Cosey Fanni Tutti réhabilite son art et sa vie dans “Art Sexe Musique”
Cosey Fanni Tutti aura attendu presque 50 ans pour célébrer son travail protéiforme et le considérer enfin à sa juste valeur. C’est-à-dire celui d’une pionnière du body art, d’une activiste post pornographique, d’une initiatrice de la musique...
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Cosey Fanni Tutti aura attendu presque 50 ans pour célébrer son travail protéiforme et le considérer enfin à sa juste valeur. C’est-à-dire celui d’une pionnière du body art, d’une activiste post pornographique, d’une initiatrice de la musique industrielle et d’une femme qui, au milieu des 70s étriquées moralement, a fait de son indépendance une force vitale, refusant que son art comme sa vie – les deux se mélangeant allègrement – soient récupérés d’une manière ou d’une autre. Dans son livre autobiographique Art Sexe Musique, publié en 2017 et paru pour la 1ère fois en français le 30 avril 2021 (chez Audimat), elle donne plus que jamais raison au slogan qui l’a toujours accompagnée “My art is my life, my life is my art” (“Mon art est ma vie, ma vie est mon art”, ndlr).
Rebelle et précoce
Cosey, de son vrai nom Christine, est née le 4 novembre 1951 à Kingston-upon-Hull, ville portuaire du nord-est de l’Angleterre, d’une mère aimante mais effacée et d’un père autoritaire et machiste. Enfant rebelle et précoce qui refuse l’autorité parentale, Christine désobéit et fugue sans crainte. Adolescente, elle se prend le mouvement hippie en pleine poire. Elle enchaîne des petits boulots qui ne l’intéressent pas le moins du monde, expérimente ses 1ers buvards de LSD puis la mescaline. Elle traîne plus que de raison en concerts, se fascine pour des groupes comme Captain Beefheart, Frank Zappa, Pink Floyd ou The Velvet Underground et trouve dans cette ébullition créative et bordélique des 70s son destin.
Comme elle l’écrit au début de sa biographie : “Le folk et la musique contestataire étaient tout aussi incontournables. Nous nous retrouvions dans un appart et il y avait toujours quelqu’un pour chanter, jouer de la guitare sèche, des bongos ou de l’harmonica. Mais entendre des femmes comme Joan Baez, Joni Mitchell, Janis Joplin, Grace Slick ou Nico m’a fait l’effet d’une révélation. Elles chantaient le changement, leur monde et leurs émotions. J’avais l’impression d’avoir trouvé ma place.”
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Une rencontre décisive
Ce qui change le cours de sa vie, c’est sa rencontre avec Genesis P-Orridge à la fin de l’année 1969, alors qu’elle a à peine 18 ans. Avec ce.tte hippie pur jus qui s’adonne au mail art, éprouve une fascination pour Aleister Crowley et le meurtrier Charles Manson et affiche des prétentions artistiques révolutionnaires, c’est tout de suite la passion. “Un seul garçon m’a fait oublier Steve (son 1er amour, ndlr), se souvient Cosey dans son livre, et c’était un musicien qui s’appelait Genesis. Il était si beau. Il avait les yeux bleu clair, les cheveux très bruns et la peau nette et dorée. Il y avait tant de beauté dans son sourire. En écrivant ces mots, je me souviens de ma réaction la 1ère fois que j’ai vu Steve, et ça m’a l’air absolument incomparable…”
Sur sa lancée, celle que Genesis a tout de suite surnommée “Cosmosis” (mais qui adopte finalement “Cosey Fanni Tutti” en forme de pied de nez au célèbre opéra de Mozart) emménage avec lui au Ho Ho Funhouse, une sorte de communauté de fortune installée dans un ancien entrepôt à fruits où s’ébat toute une faune d’intellos, d’artistes et de branleurs qui ne rêvent que de créativité tout azimut, de rejet des normes sociales de l’époque et de liberté sexuelle. C’est dans la foulée de cette nouvelle vie que naît le projet COUM Transmissions (et son logo en forme de bite flasque) : un collectif ouvert à tous, partagé entre les performances artistiques et la musique live, et inspiré tout autant par les Merry Pranksters, l’actionnisme viennois, le mouvement Fluxus, John Cage, Karlheinz Stockhausen, Kraftwerk ou l’album incompris Metal Machine Music, de Lou Reed.
