge, un peu raté et superficiel, avec Toni Servillo dans le rôle de Berlusconi.
Un nouveau système de financement
Le cinéma italien n’est pas mort, mais il a mis des années à s’en remettre. Marco Bellocchio, que nous avons rencontré récemment à Cannes, nous a glissé qu’un nouveau système de financement est né en Italie depuis quelques années, et qu’il est plus facile désormais de produire des films.
Berlusconi est mort, mais le cinéma italien est vivant. Pourtant l’extrême droite est au pouvoir. Et la télévision, avec sa centaine de chaînes commerciales plus médiocres les unes que les autres, continue à ronronner et à ne servir que de la soupe populiste à ses spectateur·trices. Pasolini avait raison.