Entretien avec Jehnny Beth et Bobby Gillespie : “Faire de la douleur quelque chose de beau”
Il paraît que Jehnny et toi vous êtes rencontré·es lors d’un tribute à Suicide ? Bobby Gillespie — Je crois qu’en réalité nous nous sommes connus avant cela, lors d’un défilé Saint Laurent, à Paris. À la fin du show, je l’ai vue se lever...
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Il paraît que Jehnny et toi vous êtes rencontré·es lors d’un tribute à Suicide ?
Bobby Gillespie — Je crois qu’en réalité nous nous sommes connus avant cela, lors d’un défilé Saint Laurent, à Paris. À la fin du show, je l’ai vue se lever pour partir et je me suis dit : “Ce n’est pas la fille de Savages ?” Elle m’a reconnu à son tour et on a parlé deux minutes. Et puis on s’est revus en 2013 ou 2014 [le 9 juillet 2015 en réalité] au dernier concert de Suicide, au Barbican Center à Londres. Je devais chanter Dream Baby Dream et, quelques minutes avant de monter sur scène, Jehnny vient me voir et me dit : “Le manager de Suicide me propose de t’accompagner, ça marche pour toi ?” J’ai répondu : “Je n’étais pas au courant, mais bien sûr !”
C’est à partir de là que vous avez décidé de faire de la musique ensemble ?
Bobby Gillespie — L’année d’après, Primal Scream faisait la 1ère partie de Massive Attack, à Bristol, et Jehnny nous a rejoints sur scène pour reprendre Some Velvet Morning, de Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. Andrew Innes [guitariste de Primal Scream] a alors suggéré de poursuivre notre collaboration en studio. En 2017, on est restés à Paris cinq jours pour faire un peu de musique avec Jehn et Johnny Hostile [le partenaire de Jehnny, avec lequel elle a formé le duo John & Jehn et créé le label Pop Noire, et qui est bassiste sur l’album], et quelques semaines plus tard, on est revenus dix jours. On avait quelques idées que je trouvais bonnes. J’ai ensuite bossé sur les chansons à Londres, sur une guitare acoustique.
Vous avez donc commencé par jammer en studio, avant même de commencer à composer ?
Bobby Gillespie — Oui, nous sommes partis de zéro ! Je crois que Jehnny et Johnny, parce que nous sommes Primal Scream, s’attendaient à quelque chose de plus électronique, mais à mesure que j’écrivais la plupart des textes, je me rendais compte qu’il y avait cette fragilité, cette tendresse. En chantant les morceaux chez moi, je me suis dit qu’il fallait mettre en boîte ces chansons avec un vrai groupe : piano, basse, batterie, guitare.
Comment vous êtes-vous partagé l’écriture des chansons avec Jehnny autour de ce concept de relation amoureuse fictionnelle ?
Bobby Gillespie — Beaucoup des textes de Jehnny proviennent d’un carnet de notes qu’elle garde toujours avec elle. Elle y écrit des poèmes, des bouts de chansons. Tout cela date donc d’avant que l’on développe ce concept. À part peut-être English Town et Sunk in Reverie, toutes les chansons évoquent l’histoire de deux personnes qui livrent leurs émotions avec sincérité. C’est un album sur les luttes auxquelles ils doivent faire face. Ils souffrent, mais essaient de causer de cette douleur dans un style poétique direct, auquel tout le monde peut s’identifier. Sans métaphore ni symbole. Ils veulent faire de leur douleur quelque chose de beau.
Bobby Gillespie à Paris, en juin © Louise Desnos pour Les Inrockuptibles
Sunk in Reverie et English Town semblent d’ailleurs avoir été écrites par toi, Bobby. Les expériences qui y sont relatées te ressemblent.
Bobby Gillespie — À cent pour cent, oui. “Stale depression haunts the bus/Immigrants, they’re not like us/I heard someone say” [il reprend les paroles d’English Town]. Si tu prends le bus en bas de chez moi à une certaine heure de la journée, le matin généralement, il y a dans l’air quelque chose d’assez déprimant. Il y a cet homme endormi, d’origine africaine, qui a visiblement travaillé toute la nuit et qui rentre chez lui complètement exténué. Je suis dans une position d’empathie ici.
