Et si “Saint Omer” d’Alice Diop était avant tout le rêve d’une fille sur sa mère ?
Saint Omer d’Alice Diop n’est pas réfractaire à l’interprétation simplement parce qu’il est dans son ADN de se rendre indéchiffrable. Il l’est aussi parce que la réalisatrice pense remarquablement bien son film, au point que le penser, à notre...
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION
Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.
Saint Omer d’Alice Diop n’est pas réfractaire à l’interprétation simplement parce qu’il est dans son ADN de se rendre indéchiffrable. Il l’est aussi parce que la réalisatrice pense remarquablement bien son film, au point que le penser, à notre tour, ce serait, en quelque sorte, se substituer à elle. Commettre l’impolitesse de vouloir prendre sa place. Qui plus est, sous son nez, ou à sa barbe, puisque sa voix a, ses derniers jours, amplement occupé les médias. Parmi les phrases très fortes qu’elle a prononcées, il y en a une qui miroite plus que les autres. “Qu’est-ce que c’est que d’être une femme noire, française, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que c’est que d’être façonnées par la douleur de l’exil de nos mères ? Qu’est-ce que ça construit dans notre rapport à la maternité ?”. Cette phrase – en réalité une suite de trois “fausses” questions – est au cœur du film. Sa case départ. Son point de souffrance. Là où peut-être, tout s’articule, se rencontre, et s’embrase.
Saint Omer, une forteresse de mystère
Saint Omer est un circuit fermé sur lui-même, où le sens échoue. De l’infanticide dont il est question, il n’est pas possible de tirer une leçon, une raison. La réalisatrice ne le veut pas. Elle a conçu son film – et sa salle de procès – comme une forteresse de mystères. De silence, de non-dits et de secrets. Elle met en échec nos grilles de lecture politiques, esthétiques, philosophiques, sociétales. Elle tient à distance le regard ethnocentré occidental. Comme un Lévi-Strauss dirait : “Non, remballez vos explications, n’essayez même pas.”
Un grand film de l’inconscient
Mais alors, si Saint Omer n’est pas un film “politique” et rejette les discours de récupérations idéologiques et leur mise en spectacle, puisqu’il est encore moins une adaptation de fait divers, un drame exacerbant des sentiments, qu’est-il ? C’est un grand film psychanalytique. Tout le dit. Son décor d’abord. La salle d’audience est une pure scène mentale. Malgré la méticulosité documentaire de sa reconstitution, elle n’est pas réaliste. La position des corps n’est pas réaliste. Le regard invariablement en biais de l’actrice, orienté vers la juge, son immobilité parfaite, ne sont pas réalistes. Ils ont la fixité des songes. Ces visions mentales qui naissent de l’inconscient et s’imposent à nous dans leur flux lent et presque pétrifié.
Faut-il tuer pour exister ?
Dans ce tribunal imaginaire, qu’on scrute comme un rêve de la réalisatrice, trois entités féminines se côtoient, nées de la même conscience. D’abord, la mère, qui ne s’explique pas son crime et envahit l’image par son ampleur énigmatique. Cette mère assignée à des mots vides, impuissants, comme la mère de la cinéaste, le rappelle-t-elle en entrevue, était murée dans son silence. Son invisibilité. Avec son T-shirt marron, Laurence Coly est volontairement fondue dans le décor, marron lui aussi. Oui, mais son crime la place au centre de l’image, de l’attention — elle, que personne ne voyait. Faut-il tuer pour exister ? Pour devenir quelqu’un·e aux yeux des autres, de la société? Dans ce rêve, Diop regarde sa propre mère. Une femme qui, dit-elle, ne l’a pas aimée comme une mère peut (doit?) chérir son enfant. Trop de “douleur”. Mais cette enfant abandonnée sur la plage, donc, c’est elle, Alice. La petite fille que l’absence d’amour maternel a livré aux ténèbres, une nuit. Le bébé renvoyé au néant des flots qui l’ont à jamais emporté.
Une cinéaste qui se met en scène
Le dernier personnage est la réalisatrice qui regarde tout ça, spectatrice de son propre rêve — à travers la figure de Rama assistant au procès. L’artiste, la romancière, l’intellectuelle. En vérité, la cinéaste. Celle qui a appris à sublimer sa douleur par les mots et les images. Celle qui, à son tour, s’apprête à devenir mère. Une mère aimante ou tragiquement absente à elle-même ? Rama a peur. La cinéaste qui fixe son propre rêve a peur — bien qu’elle ait pensé, ordonné et mis en scène celui-ci. Ce rêve d’une fille sur sa mère transcendée en tragédie féministe incandescente. De là peut jaillir, peut-être, un sens.