De la succube prépubère à la sorcière sénile, comment l’horreur filme-t-elle le corps des femmes ?

Ce sont deux corps qui se toisent. L’un décrépit, réduit à l’impuissance et strié de rides, l’autre, jeune et voluptueux, sculpté avec soin. Ils se répondent, se complètent. Renvoient au passé regretté pour l’un, et à une sentence terrible...

De la succube prépubère à la sorcière sénile, comment l’horreur filme-t-elle le corps des femmes ?

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Ce sont deux corps qui se toisent. L’un décrépit, réduit à l’impuissance et strié de rides, l’autre, jeune et voluptueux, sculpté avec soin. Ils se répondent, se complètent. Renvoient au passé regretté pour l’un, et à une sentence terrible et inévitable pour l’autre. Abuela de Paco Plaza portraiture une femme sur le déclin, exilée d’elle-même après une hémorragie cérébrale. Sa déchéance est documentée minutieusement par la caméra attentive du réalisateur espagnol, de la tambouille liquide qu’elle est obligée d’ingérer pour ne pas risquer de s’étouffer aux couches dont sa petite-fille l’affuble avant de dormir. Pour autant, il ne table pas exclusivement sur la peur de vieillir, établissant un véritable jeu de miroir entre Pilar et sa petite-fille Susana.

Le corps délité de Pilar contraste avec les peintures et les photos qui la dépeignent jeune et belle, placardées sur les murs comme autant de piqûres de rappel douloureuses, non seulement pour elle, mais également pour Susana, dont le fonds de commerce n’est autre que l’apparence. À 25 ans, la mannequin est déjà au crépuscule de sa carrière, âgée selon les standards de son milieu et donc en voie d’être remplacée. Le propos d’Abuela peut être considéré comme féministe par le biais de ce jeu de miroirs. Il montre que personne ne ressort gagnant du culte de la jeunesse éternelle et certainement pas les femmes, dont les corps sont perpétuellement soumis à un contrôle étroit.

Parmi les multitudes de personnages féminins qui peuplent le genre horrifique, l’âge n’est parfois pas qu’une simple donnée. Au contraire, il peut s’avérer le point névralgique de sa construction, comme dans les films de genre qui empruntent aux teen movies : L’Exorciste, Carrie et leurs descendants font de la puberté un élément déclencheur du trouble de leurs héroïnes.

À l’autre extrême, les films utilisant des femmes âgées comme antagonistes sont légion et subvertissent nos attentes à leur égard : identifiées comme vulnérables et sacrificielles, comme des grands-mères en somme, elles suscitent l’angoisse et le désarçonnement quand elles ne souscrivent pas à ces codes et deviennent effrayantes. Le langage cinématographique des films d’horreur transmute les carcans sociaux qui s’exercent sur le corps des femmes et produisent une vision unique de leur éclosion comme de leur déclin. Un geste qui peut revêtir une dimension subversive comme stigmatisante.

Une faim impossible à négocier

Tandis que Carrie se découvre des pouvoirs surnaturels au moment de ses 1ères règles, la petite Regan est possédée par un démon alors qu’elle vient de fêter ses douze ans dans L’Exorciste. Les films d’horreur ayant pour héroïnes des adolescentes corrèlent souvent la puberté avec l’arrivée de phénomènes paranormaux ou d’une métamorphose.

Alors que Regan est complètement passive dans ce processus et que Carrie n’assume la charge destructrice de son don qu’à la fin du film, d’autres productions vont plus loin en faisant de leur personnage principal un agent actif qui identifie immédiatement le potentiel de son pouvoir. C’est notamment le cas de ceux qui mettent en scène des teen succubes comme Ginger Snaps et Jennifer’s Body, où deux ados se découvrent un appétit intarissable pour la chair après des agressions. Dans Grave de Julia Ducournau, Justine s’adonne au cannibalisme après avoir goûté à la viande pour la 1ère fois.

