“Drive my car” de Ryūsuke Hamaguchi : le plus beau film de l’année décrypté par son réalisateur
Réalisateur précoce, Ryūsuke tourne des films depuis près d’une quinzaine d’années. On se souvient d’ailleurs d’avoir découvert lors d’un voyage à Japon, Passion, son film de fin d’étude et d’avoir été extrêmement séduit par l’intensité de...
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Réalisateur précoce, Ryūsuke tourne des films depuis près d’une quinzaine d’années. On se souvient d’ailleurs d’avoir découvert lors d’un voyage à Japon, Passion, son film de fin d’étude et d’avoir été extrêmement séduit par l’intensité de ce beau film de couple. Pour la plupart des cinéphiles français, c’est en 2018 que le cinéaste naît véritablement, avec la sortie (tardive) de Senses, fresque chorale déployée sur cinq heures dix-sept faisant le récit de vie de quatre femmes amies. Le mois où Senses est enfin distribué (en mai 2018, trois ans après sa présentation au festival de Locarno), le nouveau film du réalisateur est sélectionné en Compétition Officielle au festival de Cannes, avec le beau Asako I et II.
En juillet 2021, c’est son nouveau film Drive my car, adapté de nouvelles de Haruki Murakami, qui connaissait le même honneur et se voyait décerné le Prix du meilleur scénario. On a déjà écrit que cet honneur nous paraissait un peu juste par rapport à l’ampleur du film, la force d’incarnation de sa mise en scène et on lui aurait volontiers décerné la Palme d’or. Rencontre avec un nouveau grand cinéaste.
Êtes-vous un lecteur passionné de Haruki Murakami ?
Je suis devenu son lecteur assez tard. J’avais au moins plus de vingt ans. La 1ère fois que j’ai lu une de ses œuvres, c’était une nouvelle intitulée Silence. Elle m’a beaucoup intéressé. J’ai ensuite lu Les chroniques d’un oiseau à ressort, puis Le Mouton sauvage, Kafka sur le rivage… Au fil de ces lectures, mon intérêt a inclus l’auteur lui-même et je me suis mis à lire beaucoup ses entrevues. Sa façon de commenter son travail et ses procédés de création m’a vraiment passionné. Je pourrais presque dire que la parole qu’il a produite sur son travail, m’a peut-être plus nourrie que son œuvre elle-même.
>> À lire aussi : Notre critique de Senses 1 & 2 de Ryūsuke Hamaguchi
Drive my car est à la fois l’adaptation d’une nouvelle précise, mais qui intégre des éléments piochés dans d’autres textes me semble-t-il. Pouvez vous causer de cet agencement ?
La nouvelle originale fait une cinquantaine de pages. Elle ne me paraissait pas être un matériau suffisamment ample pour constituer un long-métrage. J’y ai ajouté des éléments pour l’enrichir. L’œuvre de Murakami est d’une grande cohérence, elle est traversée par beaucoup de motifs récurrents, elle constitue un monde assez homogène. Cela me paraissait à la fois simple et intéressant d’aller puiser des éléments dans d’autres travaux. Drive my car appartient à un recueil de nouvelles qui s’appelle Des hommes sans femmes. À l’intérieur de ce recueil, on trouve une cohérence supplémentaire : ce sont des récits articulés autour d’un thème commun, l’absence de femme dans la vie d’hommes. J’ai greffé à Drive my car des composantes de Shéhérazade qui explique l’histoire d’une jeune femme qui, lorsqu’elle atteint l’orgasme, se met à livrer des récits. Et j’ai aussi emprunté à Kino qui explique l’histoire d’un homme trompé par sa femme qui réalise a posteriori que lorsqu’il l’a découvert, il aurait dû souffrir davantage.
