Covid-19: le "tri des patients", dilemme moral bien connu des soignants
ÉTHIQUE - La question revient, presque inévitablement alors même que la réponse semble inaudible. Alors que la troisième vague de la pandémie de coronavirus frappe de plein fouet (notamment en France), les patients seront-ils soumis à un “triage”...
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ÉTHIQUE - La question revient, presque inévitablement alors même que la réponse semble inaudible. Alors que la troisième vague de la pandémie de coronavirus frappe de plein fouet (notamment en France), les patients seront-ils soumis à un “triage” si les hôpitaux arrivent tous à saturation? Et si tel est le cas, comment?
“La dynamique épidémique est forte”, a souligné le ministre de la Santé Olivier Véran en conférence de presse ce jeudi 25 mars, alors que le nombre de patients atteints du Covid-19 en réanimation a continué de progresser, dépassant les 4700 personnes et se rapprochant encore du plus haut de la deuxième vague. Si la situation varie selon les territoires, elle est alarmante en Île-de-France (où 80% de déprogrammations seront “sans doute” nécessaires dans les hôpitaux) et dans les Hauts-de-France (où l’on atteint déjà les niveaux de la 1ère vague).
Un contexte qui fait resurgir le spectre du “tri des patients”, comme le pointe Mathias Wargon dans un thread sur Twitter. Le médecin urgentiste n’est pas le seul à opérer un tel constat, partagé par nombre de scientifiques et soignants qui font part de leur épuisement et reprochent au gouvernement de ne pas prendre les restrictions nécessaires.
pour faire de la rea). Au debut on transférera ce qu’on pourra vers les secteurs moins chargés (clinique spécialisées en autre chose que la médecine) puis autres region (si il y a de la place). Et apres? Apres on TRIERA. Et c’est notre job d’urgentiste dans des situations 3
— Mathias Wargon (@wargonm) March 26, 2021
Gérard Raymond, patron de France Assos Santé interrogé par Le Parisien, déplore ainsi ce jeudi 25 mars: “La déprogrammation, c’est un tri de patients qui ne dit pas son nom. Cela a beau se faire gentiment et avec humanité, à la fin, le résultat est le même, des malades perdent des chances de guérir, ils voient leur situation s’aggraver”. Le professeur Stéphane Gaudry ne dit pas autre chose à l’AFP: “Si ça ne suffit pas, l’étape suivante, il faut le dire, c’est de devoir limiter l’accès à la réanimation en triant les malades qui peuvent le plus en bénéficier”.
Si l’on tient pour acquis le principe d’égalité entre chaque individu, ce principe de tri dérange. Comment concevoir qu’un citoyen français pourrait ne pas recevoir les soins dont il a besoin? Comment appréhender l’idée qu’un patient peut être privilégié par rapport à un autre parce que son pronostic est meilleur, qu’il est plus jeune ou qu’il ne souffre pas d’une maladie chronique?
Parce que nous traversons une situation de crise, ces pratiques deviennent visibles, explicites. Elles sont pourtant loin d’être exceptionnelles et font partie, si ce n’est du quotidien des soignants, de leur routine. “Ce n’est pas que les médecins veulent le cacher, c’est plutôt que ce message est peu audible du grand public. Il faut savoir que le tri est une opération rationnelle et éthique d’optimisation de ressources pour maximiser l’efficacité de la médecine et le nombre de vies sauvées”, affirme Céline Lefève, maîtresse de conférences en philosophie de la médecine, co-autrice de “La médecine du tri. Histoire, Éthique, anthropologie”, directrice de la Chaire “Philosophie du soin à l’hôpital”, contactée par Le HuffPost au printemps 2020, lors de la 1ère vague.
La priorisation, une pratique routinière
“En réanimation, la priorisation est routinière. Elle n’est pas quotidienne mais routinière”, avance auprès du HuffPost Philippe Bizouarn, médecin réanimateur au CHU de Nantes et docteur en philosophie. “L’idéal du devoir de médecin est bien sûr de prendre en charge l’ensemble des patients qui arrivent, mais tous ne peuvent pas toujours bénéficier des soins. Le mot ‘triage’ a une connotation un peu négative, nous parlons de sélection ou de priorisation. Et sélectionner des patients, c’est quelque chose que nous savons faire”, explique-t-il.