COUM Transmissions
“La définition de COUM était volontairement évasive, explique Cosey. De cette façon, la liberté d’expression et d’interprétation (y compris celle du ‘public’) restait totale (…) Le principe de COUM, c’était de laisser libre cours aux idées, de se libérer des règles ou du doute… ce qui susciterait quelques situations conflictuelles, puisque nous contestions de manière transgressive les règles établies ainsi que les conventions socioculturelles. Au sein du collectif, chaque personne était soutenue et nous gagnions à échanger nos idées, nous les concrétisions, les notions, les jouions en public ou en privé, utilisant tout ce que nous avions sous la main, saisissant toute occasion. La force et l’élan de toutes ces énergies combinées faisaient de COUM une sorte d’entité créative évolutive, qui se renouvelait sans cesse. En tant que tel, COUM incarnait un concept égalitaire : nul ne pouvait se dire à sa tête ou s’attribuer les œuvres collectivement créées.”
Habitué des performances de rue, des mélanges entre musique et transgressions morales sous couvert d’art, COUM commence à valoir à ses membres une jolie réputation d’activistes artistiques. La bande mutante déboule dans la rue, le visage recouvert de masques à gaz ornés de guirlandes, traînant Genesis dans une poussette avant de pousser encore plus loin la provocation. En 1975, lors d’une performance à Amsterdam, Cosey s’introduit des bougies allumées dans le vagin et Genesis P-Orridge est battu et crucifié. A Los Angeles, ce.tte dernier.ère se fait un lavement à base de sang, de lait et d’urine pendant qu’elle s’injecte son propre sang.
Intéressée très tôt par les choses du sexe (comme elle l’écrit elle-même) et adepte de l’amour libre, Cosey se tourne au même moment vers la vidéo et la photographie pornographique pour gagner sa vie et s’impose rapidement dans l’industrie du sexe de la fin des 70s dont elle assimile rapidement les codes machistes et les clichés fantasmatiques, et qu’elle transforme comme une extension de son travail artistique.
“Céder le contrôle de mon image et de mon identité était une partie importante du projet, et cela m’intéressait autant que l’expérience de la création partagée de ces images, écrit-elle. En prenant volontairement part à ce jeu, je m’offrais de moi-même aux usagers comme aux mitraillades féministes des années 1970. L’exploitation et l’objectivation sexuelles des femmes étaient un sujet brûlant chez les féministes, une de leurs priorités, et les travailleuses du sexe comme moi étions perçues comme les ennemies. Je ne me reconnaissais pas dans le féminisme de cette époque : il ne me représentait pas et passait à côté de la nature complexe et variable des femmes. J’étais un électron libre et je refusais que mes actions soient encore soumises à des règles qui généraient un sentiment de honte. Certes, en travaillant dans le porno, je rendais possible (sans pour autant soutenir) ce contre quoi elles luttaient. Mais je n’étais en rien une ‘victime ‘de l’exploitation. J’exploitais l’industrie du sexe à mes propres fins, pour la subvertir et en faire la matière 1ère de mes œuvres. C’était mon choix. Je voulais connaître l’industrie du sexe de l’intérieur, en causer d’expérience. Je cherchais une pureté dans mon travail, je voulais prendre les normes à contre-pied, aller contre mes inhibitions personnelles, et comprendre toutes les complications et les épreuves que cette industrie imposait à tous les niveaux, de la main d’œuvre aux clients ciblés. Je transgressais les règles… y compris celles des féministes.”
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Vie de visionnaire
Pionniers parmi les pionniers du body art qui secoue la scène artistique des 70s, classés au milieu des figures émergentes de l’art de l’époque – comme Bill Viola, Marina Abramović, Gina Pane, Orlan ou John Stezaker –, les membres de COUM Transmissions font tourner de l’œil les âmes sensibles mais ne laissent personne insensible. En 1976, l’Institute of Contempary Arts propose Prostitution, une rétrospective de COUM, avec notamment des photos pornographiques tirées de revues où pose Cosey, des images de différentes actions menées par le jeune collectif, mais surtout un des 1ers live de Throbbing Gristle (pour “bite turgescente” en argot) qui finit par acter la formation d’un des groupes les plus expérimentaux, conceptuels et visionnaires de l’underground musical anglais de l’époque, dont l’influence est aujourd’hui partout, de la pop à la techno, et de l’underground au mainstream.
Throbbing Gristle (TG) est fondé dans la continuité de COUM Transmissions – dont il signe l’arrêt des activités – par Genesis P-Orridge, Cosey Fanni Tutti, Peter Christopherson (qui fonde plus tard Coil) et Chris Carter (grand fan des synthés et qui devient le compagnon de Cosey, jusqu’à aujourd’hui). Entre 1975, année de sa formation, et 1981, date de sa séparation (à cause de l’égo, des entourloupes et des caprices incessants de Genesis), le groupe invente le concept d’industrial music cher aux années 80, avant de s’en détacher rapidement. Il impose son logo – un éclair sur fond rouge en référence à la signalisation des générateurs électriques – mélange les 1ers samples bricolés et bandes magnétiques trafiquées, les synthés faits de bric et de broc avec des effets de guitares électriques distordues, des incantations vocales comme des larsens, des vidéos porno comme des images de camp de concentration, de l’easy-listening comme du jazz expérimental, histoire d’offrir au spectateur une expérience autant physique que mentale. Certain.e.s membres du public repartent même en vomissant, les oreilles saignantes d’acouphènes ou le corps saisi de tremblements, jurant qu’on ne les reprendrait plus.
