Comment les farines animales sont revenues dans les assiettes françaises
AGRICULTURE - Parties à grand bruit, revenues à tous petits pas. Les farines animales reviennent sur le devant de la scène à l’occasion d’un lugubre anniversaire. Le 28 février 1991, il y a 25 ans, c’était la découverte du premier cas français...
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AGRICULTURE - Parties à grand bruit, revenues à tous petits pas. Les farines animales reviennent sur le devant de la scène à l’occasion d’un lugubre anniversaire. Le 28 février 1991, il y a 25 ans, c’était la découverte du premier cas français d’encéphalopathie spongiforme bovine, une maladie neurodégénérative touchant les bovins, et pouvant se transmettre à l’homme. À l’origine de l’épizootie, des farines animales contaminées par les restes d’animaux malades.
C’était le début, encore peu médiatisé, de l’une des plus graves crises agroalimentaires de la fin du XXe siècle, qui entraînera l’abattage de millions de bovins et la mort de plus d’une centaine de personnes causée par la maladie de Creutzfeldt-Jakob.
Bannies, les farines animales ont fait leur retour dans la chaîne alimentaire hexagonale, malgré leur réputation. Le mardi 14 novembre 2000 pourtant, le Premier ministre d’alors, Lionel Jospin, avait annoncé “Une suspension temporaire et générale des farines animales”: pourquoi et comment ce bannissement a-t-il pris fin? Il faut pour le comprendre revenir à la fin des années 90.
Un bannissement en deux crises
À l’époque, l’utilisation de cadavres ou de carcasse d’animaux réduits en poudre pour nourrir son cheptel est peu contrôlée. L’expression “farines animales” recouvre l’ensemble des carcasses animales utilisées dans l’alimentation du cheptel: viande, tendons, graisses, os, poils...le tout forme un résidu d’abattoir très riche en protéines. Réduits en poussière puis vendus aux élevages hors-sol, ces restes permettent de nourrir à un faible coût les animaux en s’associant ou se substituant aux protéines végétales, comme le soja ou le colza.
La décision d’en finir avec cette source de protéines est prise en plusieurs fois: en 1994, les farines animales de bovins (qui sont seuls porteurs du prion) sont interdites en France pour nourrir les ruminants, à l’exception des protéines issues des produits laitiers ou des poissons. Des textes viennent renforcer fortement le contrôle de ces filières restant en activité en 1996 et 1998. Mais c’est alors que survient la “deuxième crise de la vache folle”: des bêtes pourtant nées après 1994 ont été diagnostiquées malades du prion, prouvant par là que stopper certaines farines n’était pas totalement efficace.
À l’origine de cet échec, le problème des contaminations croisées. Les farines animales bannies pour la consommation, celles issues des bovins, se mélangeaient parfois à l’usine avec celles autorisées, les farines de porcs ou de volailles par exemple. Plus tôt même dans la chaîne, des morceaux infectés ont pu se retrouver mêlés à des lots consommables. Christian Ducrot, chef du département santé animale à l’INRAE (’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), le résume ainsi: ”À l’abattoir, les gens travaillent vite. Ils doivent mettre un morceau dans une benne, un autre dans une autre...il y a forcément des ratés.”
C’est ce qui pousse - de concert - le président la République Jacques Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin à interdire, en France, toute exploitation des farines animales en novembre 2000. Une interdiction suivie par celle de l’Union européenne un an plus tard. De rares exceptions subsistent: les produits issus du sang des animaux monogastriques (les porcs par exemple) pourront toujours être utilisés pour enrichir l’alimentation d’animaux d’élevage, à l’exclusion, bien entendu, des ruminants. Nos animaux de compagnies, eux aussi, continuent de dévorer des farines de ruminants avec leurs croquettes.
Le moratoire fonctionne à plein
Les années suivantes sont celles du renforcement des contrôles dans la filière bovine...mais aussi de l’entreposage et de la destruction de milliers de tonnes de farines animales qui ne sont désormais rien de plus qu’un poids mort dans l’économie hexagonale: plus d’un million de tonnes sont ainsi entreposées dans une trentaine de sites, en attendant d’être réduites en cendres.
Un moratoire de six ans s’ouvre donc pour la filière, après lequel un bilan sera fait. Pourquoi six ans? C’est le temps d’incubation moyen de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Le compte à rebours a quelque chose de lugubre, mais c’est seulement une fois ces six années écoulées que l’on saura si, oui ou non, le bannissement des farines animales s’est révélé totalement efficace. Malgré des articles au ton pessimiste, le nombre d’animaux atteints par le prion s’effondre, et avec eux les cas de transmission à l’homme: sur le plan sanitaire, l’interdiction est un succès.
