Exclusif : en conversation avec Pedro Almodóvar dans ses bureaux, à Madrid
C’est un immeuble discret dans une rue elle-même peu fréquentée. Le quartier est à la fois central, à quelques embardées des somptueuses arènes de Las Ventas, mais très calme. Résidentiel, mais pas spécialement chic. Plutôt relativement populaire...
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C’est un immeuble discret dans une rue elle-même peu fréquentée. Le quartier est à la fois central, à quelques embardées des somptueuses arènes de Las Ventas, mais très calme. Résidentiel, mais pas spécialement chic. Plutôt relativement populaire comme ont su le rester certaines enclaves en plein cœur de Madrid. Dans cette rue un peu terne s’élaborent pourtant des films bigarrés et brûlants. Ici siègent les locaux d’El Deseo, la société de production fondée en 1985 par Pedro Almodóvar et son frère cadet Agustín. Près de quarante ans plus tard, et plusieurs hits mondiaux et récompenses internationales, elle n’a perdu ni son indépendance ni sa taille modeste.
Quand on entre dans l’enceinte, on est surpris par son profil de PME artisanale, ses bureaux raisonnables (répartis néanmoins sur quatre étages) et le nombre réduit du groupe humain qui la peuple (dont les piliers sont les mêmes depuis très longtemps). Ce jour-là, Pedro porte un hoodie rose pâle et de sophistiquées chaussures de running blanches. La prise d’âge lui va bien. Ses cheveux blancs soyeux (et toujours profus) luisent comme un halo autour de sa figure accorte.
“Titín” et Pedro
À ses côtés, Agustín est plus réservé, plus sobre. Il se définit lui-même comme le lien de Pedro à la vie courante : “J’ai une vie extrêmement banale, je me suis marié deux fois, j’ai deux enfants, je viens à mon bureau à pied – ce que lui ne peut pas faire à cause de sa notoriété. Je suis généralement le 1er lecteur des projets de Pedro et, souvent, il me consulte en cours d’écriture pour définir la profession des personnages, s’informer sur des expériences banales de quotidienneté, ancrer ses récits dans un socle très concret.”
Agustín Almodóvar © Daniel de Jorge pour Les Inrockuptibles
Même si El Deseo produit d’autres films que ceux de Pedro Almodóvar, la carrière de Pedro est la grande affaire de la vie d’Agustín. Lorsqu’on lui demande si après toutes ces années et à l’âge atteint par chacun d’eux, il se sent toujours le petit frère de Pedro, il sourit : “Oui, absolument. Et d’ailleurs, il m’appelle toujours Titín. C’est comme ça que ma mère me surnommait enfant et il n’y a plus que Pedro et mes deux sœurs qui m’appellent ainsi.”
À sa mort en 1980, lorsque Pedro avait 30 ans et Agustín 24, leur père a fait promettre à Pedro de s’occuper de toute la famille et de veiller sur son petit frère. “Je me sens protégé par Pedro. Je lui dois la vie que j’ai.” Pourtant, leurs positions respectives dans le travail inversent parfois les données de la relation. “Titín”, parce qu’il tient l’argent et les contrats, devient alors le grand frère : “C’est vrai que face à des financiers, plutôt à l’étranger, Pedro surjoue un peu l’artiste et moi l’homme sérieux et le plus adulte des deux. Mais c’est un jeu, pour se conformer à ce qu’attendent nos interlocuteurs. Dans les faits, Pedro n’est pas du tout un artiste coupé de la réalité. Il a les pieds sur terre et un grand sens des responsabilités économiques.”
La transgression d’un genre
Le nouveau film de Pedro, Strange Way of Life, ne dure que trente minutes, et c’est un western dialogué en anglais, avec le comédien américain Ethan Hawke et le Chilo-Américain Pedro Pascal, devenu, grâce aux séries The Mandalorian et surtout The Last of Us, un des acteurs les plus désirés du moment. Dans ce court récit, deux hommes de l’Ouest matures, un shérif et un cowboy, se retrouvent pour une affaire de meurtre, vingt-cinq ans après s’être follement aimés.
