Comment Rouen est devenue le vivier ultra-prolifique du rock indé
Au siècle précédent, un certain Victor Hugo racontait cette “ville aux cent clochers carillonnant dans l’air, […] dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles déchire incessamment les brumes de la mer” : Rouen. Manière de planter le décor...
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
Au siècle précédent, un certain Victor Hugo racontait cette “ville aux cent clochers carillonnant dans l’air, […] dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles déchire incessamment les brumes de la mer” : Rouen. Manière de planter le décor et décrire, en substance, les lieux : une flopée d’églises gothiques (plutôt 40 que 100 à ce jour, mais passons), un ciel tapissé de cette couche grise vaporeuse quand il n’est pas humide, une atmosphère sans doute un brin maussade. Et aujourd’hui, sorte de conséquence naturelle, une scène rock plus que féconde et terriblement enthousiasmante (Victor Hugo ne l’avait pas flairée, celle-là).
Chacun·e sait que l’ennui et la morosité font le lit et la force du rock – Seattle aux États-Unis, Bristol et Manchester au Royaume-Uni en ont été de parfaits exemples. Quand on s’emmerde, on joue. Et d’autant plus fort quand bouillonnent frustrations et amertume, le champ de vision obstrué par leurs émanations. Disons-le sans louvoyer : Rouen est bien en passe d’emboîter le pas à ces hauts lieux de la scène alternative.
Car c’est dans ces mêmes circonstances que s’y tisse, ces dernières années, un véritable écosystème de musicien·nes, d’artistes et de groupes, tapant aussi bien dans le post-punk que dans le garage psyché. Si bien que nos coups de cœur du moment sont – sans surprise – rouennais·es : MNNQNS, Unschooling, Servo… Quelques formations dont la discographie et la renommée se construisent graduellement, fruit du travail de musicien·nes visiblement doté·es du don d’ubiquité. Il n’est en effet pas rare de les voir s’échanger leurs membres et se lancer dans maint side projects avec grande spontanéité – signe d’une vitalité qui n’a rien à envier à celle des anglophones.
Une scène émergente qui se structure
“Écosystème”, disait-on. Un mot loin d’être galvaudé quand on passe à la loupe les composantes de ladite scène. Car elle a ses groupes, certes, mais aussi ses labels qui les entourent. Parmi eux : Kids Are Lo-Fi et Before Collapse Records. Deux noms qui reflètent, en partie, le travail mené par Raphaël Balzary aux côtés de ses compères.
Le musicien et producteur, 36 ans, est un visage familier pour nombre d’acteur·rices du secteur artistique rouennais. Et pour cause : avant de s’affairer à dénicher la fine fleur du rock en ces contrées, il investissait lui-même les scènes au sein de We Hate You Please Die – groupe qu’il a cofondé en 2017, devenu l’un des plus estimés de la capitale normande. C’est avec ses membres qu’il a fait naître Kids Are Lo-Fi, un an plus tard – d’abord, dans une volonté de garder la mainmise sur la production de leur 1er album homonyme.
S’il ne fait aujourd’hui plus partie de We Hate You Please Die, Raphaël Balzary investit pleinement son rôle de coproducteur au sein d’un second label indépendant : Before Collapse, monté en équipe – avec Willow Adam notamment – en 2023. Les oreilles curieuses de découvertes, ils écument les concerts à la recherche de nouveaux talents à faire éclore.
Derniers en date : Dirty Cloud (décidément, on en revient toujours à ce ciel gris), trois lycéens qui façonnent un “post-punk vénère”, disaient-ils sur notre site, y ajoutant davantage “d’énergie et de violence”. Et puisque les aînés inspirent les cadets (et inversement), quand Raphaël les découvre par hasard sur scène, alors qu’“ils remplacent au pied levé un autre groupe”, l’un d’eux arbore un T-shirt aux couleurs de We Hate You Please Die. Tiens, tiens. Un concert “fou”, glisse d’ailleurs le coproducteur, lors duquel il voit en ces ados “une suite à Nirvana”.
Dans la génération d’au-dessus, un nom demeure sur toutes les lèvres (celles de Raphaël Balzary et les nôtres, entre autres) : MNNQNS. Formé en 2018, le quatuor emmené par Adrian d’Epinay incarne ce que l’on pourrait appeler une success-story locale. Deux albums très aboutis, une couverture médiatique élogieuse, des pérégrinations aux quatre coins du globe… Un parcours qui force le respect d’une horde de musicien·nes – à Rouen et au-delà, donc –, en plus d’ouvrir à tout ce beau monde un nouveau champ des possibles.