Pour les greffes d’organe, aux urgences, dans des services de soin aux moyens parfois limités, dans n’importe quelle spécialité médicale, le tri répond à un agencement de critères. “Il existe un continuum du tri, entre la macro-allocation à l’échelle d’un pays pour choisir de prioriser certains services de santé, pathologies, populations, et la micro-allocation, à l’échelle d’un individu, pour avoir accès à tel ou tel service de santé - c’est cela qu’on appelle le triage”, explique Céline Lefève.
Quel que soit le nom donné à cette pratique, elle existe. Et elle répond à certains critères. Ceux-ci sont souvent non-médicaux, liés à des ressources dites rares (manque de lits, manque de moyens). Exemple: un seul lit, deux patients arrivent en même temps. Lequel prioriser? Interviennent alors des critères médicaux: “on se base sur le pronostic, qui est toujours difficile à évaluer et source d’incertitude”, souligne Philippe Bizouarn. Toujours le même exemple: un lit, deux patients. L’un est très âgé, atteint d’un cancer, l’autre est jeune, souffre d’un choc septique. Vous savez pour lequel l’équipe médicale va arbitrer: le plus jeune. “En réanimation, on priorise ceux qui vont être capables d’en bénéficier, qui ont moins de comorbidités”, poursuit-il. Dans tous les cas, même s’il existe des recommandations médicales, la décision est prise au cas par cas. “Il n’existe ni règle rédhibitoire ni algorithme formel. Dans le quotidien, des oppositions se créent autour de ces décisions.”
Dans tous les cas et autant que faire se peut, c’est le principe d’égalité qui prime, aux côtés du respect de la dignité humaine et de l’autonomie du patient. “La valeur individuelle de chaque personne doit être reconnue comme absolue”, réaffirmait le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), dans un avis du 13 mars.
En temps de crise, sauver le plus grand nombre
Mais un fossé sépare parfois la théorie de la pratique. Et en situation de crise, le principe d’égalité peut être mis à mal. Avec le triage, l’intérêt collectif prime sur l’intérêt individuel, et l’utilitarisme peut prendre le pas sur l’égalitarisme. En philosophie, l’utilitarisme, ou la morale conséquentialiste, ont été théorisés par Jeremy Bentham. De son point de vue, une action est jugée bonne si elle maximise le bien-être du plus grand nombre de personnes. Sa maxime est ainsi la suivante: “Agis toujours de telle sorte qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur pour le plus grand nombre.”
Qu’est-ce que cela signifie pour la médecine et le triage des patients? “En situation de rareté des ressources, l’objectif devient de sauver le plus de vies possibles. Le triage devient une tentative d’équilibrer des principes qui entrent en tension: le principe d’égalité (traiter les patients de la même manière, respecter la vie humaine de manière inconditionnelle, prioriser les patients plus graves) et le principe d’utilité”, analyse Céline Lefève.
Il ne s’agit pour l’heure que de théorie en ce qui concerne l’épidémie de Covid-19, mais voici ce qu’il se passe lorsque l’on passe à un mode de triage utilitariste.
“On se base sur des choses qu’on connaît déjà très bien, on évalue l’état de santé du patient, on recueille sa volonté, on prend une décision. Mais la subtilité réside dans la réinterprétation des règles habituelles, l’abaissement de nos standards de soin”, explique Phillipe Bizouarn.
De nouveaux facteurs doivent être pris en compte afin de quantifier ou justifier le triage. L’un d’entre eux est le “score de fragilité”, classant les patients selon leur état de santé préalable à la maladie, tout en l’adaptant aux spécificités de celle-ci. En l’occurrence, aujourd’hui, le Covid-19. Un autre critère étant évidemment l’âge. La question posée étant la suivante? “Combien d’années reste-t-il à vivre au patient?” Ici aussi, la maximisation de la vie restant à vivre devrait primer.
