Delphine Seyrig et Jeanne Moreau, deux cinéastes à redécouvrir en salle
“Il n’est pas de hasard, il est des rendez-vous, pas de coïncidence”, chante Étienne Daho dans son sublime morceau Ouverture. Ces paroles s’appliquent à merveille au mouvement qui agite aujourd’hui la cinéphilie contemporaine. La manifestation...
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“Il n’est pas de hasard, il est des rendez-vous, pas de coïncidence”, chante Étienne Daho dans son sublime morceau Ouverture. Ces paroles s’appliquent à merveille au mouvement qui agite aujourd’hui la cinéphilie contemporaine. La manifestation la plus visible de cet alignement de planètes est évidemment le titre de “plus grand film de tous les temps” attribué par la revue Sight and Sound à Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman. Mais ce mouvement de réévaluation de l’histoire du cinéma à l’aune du féminisme se cristallise plus largement autour de la figure de Delphine Seyrig. On ne compte plus les livres, hommages, émissions et spectacles qui lui ont été consacrés ces dernières années.
Pas de hasard, donc, si le faisceau braqué sur cette actrice doublée d’une cinéaste, dont l’œuvre évoluait jusque-là dans l’ombre de la triade Catherine Deneuve–Isabelle Huppert–Isabelle Adjani, illumine d’autres étoiles à l’éclat hier encore éclipsé. C’est le cas du travail de réalisatrice de Jeanne Moreau. Mis à l’honneur lors de la dernière édition du Festival Lumière de Lyon, ses trois films ressortent le 15 février en salle, la même semaine que Sois belle et tais-toi (1981) de Delphine Seyrig.
1975, une année charnière
S’il n’y a pas de hasard, il est donc des rendez-vous. Ce rendez-vous de distribution en salle entre l’œuvre des deux réalisatrices renvoie à un autre rendez-vous, dont la date est une pierre angulaire dans la relecture actuelle de l’histoire du cinéma. En 1975, décrétée “année internationale de la femme” par l’ONU, Delphine Seyrig a quatre films à Cannes, dont trois réalisés par des femmes (Aloïse de Liliane de Kermadec en compétition, Jeanne Dielman de Chantal Akerman à la Quinzaine et India Song de Marguerite Duras hors compétition). Dans le quatrième, Le Jardin qui bascule de Guy Gilles, elle partage l’écran avec Jeanne Moreau le temps d’une scène. Les deux femmes sont assises à une table, seulement séparées par Patrick Jouané, acteur fétiche de Guy Gilles. Delphine, dans l’ombre, écoute Jeanne. Au cœur d’un halo de lumière, elle entonne une ballade romantique.
Jeanne Moreau et Delphine Seyrig dans “Le Jardin qui bascule” de Guy Gilles (1975).À cette unique rencontre au cinéma s’ajoute la participation chantée de Jeanne Moreau au titre emblématique India Song de Carlos d’Alessio, commercialisé en 45t sans toutefois retentir dans le film. À noter enfin que, présidente du jury de cette 28e édition du Festival de Cannes, Jeanne Moreau tiendra, malgré l’attribution du prix d’interprétation à Valerie Perrine pour Lenny de Bob Fosse, à décerner une mention spéciale “pour sa qualité et sa présence” à Delphine Seyrig.
Maîtresses de leur destin
On sent que, plus que de nombreux·ses cinéastes en commun (Truffaut, Losey, Buñuel, Demy, Gilles, Duras, Grimblat) et une forme d’incarnation de la modernité cinématographique, elles partagent quelque chose de plus profond, fait d’une réflexion sur leur statut de comédienne, de femme et d’un désir de dépassement du rôle qui leur a été assigné. Si Anna Karina avait ouvert la voie en réalisant Vivre ensemble (1973), Seyrig et Moreau passent à la réalisation quasi à la même période, entre 1975 et 1976.