Mon film est donc à la croisée de trois nouvelles extraites du même recueil. Pour ce qui est de la partie théâtre, Oncle Vania est cité, mais de façon assez furtive. Je l’ai lue pour l’occasion et il m’a semblé que la pièce pouvait être un très bon ressort pour représenter l’intériorité du personnage principal. J’ai donc choisi d’en représenter de larges extraits. Les répliques de Tchekhov résonnent très fortement avec ce que vit le metteur en scène du film et donnent un accès supplémentaire à ce qu’il ressent.
Ce jeu entre le théâtre et la vie, mais aussi le format de votre film, sa longueur (trois heures), m’a fait penser au cinéma de Jacques Rivette. A-t-il compté pour vous ?
J’aime beaucoup le cinéma de Jacques Rivette. J’aime énormément L’Amour fou et La Bande des quatre, deux films qui, en effet, entrelacent la vie des personnages à ce qu’ils vivent sur scène. Je n’ai hélas pas vu son film de douze heures, Out 1, dans lequel je crois qu’il va très loin dans ces entrelacs. Ses films ont été inspirants pour moi, mais je ne sais pas si j’y ai repensé spécifiquement quand je concevais Drive my car. L’influence consciente du film, paradoxalement, c’est Robert Bresson, qui pourtant haïssait le théâtre. D’ailleurs Rivette lui aussi revendiquait l’influence de Bresson. Peut-être d’ailleurs que Rivette, pour se libérer de l’influence qu’a pu avoir Bresson pour les cinéastes de sa génération, a eu envie de confronter la manière bressonienne de faire du cinéma à ce que le cinéaste jugeait comme son ennemi, le théâtre. C’est peut-être cela qui me rattache le plus à Rivette : cette idée d’organiser une collusion entre une certaine idée du cinéma pur à la Bresson et son hybridation par la mise en abyme théâtrale.
Vous êtes extrêmement cinéphile. Pensez-vous que vos films proviennent davantage de votre cinéphilie ou de votre vie ?
Il y a eu deux étapes dans ma cinéphilie. Dans la 1ère, quand j’ai une vingtaine d’années, j’ai vu des centaines de films par an. J’en voyais plusieurs par jour. J’étais cinéphage. Mon 1er long-métrage, Passion (2008) est le produit de ça. À l’époque, je faisais des films parce que je voyais des films. Mais en même temps, j’étais totalement fan de John Cassavetes. Et je me rendais bien compte que voir des films ne permettait pas d’atteindre cette grâce inouïe, obtenue du côté de la vie. Durant mes 1ères années d’activité, j’étais en plein questionnement : comment faire un cinéma plus vivant ? Quand les événements de 2011 sont survenus au Japon, le séisme, le tsunami etc, je suis dans le nord-est du Japon pour tourner un documentaire et recueillir la parole des victimes des sinistres. Alors que ces personnes étaient des victimes, qu’ils affrontaient un grand malheur, un élan de vie extraordinaire émanait d’eux quand ils se racontaient. Je me suis demandé longuement comment une émotion de ce type, une telle vitalité, pouvait survenir dans un film de fiction. Je pense que mon film suivant, Senses, prend acte de cette interrogation et que quelque chose s’est déplacé dans ma pratique. Le sentiment de la vie est aujourd’hui ce qui m’importe le plus.
>> À lire aussi : notre critique d’Asako I et II
Faire du cinéma d’auteur au Japon aujourd’hui, est-ce une activité très solitaire ou avez-vous le sentiment au contraire d’appartenir à une scène, une génération, un tissu industriel extrêmement bien organisé où vous vous sentez soutenu ?
Je dirais qu’il existe une génération d’auteurs, à laquelle j’appartiens, dont les films sont diffusés dans les festivals. Nous avons partagé le même environnement. À la fin des années 80, les grands studios historiques qui ont fait la gloire du cinéma japonais se sont effondrés. Dans les années 90 et 2000, lorsque le système se disloque, il devient possible de faire des films à tout petit budget. Le développement du numérique, des petites caméras, va permettre l’éclosion d’un cinéma indépendant pauvre, mais vivace. J’appartiens à cette génération, composée de beaucoup de cinéastes très cinéphiles. Mais je ne sais pas si comme pour la Nouvelle Vague en France dans les années 60, il existe des lignes de force esthétiques ou une sensibilité commune entre nous. Je ne pense pas. Il y a eu un terreau commun, mais il n’a pas abouti à un mouvement.