C’est en tout cas l’analyse que formule Jordan, programmateur de l’association Braincrushing – laquelle s’échine à faire vivre cette scène alternative, organisant des concerts dans les diverses salles de la ville. Jusqu’à impulser une vraie dynamique de création musicale.
Des “groupes wagons”
“On a eu quelques groupes ‘wagons’ […] qui ont inspiré plein d’autres à vouloir se lancer”, explique-t-il, citant justement MNNQNS et We Hate You Please Die. Deux formations qui “ont explosé et ont un peu tiré tout le monde sur le devant de la scène”. Rouen leur doit-elle sa fécondité artistique ? La réponse n’est sans doute pas si évidente. Car s’ils ont remis la Normandie sur la carte du rock, ces succès ne seraient rien sans l’énergie déployée par des bénévoles comme Jordan, motivé par le désir initial d’“essayer de faire venir les groupes [qu’il] écoutait”.
Voilà comment les groupes y font leurs 1ères scènes. Leur nom circule ici et là, recommandés (ou non) par une autre formation ou, plus rare, par une boîte de booking. Pour les sélectionner, Jordan s’en remet à son instinct : il écoute, regarde des vidéos de scène – “un bon groupe, c’est un groupe qui sait jouer en live”, affirme-t-il – et “voit si ça [lui] plaît”, afin de lancer l’organisation d’une date. Dates qui se déroulent le plus souvent au 3 Pièces Muzik’Club, bar incontournable situé au cœur de la ville. “Toute la scène locale y passe quasiment, c’est là où les groupes ont fait leurs 1ères armes”, explique le programmateur.
“Le foisonnement s’explique par le fait que la scène soit petite, […] tous les musiciens se mélangent, discutent… Il y a une certaine émulation”
Un véritable point de ralliement des amateur·rices de rock, dont le seul inconvénient est – à l’image de l’offre de salles de concert à Rouen – d’être relativement étriqué. Sa jauge d’une petite centaine de personnes est (très) vite remplie. Un défaut qui, malgré tout, favorise les rencontres, catalysant ainsi cette effervescence de création : “Je dirais que le foisonnement s’explique par le fait que la scène soit petite, tout le monde se connaît et a envie de causer ensemble. Au 3 Pièces, tous les musiciens se mélangent, discutent… Il y a une certaine émulation”, analyse Jordan.
Pour autant, ce dernier comme Raphaël Balzary s’accordent sur le constat suivant : la ville a besoin que d’autres lieux ouvrent leurs portes, afin de faire perdurer cet écosystème. “Il y a un manque d’adresses, de communication […], il faudrait vraiment ouvrir un Supersonic rouennais”, s’épanche le second, citant la mythique salle parisienne, qui accueille le fleuron du rock indépendant et propose trois concerts gratuits, chaque soir. L’objectif serait ainsi d’avoir un “intermédiaire” entre le 106 – salle pouvant accueillir 300 personnes environ – et les bars à concerts – d’ailleurs très éparpillés.
Ressources locales
À cela s’ajoute une répartition démographique vectrice d’inégalités : on n’accède pas à l’art de la même manière selon le lieu où l’on réside. Rouen n’échappe pas à la règle : “Les classes supérieures vivent rive droite, et la population plus précaire rive gauche, où l’offre culturelle est plus pauvre”, déplore Raphaël, pointant par la même occasion une Maison des jeunes et de la culture qui n’est “pas assez exploitée”.
Ces dernières années, des dispositifs se déploient pourtant dans la volonté d’étendre l’offre culturelle de Rouen, en favorisant la création artistique. Ainsi s’est installée, en 2010, une Scène de musiques actuelles (SMAC) – le fameux 106 – dans un ancien hangar portuaire réhabilité, à quelques encablures du centre-ville. Un lieu offrant matériel, locaux de répétitions et de résidence aux groupes, en plus de permettre à trois d’entre eux de vivre une 1ère expérience de scène tous les trois mois.
Dans la même veine, Chien méchant – collectif d’artistes autoproclamé “espace partagé de création” – a pris ses quartiers au cœur de Rouen, en octobre 2021. Une vingtaine de graphistes, motion designer, musicien·nes, photographes et vidéastes investissent ainsi les lieux, pouvant y monter des expositions, organiser des projections ou des concerts acoustiques. Ils et elles ont aussi accès à un studio de création visuelle, un bureau de production et un studio de répétition au sous-sol – d’ailleurs investis de groupes tels que MNNQNS, Servo et Unjoyce.