En 2007, c’est l’AFSSA, l’agence française de sécurité sanitaire des aliments (aujourd’hui intégrée à l’ANSES) qui se charge du rapport marquant la fin de cette période d’attente. Le bilan est donc très bon, mais l’étude doit répondre à une autre question: comment lever une partie de l’interdiction qui pèse sur les farines animales tout en préservant l’exigence de sécurité sanitaire?
Des règles sont proposées: exclusion de certaines parties des carcasses comme les yeux ou la moelle épinière pour les animaux de plus de 24 mois, et des contrôles systématiques à l’abattoir pour les bêtes âgées de plus de 7 ans notamment. Mais le dossier, après ces six années, reste explosif, et l’interdiction totale continue.
La porte s’ouvre contre le couple franco-allemand
Le dossier des farines animales est régulièrement évoqué à partir de 2010, mais c’est en 2013 que la porte s’ouvre, ou s’entrouvre, au retour des farines animales dans l’hexagone, sous la pression de Bruxelles. La Commission européenne édicte le règlement 56/2013 qui permet d’utiliser des farines animales de volailles ou de porc pour nourrir les poissons d’élevage. La France et l’Allemagne, seules, ont voté contre, avant de s’incliner en renâclant.
"La France ne réintroduira pas les farines animales"François Hollande, salon de l'agriculture 2013
Delphine Batho (ministre de l’Environnement) et le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll y vont tout de même de leur baroud d’honneur, en évoquant à l’époque la création d’un label spécifique “sans farines animales” afin que les consommateurs français puissent s’y retrouver...mais il n’en sera rien. Au final, le texte européen passe dans la législation nationale avec la désapprobation de l’ensemble des pouvoirs publics, qui s’inclinent tout de même. Pourquoi un tel revirement? Les raisons sont à la fois sanitaires...et économiques.
D’abord les progrès accomplis dans la filière sont indéniables: la traçabilité a progressé, le nombre d’animaux atteints par le prion est extrêmement faible, et la définition même des farines animales a changé. Là où avant 1996, on mélangeait bêtes malades et carcasses en tous genres pour produire les fameuses protéines, elles sont désormais classées en trois catégories.
Les deux premières contiennent, à différents niveaux, des matières à risque, et sont désormais exclues de la consommation par d’autres animaux, pour servir essentiellement, de combustible. La catégorie 3, constituée uniquement de morceaux jugés sans risque sanitaire, qui ne peuvent pas être porteurs du prion, sera celle qui ira nourrir les poissons. Mais attention, on ne parle plus désormais de farines animales, mais de protéines animales transformées, ou PAT: le ministère de l’Agriculture y tient.
Ne les appelez plus “farines animales”
Derrière ce changement de dénomination, il y avait bien sûr la volonté d’en finir avec une réputation abyssale, mais aussi d’afficher une certification de bonne qualité. “La différence entre les Protéines Animales Transformées (PAT) et les farines animales d’autrefois est à peu près comparable à celle qui distingue l’eau de source des eaux usées” s’enflamme ainsi la commission des affaires économiques du Sénat sur la question en 2013. Mais le débat reste toxique, comme l’illustre cet échange, dans une assemblée nationale bondée, entre Benoît Hamon et Bruno Le Maire...
La traçabilité a elle aussi fait de grands progrès. Comme le note également le rapport, l’arrivée des tests PCR (la même technologie que celle utilisée dans la lutte conte le Covid-19) en 2001 a permis une surveillance “exhaustive” du nombre de cas de vaches folles. À leur arrivée à l’abattoir, les bêtes sont obligatoirement testées: un gage de sécurité, ainsi qu’un indicateur très précis de l’état de l’épidémie. En 2013, le nombre de cas se monte à zéro, comme chaque année depuis 2005...
Mais ce n’est pas la seule raison expliquant ce retour dans la chaîne alimentaire de ces aliments poudreux. Il n’existe pas d’équivalent aussi riche en protéine et peu cher à produire que ces fameuses farines qui n’en portent plus le nom. Comme le soulignait à l’époque un rapport du Conseil national de l’alimentation, chargé de se pencher sur la question de la réintroduction des farines animales, la teneur en protéines des PAT est de 50 à 60%, quand leur produit de remplacement, le tourteau de soja, n’atteint que 45%, ce qui implique un surcoût pour la filière...et une dépendance à l’importation.