Ce basculement ou cette prise de conscience de ses propres désirs intervient à un moment symbolique d’adieu à l’enfance, puisque la faim s’accompagne d’un éveil sexuel auquel il est accolé. Les filles qui ont faim ne contrôlent ni ne résistent à ce besoin, et vont à contre-courant des injonctions sociétales qui enjoignent les jeunes filles à afficher une sexualité respectable et à faire attention à leur poids. Non seulement Jennifer, Justine et Ginger transgressent cet interdit, mais leur trajectoire mobilise aussi le sentiment de monstruosité qui peut accompagner la puberté. Elles concrétisent la peur très répandue d’être différent et de ne pas grandir comme les autres.

Vieilles démentes, sorcières invaincues

En 2019, les résultats d’une étude de l’institut Geena Davis sur la représentation des femmes âgées dans les productions cinématographiques occidentales indiquent que ces dernières sont sous-représentées. Cantonnées à des rôles secondaires, les femmes de la cinquantaine n’auront, cette année-là, occupé aucun rôle principal dans un film d’envergure, poussant la journaliste Lisa Moore à demander en 2021 : “Où sont les femmes âgées au cinéma et à la télévision ?” Le film d’horreur, lui, détient une réponse.

Pour Paco Plaza, Abuela n’est qu’une récidive. Une des scènes les plus marquantes de [REC] est peut-être celle où l’héroïne, Angela, se confronte à une vieille dame qu’on ne connaîtra que sous le nom de Conchita. Première infectée de l’immeuble, c’est à cause de son comportement étrange que le voisinage appelle les pompiers et se confine dans le hall. Conchita est massive et couverte de sang. Elle bondit sur sa proie, un agent de police, avec une facilité déconcertante en lâchant des cris bestiaux. Cette femme âgée à la force phénoménale déjoue les attentes du public, à qui le film avait expliqué qu’il s’agissait d’une “grand-mère en détresse” nécessitant une assistance.

Le heurt entre nos préconceptions des femmes âgées – censées être bonnes et vulnérables – et ce que Plaza en fait est ce qui permet de susciter l’effroi dans cette scène. Mais il n’est pas le seul réalisateur à jouer sur cette contradiction pour épouvanter. C’était également le cas de Sam Raimi qui, dans Jusqu’en enfer, ressuscite l’archétype raciste de la vieille gitane, capable de jeter des malédictions et d’ouvrir la porte de l’enfer après que l’héroïne a froissé son honneur à la banque. Dans The Visit, le réalisateur M. Night Shyamalan va encore plus loin en mettant en scène une grand-mère terrorisant ses petits-enfants…

Ces deux derniers exemples ramènent inéluctablement à la figure de la sorcière. La femme gitane de Jusqu’en enfer a des pouvoirs magiques. Ce n’est pas le cas de Doris dans The Visit, mais elle est quand même comparée à la sorcière d’Hansel & Gretel lorsqu’à plusieurs reprises, elle demande à sa petite-fille Rebecca d’entrer dans le four pour le nettoyer. Dans Hereditary, il est complètement assumé qu’Helen, grand-mère de la famille, a pratiqué la sorcellerie et créé de violents traumatismes chez ses enfants.

À l’instar de ces représentations, la sorcière est un personnage contradictoire : elle est une force de la nature à laquelle on ne s’attend pas à cause de sa position sur la société, mais elle est justement ostracisée pour sa différence. Ainsi, les vieilles dames terrifiantes qui peuplent le cinéma horrifique contribuent à un imaginaire stigmatisant pour les femmes âgées déjà invisibles dans le cinéma.

De la même manière, les Jennifer, Ginger et autres ados troublées peuvent renforcer le stéréotype de la jeune tentatrice malfaisante à la sexualité débridée. La vieille femme retorse et la jeune détraquée sont les deux versants d’une même pièce, symbolisant deux peurs fondamentales au sein d’une société patriarcale : et si les adolescentes se mettaient à dévorer la chair des hommes qui en font des objets sexuels, et que les femmes âgées se révoltaient du sort qu’on leur impose ? Le film d’horreur est la preuve qu’un stigmate peut être renversé quand il est pris à bras-le-corps et poussé dans ses retranchements. Comme l’écrit la journaliste Rebecca Harkins-Cross, il est “une bulle d’air pour les femmes trahies par leur corps. Quand leur chair finit par enfreindre les limites, elle peut devenir transcendance, voire même une résistance”.