Pouvez-vous citer les cinéastes de votre génération dont vous vous sentez proches ?
Je citerai trois personnes. Il y a d’abord Katsuya Tomita qui a réalisé avec son collectif Kuzoku, Saudade, ce film de trois heures sur le skate. Il y a Kōji Fukada, le réalisateur de Au revoir l’été, Harmonium et L’infirmière. Et aussi Tetsuya Mariko, qui a fait Et je devins père. Nous sommes venus tous les quatre à Cannes en 2004, parce qu’il y avait un séminaire autour de la production internationale. Je pense qu’il y a des préoccupations et une sensibilité communes entre nous. J’ajouterai le nom de Sho Miyake qui est sans doute moins connu en Europe, mais qui m’est sans doute le cinéaste le plus proche en termes de culture et de sensibilité. Tous les deux, nous avons été extrêmement influencés par la pensée de Hasumi, un très grand critique et théoricien au Japon, et qui a un peu accouché d’une sorte de Nouvelle Vague du cinéma japonais. Nous avons assimilé sa pensée de la même manière.
Le thème de la disparition qui insiste tellement dans votre œuvre, est-il lié à votre culture théorique du cinéma, l’obsession du Vertigo d’Hitchcock, l’idée que le cinéma est toujours lié par essence à ce motif de la disparition, ou engage-t-il un rapport plus intime, voire biographique, à cette question (disparition d’un proche, etc) ?
À vrai dire, je ne fais pas forcément consciemment des films autour de la disparition. Drive my car comme Asako I et II ont été adaptés de textes littéraires qui avaient choisi la disparition comme figure centrale de leurs récits. Donc ce qu’on peut dire, c’est que j’ai délibérément choisi des matériaux dont le thème principal est la disparition d’une personne. J’ai l’impression que d’un point de vue presque technique la disparition est un outil dramatique très utile pour faire avancer une intrigue, structurer un récit. S’il n’y a pas une perte à un endroit, et donc une quête pour essayer de restituer ce qu’il manque, il est plus difficile de faire avancer un film. Je dirais donc que c’est un moteur intéressant pour le cinéma.
Et Vertigo ? C’est un film matriciel pour vous ?
J’adore Hitchcock. J’adore la mise en scène du suspense. C’est une des choses qui m’intéresse le plus au cinéma. Dans un de mes précédents films, contrairement à Drive my Car et Asako I et II, Happy Hours, on ne part pas d’un manque pour essayer de restituer quelque chose, mais au fil du film, on se rend compte qu’il manquait quelque chose. À chaque fois, la disparition est ce qui tend de façon très efficace le récit, et produit un suspense.
Vous diriez donc que la disparition ne vous intéresse que comme motif formel ? Elle ne constitue pas votre sensibilité et votre rapport au monde ?
Pour être tout à fait franc avec vous, j’ai subi assez peu de deuils de personnes chères pour l’instant dans ma vie. Ce n’est donc pas mon matériau biographique qui m’incite à revenir aussi souvent sur ce motif de la disparition. D’ailleurs expliquer ma vie à travers mes films n’est pas forcément ce à quoi j’aspire. Il est néanmoins indispensable de puiser dans ses émotions personnelles pour incarner les histoires qu’on explique. Cela paraît très proche, mais ça ne marche pas exactement dans le même sens. Je préfère mettre ma vie au service des histoires que je explique plutôt que d’inventer des histoires pour expliquer ma vie.
Drive my car, est en salle depuis le 18 août.