View this post on InstagramA post shared by ???????????????????? ????????́???????????????????? (@chienmechantrouen)
L’héritage Dogs-Olivensteins
Des lieux ouvrent et d’autres ferment, dans une sorte de valse amorcée en réalité bien avant la résurrection musicale d’aujourd’hui. Peut-être assistons-nous tout simplement à de vagues réminiscences du passé. Car la 1ère séquence rock de Rouen remonte en fait aux années 1970-1980, rythmées par le disquaire Mélodies Massacre et le label Sordide Sentimental. Pourtant spécialisé dans les musiques expérimentales, ce dernier s’était offert une incartade cold wave en publiant Atmosphere, single légendaire de Joy Division.
Peu avant, la rue du Massacre voyait s’installer Mélodies Massacre, porte d’entrée aux nouveautés musicales d’outre-Manche et devenue, en dépit d’un tel nom, une vraie institution rouennaise. À sa tête : Lionel Herrmani, un type talentueux qui, en plus d’aller dégoter les meilleurs disques en se rendant directement aux États-Unis, se chargeait de produire les Dogs et les Olivensteins – sensations rock locales d’alors. Avant que Sordide Sentimental ne soit finalement contraint de mettre la clé sous la porte, au mitan des années 1980, entraînant dans sa chute la vitalité de cette scène émergente.
Ces deux groupes ne manquent pourtant pas d’être prononcés lorsqu’il est question de Rouen, même si les musicien·nes d’aujourd’hui semblent s’en détacher. “Depuis que je suis tout petit, ma mère me fait écouter les Dogs”, nous glissait Maxime de Dirty Cloud, 15 ans, avant d’abonder : “On a beaucoup de respect pour eux, mais ça ne fait pas partie de nos influences principales.” Manière de prendre ses distances, gentiment et poliment, avec le rock à papa.
“Les groupes essaient vraiment de s’en émanciper, parce qu’à la longue, ça [leur] casse un peu les pieds qu’on ramène tout le temps notre ville aux Dogs […], on l’a tellement entendu…”, lance quant à lui Jordan, programmateur de l’association Brain Crushing. Et Raphaël Balzary de proclamer : “Maintenant, on ne dit plus ‘Rouen, la ville des Dogs’, mais ‘Rouen, la ville de MNNQNS’.”
Changer pour durer
Tout l’objectif du biotope indé d’aujourd’hui est d’assurer sa pérennité – on se refuse à voir le déclin de 1984 se répéter –, tout en modelant le futur du rock selon une éthique choisie et revendiquée. À commencer par celle des labels, dont le rôle est loin d’être anecdotique dans le fonctionnement de l’industrie.
“Ce qu’on veut, nous, c’est apporter un vrai cadre juridique qui protège les artistes, qui prenne soin d’eux et les rémunère à leur juste valeur”, s’épanche Raphaël Balzary à propos du label Before Collapse. Et de poursuivre : “On veut être une boîte à outils pour eux, être à disposition et veiller au grain… Quand tu vois qu’un quart des artistes a des problèmes de santé mentale à cause de leur taff, t’as envie de faire attention à eux.”
Artistes qui, d’ailleurs, n’hésitent plus à retrousser leurs manches face à tel ou tel combat politique (quitte à y laisser quelques plumes…). Quand Dirty Cloud dénonce les frasques de la police à coups de “Authority must die”, MNNQNS s’attèle à défendre le réseau des SMAC – menacé par l’inflation et une hausse des factures, alors même que les subventions dont il bénéficie ne suivent pas –, tandis que We Hate You Please Die délivre des soufflantes féministes tranchantes à souhait, à l’aune d’une scène encore ultra-masculine.
“Les hommes occupent une place dominante dans le milieu musical, et le rock est d’autant plus une culture testostéronée”, déplore leur ancien leader Raphaël, qui se souvient qu’“avec We Hate You, la mixité s’était faite un peu par hasard”. Avec son label, il entend justement changer de l’intérieur cet écosystème “toujours un peu mascu” : “Pas de discrimination positive, attention, mais faire un vrai glanage pour arriver à cet objectif”, conclut-il. Parce qu’il n’y a décidément pas que les Dogs… et la jeune garde ne se genre plus seulement au masculin.