Avant Sois belle et tais-toi, Seyrig cosigne d’abord Maso et Miso vont en bateau (1975) et Scum Manifesto (1976). De son côté, Jeanne Moreau passe à la réalisation avec Lumière (1976), puis L’Adolescente (1979) et enfin Lillian Gish (1983). Cette liste aurait sans doute été plus longue si les deux autrices avaient pu poursuivre leur œuvre sans être entravées par une industrie encore dominée par les hommes. Dans une lettre de félicitations qu’elle lui aurait adressée après avoir vu L’Adolescente, Delphine Seyrig avait même exprimé le souhait de tourner sous la direction de sa consœur.
Corps transitoires
Si les films de Seyrig ont connu, grâce au mouvement féministe, un regain d’intérêt ces dernières années, ceux de Moreau seraient tombés dans l’oubli sans la restauration entreprise par le distributeur Carlotta. Au-delà de cette série de rendez-vous, les œuvres de Seyrig et Moreau sont aussi fondamentalement liées dans leur chair. Il serait par exemple à peine exagéré de dire que Lumière, le 1er film de Jeanne Moreau, est une traduction fictionnelle du dernier de Delphine Seyrig, le documentaire Sois belle et tais-toi.
Encouragée par Orson Welles, Jeanne Moreau se décide à passer à la réalisation. Le choix du titre, Lumière, est frappant, tant il renvoie autant aux origines du cinéma (les frères Lumière) qu’au carburant qui en est la condition. Ce titre offre également la possibilité d’un décentrement. De la même façon que la lumière est ce vecteur transitoire qui donne vie à la pellicule, les acteurs et actrices sont les corps transitoires de la vision de la ou du cinéaste, et ce 1er film s’attachera donc à expliquer l’envers du décor en nous plongeant dans la vie d’une bande de comédiennes lorsqu’elles ne tournent pas.
Lumière en suit quatre, incarnées par Jeanne Moreau, Francine Racette, Caroline Cartier et Lucia Bosè. Autour d’elles gravitent une galerie de jeunes acteurs prometteurs (François Simon, Bruno Ganz, Francis Huster, Niels Arestrup et Jacques Spiesser, ainsi que l’Américain Keith Carradine).
“Lumière”, 1er film inspiré
Revendiquant l’influence de Renoir et de Woolf, mais aussi du mouvement pictural des nabis, Moreau ouvre son film sur une baignade de fin d’après-midi. Dans la piscine d’une villa du sud de la France s’ébrouent quatre femmes, qu’on retrouve ensuite dans une scène de repas au style quasi documentaire. Le film se relocalise ensuite à Paris et explique les tracas, professionnels et intimes, des quatre comédiennes qui sont chacune à un stade différent de sa carrière.
Éloge de l’amitié féminine, d’une forme de sororité, Lumière décrit aussi de façon implacable la toxicité des hommes. On assiste par exemple à une scène d’agression sexuelle qui ne dit pas encore son nom ainsi qu’au chantage affectif et aux violences physiques d’un compagnon possessif et jaloux. Le film explique aussi l’histoire du corps de l’actrice au fil des ans. Objet de toutes les convoitises lorsqu’il est jeune, il est progressivement délaissé par le regard masculin. Mais cet abandon s’accompagne d’un gain de liberté et d’une réappropriation. Dans Lumière, ce sont les femmes les plus âgées qui sont les plus libres de leur désir et les plus épanouies.
Seyrig, un cinéma radical
On retrouve ce constat d’une entrave et cette aspiration à la liberté dans les films de Delphine Seyrig. Coréalisé au sein du collectif Insoumuses par Carole Roussopoulos, Nadja Ringart et Ioana Wieder, Maso et Miso montent en bateau est l’aboutissement d’un stage d’initiation à la vidéo proposé par Roussopoulos auquel Seyrig et son amie d’enfance Wieder se sont inscrites avec l’idée que la vidéo pourrait être un nouvel outil parfait à la mise en pratique de leurs idées féministes.
Dans ce 1er film en forme de droit de réponse cinglant, elles se livrent à un démontage en règle d’une émission de télévision dans laquelle Bernard Pivot avait invité en 1975 Françoise Giroud, alors secrétaire d’État chargée de la condition féminine, pour la faire réagir, hilare, à une série de déclarations misogynes. Drôle, plein d’esprit et irrévérencieux, ce film pirate est un génial travail de détournement.