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Fin de l’emprise
En offrant une expérience hors-norme – quelque part entre l’art, la musique et la performance–, Throbbing Gristle marque et influence profondément la musique, notamment les débuts de l’électronique. Et tout aussi rapidement – à cause du comportement dictatorial, envahissant et égocentrique de Genesis P. Orridge – la bande célèbre ses adieux. Non sans avoir multiplié les concerts et nous avoir offert 20 Jazz Funk Greats, pur chef d’œuvre de la musique contemporaine du XXème siècle. Une fin en fracas qui marque aussi, pour Cosey Fanni Tutti, le début d’une nouvelle ère, débarrassée de l’influence malsaine de Genesis, ses menaces, ses jalousies, ses mensonges, ses actes de violence et ses caprices perpétuels. Avec Chris Carter, devenu le grand amour de sa vie, elle emménage en pleine campagne, loin de Londres, dans une ancienne école élémentaire désaffectée. Ensemble, ils lancent le duo Chris & Cosey, à la formule minimale – voix, synthétiseurs et boîtes à rythmes – qui, tout en s’éloignant radicalement du son Throbbing Gristle, pose les bases d’une électro-pop légère et naïve comme les fondations du mouvement techno qui n’est pas encore né.
C’est le début pour Cosey d’une période de calme et de sérénité, même si l’argent reste toujours un éternel problème dans le couple. Elle a un enfant avec Chris, les disques de Chris & Cosey s’arrachent et les dates de concert s’accumulent. Son statut d’artiste pionnière du body art commence également à, enfin, être reconnu et séduit les institutions artistiques, qui lui achètent certaines œuvres pendant que des expositions de son travail commencent à être organisées tout autour du monde.
Une ombre plane toujours
Mais l’ombre de Throbbing Gristle plane toujours. Invités en 2004 par le label anglais Mute à fêter le 30e anniversaire de la formation, le quatuor se réunit de nouveau le temps d’enregistrer TG Now, censé être leur dernier album, et acceptent une immense tournée pour l’année 2008. Histoire sans doute de retrouver la magie des meilleures années du groupe.
Mais le groupe n’est pas réconcilié pour autant et les vieilles querelles refont surface. Genesis P-Orridge est en cours de transition de genre et se met tout le monde à dos, s’accaparant le succès du groupe, annulant sa venue sur des dates de concert, demandant sans cesse des rallonges financières, exigeant des vols 1ère classe, exprimant son mépris pour les nouveaux morceaux de TG tout en refusant de jouer les anciens… Iel réécrit l’histoire à sa manière, donnant des entrevues de son côté sans prévenir le groupe, assurant que Throbbing Gristle c’est lui.elle et personne d’autre et répétant à qui veut l’entendre que les photos arty-pornographiques de Cosey Fanni Tutti sont son idée.
Livre à tiroirs
Toute la force et la beauté de Art Sexe Musique – que Cosey a construit sur le fil en ressortant les notes qu’elle a accumulé toute sa vie – est d’être un livre à tiroirs. Il combine à la fois la biographie (et les arcanes) d’un des plus grands groupes du XXe siècle, le journal intime (évoquant autant problèmes de santé que de logistique de tournées et de factures) et une réflexion sur la difficulté à s’imposer en tant que femme dans le milieu artistique. Art Sexe Musique est ainsi le témoignage d’une femme qui cherche surtout à faire entendre sa propre parole. Celle d’une femme qui très tôt, pour vivre sa liberté, a dû se couper de sa famille, se débattre avec le conservatisme de la société, faire un doigt d’honneur à la misogynie, mais surtout rétablir sa vérité face à Genesis P-Orridge, qu’elle a aimé alors qu’iel était un de ses plus farouches et violents oppresseurs.
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Cosey Fanni Tutti récupère ainsi sa liberté et sa fierté d’être femme. Comme elle l’expliquait à Libération en 2018 : “Il m’aurait sans doute été plus facile de percer comme artiste si j’avais été un homme. Mais je n’avais aucun intérêt pour la reconnaissance d’un milieu, de mes pairs ou de la société. J’étais trop concentrée sur le fait de faire, de créer. C’est sans doute parce que je n’ai pas pensé mon art en termes de carrière que je n’ai trouvé ma place dans l’histoire de l’art, de la sexualité ou du féminisme que quarante ans après avoir débuté.”
Art Sexe Musique (Audimat éditions) de Cosey Fanni Tutti, 500 pages – 20€