Comme le souligne le Sénat à l’époque: “l’Union européenne est largement déficitaire en tourteaux [...] La France a importé au cours des dernières années, chaque année, entre 3,7 et 4,5 millions de tonnes de tourteau de soja pour nourrir ses animaux” des produits venant en grande partie du Brésil, et dépendant de la demande mondiale en céréales. Derrière les farines animales se cache aussi un enjeu de souveraineté alimentaire.
Les poissons ne font pas de vagues
Le tournant est donc pris, avec un accueil rien moins qu’enthousiaste, même chez les professionnels du secteur. La fédération de la boucherie, inquiète de l’impact d’une telle décision sur les consommateurs, s’indigne: ”Une fois de plus, Bruxelles cède aux pressions de l’industrie alimentaire” dénonce ainsi son président. Mais la Commission européenne, dans son règlement, a ajouté un garde-fou qu’elle estime suffisant: l’interdiction du cannibalisme.
Autrement dit, si les poissons mangeront de la poule et du porc, impossible de picorer d’autres poissons réduits en poussières. Un principe qui s’appliquera à de futures ouvertures: les cochons ne mangeront pas de farine de cochon, les boeufs de farine bovine...
Dans les 5 années qui suivirent la réintroduction partielle des farines animales, rien n’évolue sur le plan législatif: les PAT sont réservées au poisson d’élevage, et même ici, c’est loin d’être une vague de fond, plutôt une option supplémentaire pour les aquaculteurs qui n’avaient, en réalité, jamais cessé d’utiliser certaines farines animales. Au cours des années 2000, les poissons ont effet continué d’être nourris avec un mélange de protéines à partir de végétaux...et de poissons et crustacés sauvages pêchés en mer, puis réduits en poussière protéinée à des fins de consommation animale.
La brèche ouverte par l’Europe ne change donc pas radicalement leur régime alimentaire, d’autant que la filière elle-même n’est pas totalement emballée. Le CIPA, le syndicat français de l’aquaculture, estime ainsi que les Français sont encore traumatisés par la crise de la vache folle. À l’époque, la filière vise plutôt le haut de gamme pour contrer le poisson d’importation (85% de la consommation en 2013!), à base de 100% végétal. Quelques années plus tard, l’offre va encore s’enrichir pour nos poissons voraces, ces derniers pouvant désormais être nourris avec de la farine d’insecte (une pratique encore interdite pour tous les autres animaux).
Le CETA, cannibale malgré lui
Malgré la peur que cette porte ouverte n’entraîne rapidement un retour généralisé des farines animales, la situation n’évolue guère dans l’Union. En 2017 pourtant, un texte va relancer le débat: le CETA, traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, qui n’avait guère besoin de cela pour être controversé, comme l’illustre notre vidéo tournée au moment de la ratification du traité.
Le texte permet l’exportation de la viande canadienne vers l’Europe. Or, les standards d’Ottawa ne sont pas les mêmes que ceux de Bruxelles - tout en étant eux aussi soumis à de fortes régulations. Le pays bannit les farines animales de moindre qualité et susceptibles de transmettre le prion (les catégories 1 et 2 évoquées plus haut), mais autorise que les bovins soient nourris avec certaines protéines animales transformées, issues du sang, de la peau ou du gras d’un ruminant de la même espèce.
Une contradiction claire, donc, avec le principe de “non-cannibalisme” édicté par Bruxelles lors de la réintroduction des farines animales en 2013...et un morceau de sparadrap particulièrement collant pour le gouvernement, dirigé à l’époque par Édouard Philippe. Nicolas Hulot, ex-ministre de l’Environnement, avait ainsi tiré la sonnette d’alarme à ce sujet, appelant à rejeter pour CETA, pour cette raison entre autres. Plusieurs membres du gouvernement avaient alors dû monter au front pour contredire cette affirmation, assurant que les animaux nourris aux protéines animales de bovins restaient interdits sur le sol européen.
Mais la défense finit par s’incliner. Jacques Maire, député LREM chargé de l’examen de l’accord, a tranché le 10 juillet 2019 en faveur de l’interprétation de Nicolas Hulot et des opposants au texte: il sera bien possible au Canada d’exporter dans l’hexagone son boeuf nourri aux farines animales, y compris les farines de bovins. Les quantités seront minimes: “36 élevages” et “4 abattoirs” étaient enrôlés dans le programme canadien permettant d’envoyer leur produit vers l’Europe. Une goutte d’eau.
Pour l’Union européenne et le gouvernement français, cela pourrait bien être plus qu’une anecdote: c’est le reniement, par importations interposées, du fameux principe de “non-cannibalisme” posé en 2013...comme un garde-fou contre l’usage immodéré des farines animales, dont l’apport en protéine est concurrencé par le dégoût qu’elles inspirent aux consommateurs.
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