Au-delà de cette relation brisée entre un homme et une femme que explique le disque, peut-on y voir, d’un point de vue plus métaphorique, à l’aune du Brexit et de la montée du populisme, le récit d’une rupture plus large entre un homme et le pays qui l’a vu grandir ?
Bobby Gillespie — Je vois l’idée, c’est pour cela que j’aime les journalistes français ! La chanson English Town cause en effet de cette atmosphère qui règne au Royaume-Uni en ce moment. Je pourrais divaguer là-dessus longtemps, cela nous emmènerait bien au-delà des considérations musicales, mais je dirai simplement que je n’ai pas envie de mourir dans cette petite ville anglaise terne et froide que je décris.
Là-bas, même le Poundland [chaîne de magasins à prix unique] ferme ses portes. Le parti conservateur s’est aligné de façon assez maligne sur les idées des partis d’extrême droite, le UKIP et le Brexit Party [devenu Reform UK en janvier 2021]. Ils blâment les immigrés, les homosexuels, tout ce que tu veux, mais jamais les vrais responsables, au sommet. Tout cela a inspiré la chanson.
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Le disque évoque le romantisme noir des Murder Ballads (1996) de Nick Cave. Cela a-t-il été une référence pour vous ?
Bobby Gillespie — Ce n’était pas une référence directe à Nick, non. Pas consciemment, en tout cas. Peut-être que tu peux trouver des similitudes dans le titre You Can Trust Me Now et son orchestration. Les choses sont venues plus naturellement que cela. Je pense que les meilleures chansons de Primal Scream sont les plus romantiques, avec un fond de tristesse et beaucoup de sentiments. On est un groupe profondément romantique, avec ce côté mélancolique depuis toujours.
[Jehnny Beth vient d’arriver, avec un peu de retard]
Jehnny, nous étions en train de causer du romantisme chez Bobby.
Bobby Gillespie — C’est vraiment quelque chose de très écossais. L’histoire de ce pays est jalonnée de tant de luttes et de défaites qu’on ne peut pas s’empêcher d’avoir ce côté romantique. C’est peut-être un trait culturel. Tu retrouves le même genre de romantisme chez les Irlandais – je ne sais pas si c’est parce que ces deux pays ont été des nations opprimées. On partage ce fond désespéré.
Je ne suis absolument pas nationaliste, je ne veux pas me définir en opposition à une certaine britannicité. Mais après le vote pour le Brexit, en discutant avec des Écossais ou des Irlandais, on s’est rendu compte qu’il pouvait nous arriver de nous sentir comme des étrangers dans ce pays. Et encore, on vit à Londres, une ville multiculturelle et très libérale.
Jehnny Beth à Paris, en juin © Louise Desnos pour Les InrockuptiblesJehnny, toi qui es française et de retour à Paris après avoir longtemps vécu à Londres, t’arrive-t-il de te sentir comme une étrangère ?
Jehnny Beth — Il m’a semblé étrange de revenir en France il y a quatre ans. Je ne me suis pas sentie chez moi, j’avais oublié les codes. Je ne faisais plus la bise, au risque de passer pour quelqu’un de snob. (rires) Mais cela va mieux aujourd’hui, même si les mots me viennent encore plus facilement en anglais.
Quand Nico [Nicolas Congé, alias Johnny Hostile] et moi parlons, c’est toujours dans un mélange des deux langues. Il y a des choses plus faciles à dire en anglais. En emménageant à Londres quand j’avais 20 ans, il a fallu que je me débarrasse des codes français. Aujourd’hui, j’essaie de retrouver ce qu’il y a de français en moi. Après tout, je viens d’ici, c’est là où j’ai grandi. Qu’est-ce qui, en moi, est français ? J’imagine que c’est la même chose pour toi avec l’Écosse ?
“J’aime l’idée de me sentir étrangère en allant dans un pays différent, c’est quelque chose qu’il faut préserver” Jehnny Beth
Bobby Gillespie — Oui, c’est le cas. Disons plutôt que je m’identifie au lieu où j’ai grandi, mais je n’aime pas le nationalisme. Et puis j’ai vécu presque toute ma vie en Angleterre et ma femme s’appelle England [la styliste Katy England] ! (rires)
Jehnny Beth — J’aime l’idée de me sentir étrangère en allant dans un pays différent, c’est quelque chose qu’il faut préserver. Mais je déteste l’idée de frontière, de limitation de mouvement. J’aimerais pouvoir me dire qu’aujourd’hui, à 20 ans, on peut partir vivre à Londres aussi facilement que j’ai pu le faire quand j’avais cet âge-là.