Delphine Seyrig dans “Delphine et Carole, insoumuses” de Callisto McNulty (2018) © Les Films de la Butte/ Collection ChristophelScum Manifesto, la seconde réalisation de Seyrig, cette fois cosignée avec Carole Roussopoulos, est un film-dispositif. Désireuse de faire connaître le livre éponyme de Valerie Solanas, dont la radicalité tient en un appel à l’éradication des hommes par les femmes, Delphine Seyrig en dicte le texte à Carole Roussopoulos qui le tape à la machine, avec le journal télévisé en bruit de fond. Symbole de ce que les hommes ont fait du monde, ce JT sert de contrepoint à la violence du texte de Solanas, tandis que le dispositif de la dictée permet une puissante imprégnation de ses mots.
Paroles d’actrices
Mais c’est Sois belle et tais-toi qui rapproche le plus les œuvres de Seyrig et Moreau. Cette fois seule aux commandes, bien que toujours assistée de Roussopoulos à l’image, Delphine Seyrig s’est lancée dans un vaste projet de collecte de la parole d’actrices de toutes nationalités, de tous âges et de toutes notoriétés. Au total, ce sont vingt-trois comédiennes (dont les plus connues sont Jane Fonda, Juliet Berto, Shirley MacLaine, Maria Schneider et Anne Wiazemsky) qui répondent à un questionnaire-type sur la façon dont leur genre influe sur leur travail, ou plutôt l’entrave, puisqu’on comprend vite à quel point elles ne jouissent pas de la même liberté que les hommes et vivent avec la peur d’être agressées sexuellement.
Plus fondamentalement, c’est au métier d’actrice que s’attaque Sois belle et tais-toi et à la manière dont il les lie à la question de la séduction comme seul levier de réussite, tout en les cantonnant à une gamme de rôles très restreinte ainsi qu’à un corps standardisé, domestiqué et tamponné d’une date de péremption.
Dans une scène marquante, Jane Fonda explique par exemple comment son corps a été modifié pour qu’elle corresponde à “un produit du marché”, jusqu’à ce qu’elle ne se reconnaisse plus dans le miroir. Ce film sur une parole libérée s’achève enfin, comme le souligne Jean-Marc Lalanne [rédacteur en chef aux Inrockuptibles] dans un essai sur Delphine Seyrig à paraître en février, par l’anticipation du concept d’écoféminisme, à travers le témoignage d’Ellen Burstyn : “Nous avons le don de nous soucier, nous préoccuper, de soigner, de guérir. Maintenant, c’est la planète qu’il faut soigner et guérir.”
Ce dernier élan avant-gardiste mis à part, son discours épouse en tout point celui de Lumière. Dans une scène qui reprend d’ailleurs le dispositif de Sois belle et tais-toi, une actrice répond aux questions d’une journaliste qui lui demande ce qu’est le talent. En faisant des allers-retours avec un poster orné de cœurs de toutes les couleurs, assorti de l’inscription “Look at”, accroché en face, sur le mur, elle lui répond que, pour une femme, le succès est d’être regardée et de susciter le désir.
On y entend également des répliques qu’on pourrait retrouver dans le film de Seyrig : “J’en ai assez d’être la fille de mon père, la femme de mon mari, la mère de mon fils. Je suis Laura. Je veux retrouver avec toi qui je suis”, dit Jeanne Moreau dans son film. Il y a, dans les deux œuvres, le désir commun d’organiser une communauté de femmes en rupture avec la culture patriarcale.
Décentrer le regard
Si le deuxième film de Moreau, écrit avec la romancière Henriette Jelinek à partir de leurs souvenirs d’enfance, offre moins la possibilité de filer cette comparaison, il y est pourtant question de féminisme. L’Adolescente explique, dans la France de l’été qui précède la Seconde Guerre mondiale, les vacances d’une fille en train de devenir une femme. À 12 ans, Marie rend visite à sa grand-mère (Simone Signoret) et découvre à la fois l’amour, son désir, celui que les hommes plus âgés ont pour elle et la cruauté du monde des adultes.
