De Napoléon et les juifs à Darmanin et les musulmans
Au sommet de l’État, les vocations annexes ne manquent pas. Tel s’improvise épidémiologiste, ce qui est inquiétant. Tel autre joue à l’historien, ça ne l’est pas moins. Mais il faut bien que l’Histoire serve à quelque chose… C’est ce que nous...
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Au sommet de l’État, les vocations annexes ne manquent pas. Tel s’improvise épidémiologiste, ce qui est inquiétant. Tel autre joue à l’historien, ça ne l’est pas moins. Mais il faut bien que l’Histoire serve à quelque chose… C’est ce que nous rappelle notre ministre de l’Intérieur dans un livre, Le séparatisme islamiste, Manifeste pour la laïcité, dont le principal mérite est la brièveté. L’Histoire sert surtout, on dirait, à se trouver des modèles.
Manuel Valls s’était imaginé en nouveau Clemenceau. Gérald Darmanin, lui, chausse les bottes, un peu grandes, de Napoléon. Napoléon et les juifs, ce serait comme Darmanin et les musulmans. Cette comparaison, ce n’est pas nous qui la faisons –on nous le reprocherait assez–, c’est bien lui qui la suggère, et à lui c’est permis. La politique de l’Empereur à l’égard des juifs? “Une lutte pour l’intégration avant l’heure”, écrit M. Darmanin (p. 27). C’est y aller un peu fort. Et pour tenir cette ligne, le ministre accommode l’Histoire à sa sauce.
La politique de Napoléon à l’égard des juifs est une régression. Alors que la Révolution, en 1790-1791, les avait émancipés en en faisant des citoyens à part entière, l’Empereur en refait une communauté, dont il entend bien corriger les prétendus scandaleux travers. En 1806, convocation d’une Assemblée des Notables choisis par les préfets parmi les juifs les plus probes et les plus éclairés. Le gouvernement veut se documenter, il a douze questions à poser sur la compatibilité du culte juif avec la loi de l’État. En 1807, convocation d’un Grand Sanhédrin chargé de transformer en décisions les avis de l’Assemblée. En 1808, trois décrets sont publiés.
Gardant l’islam en filigrane, le projet de loi tend plutôt à réprimer tout ce qui ne se soumet pas à l’ordre social que le pouvoir appelle de ses vœux, surtout en cette veille d’élection présidentielle.
Les deux 1ers portent notamment sur la réorganisation du culte, instituant un système utile au contrôle de la collectivité juive par l’État. Le troisième, par la suite qualifié de “décret infâme”, qui restera dix ans en vigueur, fait tout simplement sortir les juifs de la loi commune, il les soumet à un régime d’exception. C’est l’“usure” qu’il a en vue. Il ordonne le réexamen des créances des juifs, prévoit leur réduction, voire leur annulation. Il impose aux commerçants juifs de se munir d’une patente annuelle délivrée par les préfets, il interdit l’immigration en Alsace, etc.
Darmanin reconnaît que ces mesures furent “difficiles à supporter pour les Juifs”, mais se réjouit du résultat: “ceux-ci obtempérèrent” (p. 29). Avaient-ils le moyen de faire autrement? On n’était plus en République, mais sous un régime autoritaire. Ils baissèrent juste la tête. Tous ces siècles vécus en diaspora leur avaient appris qu’une minorité ne gagne jamais, dans un combat frontal, face aux majorités.
Darmanin ne s’interroge pas sur la réalité du phénomène de l’“usure” juive, il ne cherche pas à en mesurer l’éventuelle ampleur, il ne se demande pas s’il n’y aurait pas, alors, plus d’usuriers non juifs que d’usuriers juifs. Il tient le mal dénoncé pour un fait acquis et se désole sincèrement des “troubles et réclamations” que les juifs font ainsi naître (p. 27). Il ne dit rien de l’inspiration clairement antijuive des mesures prises par Napoléon. Pour lui, tout va bien: on essaye d’intégrer. Disons plutôt d’assimiler. Et de force. Alors qu’on marginalise.
Si telle est l’inspiration du projet de loi “confortant le respect des principes de la République” qui sera débattu au Sénat à partir du mardi 30 mars, il y a quelques raisons de s’alarmer. Un examen attentif du texte n’est pas de nature à rassurer”: nombre de ses dispositions bafouent ces principes mêmes.
L’exposé des motifs de ce texte évoque déjà “un entrisme communautariste… pour l’essentiel d’inspiration islamiste”. Le projet ne fait pas explicitement mention, ensuite, des musulmans, il élargit en revanche le spectre de ses cibles aux personnels du service public, aux associations subventionnées, aux établissements d’enseignement privé, aux associations cultuelles, etc.
Élaboré après l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, ce projet de loi visait en principe à combattre l’islamisme radical, terreau du terrorisme. On peut douter qu’il y contribue. Gardant l’islam en filigrane, il tend plutôt à renforcer le contrôle social, à restreindre les libertés, et à réprimer tout ce qui ne se soumet pas à l’ordre social que le pouvoir appelle de ses vœux, surtout en cette veille d’élection présidentielle, quand on espère de cette façon récolter des voix à la droite dure et à l’extrême droite.
Selon une enquête de janvier 2021, 52% des Français considèrent qu’on ne cause de laïcité qu’à travers la polémique, et pour plus de 6 sur 10, les personnalités politiques instrumentalisent la laïcité. M. Darmanin s’inscrit exactement dans cette dynamique délétère. Son texte modifie la loi sur la liberté de la presse de 1881, celle de l’instruction primaire obligatoire de 1882, celle de la séparation des Églises et de l’État de 1905, et enfin celle de 1907 sur l’exercice public des cultes. La laïcité, socle de notre cohésion nationale, n’est plus ici qu’un prétexte pour bâtir une République autoritaire et intrusive, n’aspirant qu’à la surveillance, les cultes étant soumis à un contrôle maximal, voire à une mise sous tutelle.
La laïcité, socle de notre cohésion nationale, n’est plus qu’un prétexte pour bâtir une République autoritaire et intrusive.
Loin de se protéger, cette République-là trahit simplement ses faiblesses lorsqu’elle demande au tissu associatif subventionné de souscrire un contrat d’engagement républicain incluant la sauvegarde de l’ordre public, ou lorsqu’elle étale une défiance injustifiée à l’endroit des associations cultuelles dont elle veut renforcer l’encadrement. L’État n’aurait-il donc plus l’autorité nécessaire pour faire simplement appliquer la loi telle qu’elle est, et pour garantir, sans la détricoter, le respect des valeurs d’une laïcité fondatrice, celle que la loi de 1905 a consacrée?
Alors même que le pays vit sous un régime d’état d’urgence sanitaire depuis plus d’un an, M. Darmanin transforme notre pacte républicain en une chape répressive. Ce n’est pas ainsi qu’il nous protégera des terroristes. Il contribuera plutôt à fragiliser davantage un équilibre dont notre démocratie a un urgent besoin.
Alors, hier les juifs, aujourd’hui les musulmans? Si les causementaires “obtempèrent”, oui, comme Napoléon a eu son “décret infâme”, Gérald Darmanin l’aura, sa loi infâme.
“Histoire des Juifs de France” d’Esther Benbassa, éditions Seuil, en savoir plus ici.
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