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Bobby Gillespie — Super bien !
Jehnny Beth — La curiosité est le lien qui nous unit, Bobby et moi. Il a aussi beaucoup d’expérience en studio et, sur ce disque en particulier, je voulais apprendre. J’étais curieuse de voir comment Bobby et Andrew allaient travailler, et certaine que j’allais tirer quelque chose de tout cela. Je me suis laissé porter, sans essayer de me battre pour faire à ma façon. Ce n’était pas le sujet ici. Évidemment, ce n’était pas toujours confortable, tu peux vite te sentir déstabilisée. J’imagine que c’est dans la nature humaine de se sentir rapidement en danger. (rires) J’étais effrayée, mais j’ai aimé cela.
Qu’est-ce qui te faisait peur dans ce processus ?
Jehnny Beth — Déjà, le fait de ne pas avoir chanté de la même façon que sur mes albums précédents. En tant qu’artiste, tu te demandes toujours si ta performance est représentative de ce que tu es.
Bobby Gillespie — Un jour, avec Primal Scream, on nous a proposé de rejoindre George Clinton en studio, à Chicago, pour travailler sur un disque. On a dit d’accord, évidemment. On s’est donc mis à jammer et à jouer des trucs funky. George s’obstinait à vouloir me faire chanter mais, au début, je restais prostré dans mon coin et je n’osais pas. Finalement, il faut vivre ce genre d’expériences, car elles t’apportent de la confiance en toi. Une fois que tu as jammé avec George Clinton, tu peux jammer avec n’importe qui ! Tu n’as plus peur. Si George me valide, c’est que je dois être acceptable.
Jehnny Beth — D’où l’importance d’avoir ce genre de main tendue quand tu commences en tant que jeune musicien. De trouver une sorte de famille qui te reconnaît. Je me souviens de manière très vivace avoir vécu cela avec Savages. C’est à ce moment-là que tu te dis que tu es en train de toucher quelque chose du doigt. C’est d’ailleurs ce que j’ai encore ressenti quand tu m’as proposé de travailler avec toi.
C’est important pour vous, en tant que musicien·nes, d’avoir le sentiment d’appartenir à une communauté ?
Jehnny Beth — Selon moi, ça compte beaucoup. Il y a un sens très fort de la scène et de la communauté au sein des musiques noires, et c’est ce qui m’a toujours donné envie de faire de la radio et de la télé en tant que journaliste [Jehnny a été animatrice radio, et a présenté l’émission musicale Echoes en 2020 sur Arte].
Il y a cet esprit de soutien, de compréhension mutuelle et d’unité dans la lutte. Dans la communauté blanche, il me semble que la mentalité est plus souvent individualiste, il y a une certaine solitude. J’ai toujours voulu rompre avec ça. Avec Savages, on a évolué plus ou moins au sein d’une scène punk hardcore où l’on retrouve ce sens de la communauté.
Bobby Gillespie — Avec Primal Scream, au début [au mitan des années 1980], nous formions presque un gang avec certains groupes. Il faut dire que la scène musicale en Angleterre, à l’époque, n’était pas de très bonne qualité. En résumé, il y avait The Jesus and Mary Chain, Echo and the Bunnymen et New Order. Et puis quelques groupes plus modestes issus des labels Creation ou Sarah Records. On emmenait les plus petits en tournée, on a toujours soutenu les groupes qu’on aimait bien.
Dans l’histoire de la pop au Royaume-Uni, la culture de compétition semble avoir longtemps dominé. Comme dans les années 1990 avec le duel Blur vs Oasis, par exemple.
Bobby Gillespie — Oui, un conflit fabriqué de toutes pièces d’ailleurs, par les attachés de presse des deux groupes et leurs maisons de disques.
Jehnny Beth — Comme des bandes de garçons dans une cour de récré. Bobby, tu m’avais une fois raconté comment Liam [Gallagher] s’inscrivait dans cette tradition de compétition, en rappelant que les Beatles et les Stones avaient déjà ce type de rapports à leur époque.