La narration aborde aussi des aspects plus prosaïques et pourtant très rarement représentés au cinéma, surtout à cette époque, comme les 1ères règles. Plus académique que Lumière dans sa mise en scène, L’Adolescente frappe d’abord par l’ambition de sa fresque historique. À la manière d’un tableau de Bruegel, le film semble vouloir fixer un instantané de la diversité et de la richesse de la vie paysanne d’alors.
Il offre aussi des moments dans lesquels se joue un décentrement du regard par rapport à l’histoire du cinéma. Lorsqu’elle filme la balade à travers champs de son adolescente et d’un homme beaucoup plus vieux, on pense aux mêmes scènes filmées par Rohmer dans Le Genou de Claire, sauf que la caméra est ici attentive à la beauté masculine et pas l’inverse.
Même constat lorsqu’elle scrute le corps de l’adolescente dans une série de gros plans : c’est immédiatement au découpage, au propre comme au figuré, du corps de Haydée Politoff dans La Collectionneuse que l’on pense. Sauf qu’ici, Jeanne Moreau filme le reflet de ce corps dans un miroir et sa caméra retranscrit l’intériorité de la jeune femme plutôt que l’œil du voyeur. Enfin, en teintant la fin de son récit de paganisme, L’Adolescente anticipe aussi le réinvestissement contemporain et féministe de la figure de la sorcière.
Colleuse et peintre
S’il serait aisé de tisser des liens entre les derniers films des deux cinéastes, c’est paradoxalement à cet endroit qu’elles se différencient le plus. Car si le procédé de Lillian Gish est similaire à celui de Sois belle et tais-toi – en cela qu’il vise à récolter la parole de comédiennes stars –, leur angle diverge radicalement. C’est après avoir présenté une série d’émissions radiophoniques consacrées à des stars hollywoodiennes que Jeanne Moreau décide de se lancer dans une anthologie de portraits de grandes actrices sous la forme d’entretiens. Lillian Gish devait constituer le 1er épisode d’une série où l’on aurait croisé Bette Davis, Ava Gardner, Elizabeth Taylor, Jane Fonda, Faye Dunaway, Jessica Lange, Greta Garbo et Katharine Hepburn.
En racontant la vie de ce mythe de cinéma par le menu, Lillian Gish s’éloigne de la question du féminisme pour mettre en scène l’admiration que Jeanne Moreau voue à son parcours d’actrice. Cette façon de se mettre en scène dans ses propres créations est ce qui différencie les deux cinéastes. Là où Seyrig a accédé à la réalisation par la porte de l’artisanat et du militantisme et n’a cessé de s’effacer au profit d’une approche collective, Moreau semble avoir été plus intéressée par la question du style et de la dimension autobiographique. Toutes deux féministes dans leur œuvre, elles s’y sont déployées différemment, Delphine comme une colleuse parmi d’autres, Jeanne comme une peintre.
Par la suite, ces deux pionnières ne parviendront pas, malgré leur désir, à réaliser d’autres films. Seyrig tente en vain de mettre en scène sa 1ère fiction, Calamity Jane, lettres à sa fille, dans laquelle elle aurait tenu le rôle principal. Le film ne se fera pas, mais un très beau documentaire de Babette Mangolte existe sur sa gestation. Jeanne Moreau, quant à elle, aura vu échouer plusieurs de ses projets, dont une adaptation de Solstice de Joyce Carol Oates, qui explique la passion amoureuse entre deux femmes.
Mais les deux artistes auront ouvert la voie à la génération suivante, marquée par l’éclosion d’actrices-réalisatrices telles que Valérie Donzelli, Nicole Garcia, Valeria Bruni Tedeschi, Maïwenn…, à tel point qu’il n’a jamais semblé aussi facile d’enfiler cette double casquette que Moreau et Seyrig auront été parmi les 1ères à porter.
Lumière (1976), L’Adolescente (1979) et Lillian Gish (1983) de Jeanne Moreau.
Sois belle et tais-toi (1981) de Delphine Seyrig. En salle le 15 février.