Score de fragilité, utilité sociale
Des recommandations allant en ce sens ont été émises par différentes instances. En France, des réanimateurs ont fourni un document intitulé “Décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques
dans un contexte d’épidémie à Covid-19” aux Agences Régionales de Santé (ARS). On y retrouve le “score de fragilité”.
“Le fond de cette position, c’est de dire que les personnes à soigner en priorité sont les plus malades mais aussi celles qui ont le plus de chances de guérir une fois traitées. Ce qui revient à prioriser les plus jeunes sur les plus âgés”, souligne Céline Lefève.
Autre exemple de critère imaginé pour répondre à une situation de crise sanitaire: la priorisation selon “l’utilité sociale”. Imaginons: deux patients, même âge, même diagnostic, même pronostic. L’un est médecin, l’autre est avocat. C’est le 1er qui sera priorisé.
Cette position est soutenue par des éthiciens américains, qui ont publié leurs recommandations le 23 mars dans la revue “New England Journal of Medicine”. Attention, il ne s’agit pas ici d’un jugement moral sur le plus méritant mais “d’un principe d’utilité sociale nécessaire pour répondre à la pandémie. Le cas contraire, ce serait la porte ouverte à la priorisation d’individus plus célèbres, plus riches ou plus informés”, met en garde la philosophe. Cette priorisation selon le statut social est d’ailleurs uniquement préconisée pour les professionnels de santé.
Dans la liste des possibles, le principe de la loterie, ou d’un tirage au sort, est aussi évoqué pour trancher entre deux patients sans prendre le risque d’être biaisé par un facteur x ou y.
Ces pratiques peuvent dérouter, et ce médecin réanimateur en a conscience. “Qu’on puisse choisir entre une personne de 20 ans et une de 60 ans choque notre intuition morale. Notre conscience en prend un coup, même si sur le plan théorique, ce n’est pas choquant. En temps de crise, on n’a pas le choix que d’opter pour l’utilitarisme. La seule manière pour la société de l’accepter, c’est de comprendre qu’une crise fait glisser la médecine de l’individu au collectif”, analyse-t-il.
“Loin d’être seulement l’abomination morale que l’on redoute, le tri a précisément été inventé, en médecine d’urgence comme en médecine de guerre, pour remettre de la justice, de l’efficacité et du sens là où ne régnait que l’aléa du fléau – pour reprendre le contrôle du destin de la collectivité menacée de destruction”, écrit la philosophe Frédérique Leichter-Flack, membre du comité d’éthique du CNRS, dans une tribune publiée dans Le Monde. “Le médecin trieur n’est pas l’ange posté à l’entrée du royaume, il n’est pas là pour jouer à Dieu et dire qui aura ou non droit à la vie, mais pour sauver le plus de vies possible, en refusant de se cacher derrière la Providence ou la distribution aléatoire du malheur”, poursuit-elle.
Fardeau psychologique et éthique
Si la question du triage se pose donc déjà, elle sera aussi d’actualité au fur et à mesure que l’épidémie sera endiguée.
“Qui sortir de réanimation en 1er? Parmi les patients qui auront des séquelles, qui prendre d’abord en charge? Qui aura la priorité pour entrer en centre de rééducation? Comment va-t-on ajuster le curseur?”, s’interroge Philippe Bizouarn.
Il n’en reste pas moins non plus que ces pratiques, aussi théoriques et théorisées soient-elles, sont de réels dilemmes moraux pour les soignants. C’est la raison pour laquelle Céline Lefève estime urgent et nécessaire que ces réflexions éthiques se fassent en toute transparence et soient communiquées au plus grand nombre. “L’objectif est triple, indique-t-elle: éviter aux soignants de prendre des décisions sous le coup de la fatigue, de l’émotion, ou d’un biais de sélection sociale. Faire en sorte que ces questions deviennent des objets de réflexion politique et démocratique. Et, pour les professionnels de la santé, alléger ce fardeau psychologique et éthique.”
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