Bobby Gillespie — Je pense que la Britpop s’adressait aux ados de 14 ou 15 ans. Ce n’était pas fait pour moi, donc je n’arrivais pas à prendre cela au sérieux. J’ai rencontré certains membres de ces groupes et quelques-uns d’entre eux étaient vraiment sympas : Graham Coxon de Blur par exemple, et bien sûr Liam et Noel. On faisait partie du même label [Creation Records].
Jehnny Beth — Tu te rends compte à quel point toutes ces batailles sont fake quand tu rencontres les gens backstage en festival. Tout le monde est sympa finalement.
Bobby Gillespie — À la fin des années 1990, on connaissait la plupart des groupes et on commençait à devenir plus ouverts. On était plutôt des mecs sympas. Il y a juste certaines personnes avec lesquelles tu n’as pas envie de devenir ami. Mais je n’en dresserai pas la liste ici…
Jehnny Beth — Tu voulais être ami avec moi, cependant.
Bobby Gillespie — Oui, parce que tu es une gentille personne. Je suis un mec gentil, moi, maintenant. J’étais beaucoup plus agressif par le passé. Mais comme tu le disais, Jehnny, c’était vraiment encouragé par la presse musicale.
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Bobby Gillespie — Oui, je pense que vous avez raison.
Jehnny Beth — Je trouve aussi. Aujourd’hui, c’est devenu cool d’être gentil.
Vous avez commencé à travailler sur cet album en 2017, l’année de MeToo. Comment avez-vous abordé la question des représentations de genre dans un format aussi classique que le duo homme/femme ?
Bobby Gillespie — Moi, je n’y ai pas pensé une seule seconde.
Jehnny Beth — Je n’y ai pas pensé non plus à l’époque. Mais causer du disque avec des journalistes m’a poussée à y réfléchir. Le fait que Bobby ait proposé cette approche du duo homme/femme, et qu’il soit arrivé avec des paroles où l’homme était en position de vulnérabilité, m’a paru très intéressant et satisfaisant.
Grâce à cela, je n’avais pas à occuper cette place de la femme vulnérable, qui fait tout pour sauver la relation. Comme me l’a récemment rappelé Bobby, lorsque j’ai entendu pour la 1ère fois les paroles de Chase It Down, j’ai pleuré. J’étais vraiment remuée. Entendre un homme dire ces choses-là, c’est tout ce qu’on veut dans la vie.
Bobby, avais-tu l’impression d’être déjà allé aussi loin dans l’expression de ce genre de sentiments auparavant ?
Bobby Gillespie — Non, je ne crois pas. Peut-être de façon plus dissimulée et insidieuse. Je pense que cet album marque un réel progrès pour ce qui est des paroles et de l’expression.
Jehnny Beth — C’est ce moment où tu dis la vérité à quelqu’un. Toutes les personnes qui connaissent ou ont connu des relations longues savent qu’arrive cet instant où il faut dire les choses comme elles sont. Au risque de tout perdre en le disant. Mais c’est justement là que tu finis par tout conserver, car tu transgresses cette peur. Et je crois que ce disque cause de ça. De ces moments de vérité.
La pop d’aujourd’hui manque-t-elle de sincérité tragique ?
Bobby Gillespie — Dans ce que je connais, oui. Je pense que beaucoup de chanteurs et songwriters blancs sont trop influencés par le son du Laurel Canyon [quartier de Los Angeles où ont habité de nombreuses icônes du rock] du début des années 1970. J’ai l’impression, pourtant, que la musique de mecs comme John Prine ou Townes Van Zandt est plus forte émotionnellement. J’adore Neil Young, mais j’aime encore plus Warren Zevon. Si seulement je pouvais écrire des chansons aussi bonnes que les siennes. C’est un putain de génie !
Je veux faire de la musique qui reflète ce que je ressens. Pour que tous les gens qui se sentent tristes puissent s’y retrouver. Nous essayons d’exprimer des choses humaines auxquelles n’importe qui peut s’identifier. Ce n’est pas élitiste. C’est une démocratie émotionnelle. J’ai même un titre d’accroche pour vous : “C’est une démocratie émotionnelle à l’ère du fascisme sentimentaliste !”
Utopian Ashes (Legacy/Sony Music). Sortie le 2 juillet