L’émotion amoureuse qui fait tressaillir le shérif Ethan Hawke lorsque ce grand moustachu pénètre dans son bureau, les fesses offertes de Pedro Pascal dévoilées par des draps défaits après une nuit d’amour : autant d’images sensuelles et saturées de désir assez peu usuelles dans l’iconographie du western classique. Même les iconoclastes westerns-spaghettis des années 1970, tournés dans les mêmes sites que Strange Way of Life (la province d’Almería), s’étaient peu aventurés en la matière.
“Mon coscénariste Larry McMurtry me racontait que les Indiens étaient particulièrement bienveillants avec les comportements homosexuels.”
“Pourtant, nous dit Pedro, l’homosexualité existait fortement dans l’Ouest américain du XIXe siècle. J’ai travaillé dessus pour un précédent projet de western, conçu à la fin des années 1990 et adapté du roman de Tom Spanbauer, L’Homme qui tomba amoureux de la lune. Mon coscénariste Larry McMurtry [qui coécrira plus tard le scénario du Secret de Brokeback Mountain] me racontait que les Indiens étaient particulièrement bienveillants avec les comportements homosexuels. C’était vécu de façon plus honteuse par les Blancs.
Mais il existait une ville appelée Boyz, où les cowboys se rendaient dans des bordels de garçons.” Ce 1er projet ancien de western ne vit jamais le jour. “Le projet a été totalement rejeté par les investisseurs américains. Le film dénonçait toutes sortes d’abus. Un shérif y abusait d’un enfant indien. La charge était trop violente, trop sacrilège pour le genre”, explique Agustín.
Des fragments de films aboutis
L’envie de dévoiler l’homosexualité implicite d’un des genres cinématographiques les plus masculins qui soit, de mettre au jour des images (de baisers, d’étreintes) barrées par un siècle de représentation a pourtant continué à cheminer en lui. Quand il ne travaille pas sur un long métrage, Pedro écrit des petits bouts d’histoires qui lui traversent l’esprit. “C’est une sorte d’amusement. Je développe des idées sur quelques pages et je les archive dans mon ordi.” Certains trouvent leur place dans ses films (le petit court métrage muet glissé dans Parle avec elle ou le film dans le film de La Mauvaise Éducation sont issus de ces récits écrits sans finalité définie).
Un certain nombre d’entre eux est d’ailleurs réuni dans un recueil publié le 13 avril dernier en Espagne, El Último Sueño (à paraître en France dans quelques mois). Strange Way of Life a d’abord fait partie de ces quelques pages écrites sans objet : “J’avais envie d’écrire une longue scène de dialogue entre deux cowboys qui conversent au petit matin après avoir baisé toute la nuit. Ils causent ouvertement de leur sexualité, de leur plaisir. Ce sont des paroles bien sûr jamais entendues dans un western.”
Dans le bureau de Pedro © Daniel de Jorge pour Les Inrockuptibles
Ces paroles jamais entendues ont eu l’opportunité de devenir des images rarement montrées grâce à la rencontre avec Anthony Vaccarello. Les deux hommes se sont croisés dans un hôtel de Los Angeles il y a trois ans. Le directeur artistique de Saint Laurent a exprimé son admiration au cinéaste espagnol, lui a dit qu’il aimerait financer une œuvre de lui, sur un format autre que le long, tel qu’il l’avait fait avec Gaspar Noé (Lux Æterna, 2019). Almodóvar a alors repensé à cette scène, l’a rapidement mise en situation dans une histoire. “J’ai choisi l’univers du western. Mais cela aurait été tout aussi transgressif de décrire un amour et une sexualité entre toreros dans un film sur la corrida. Plus un univers est masculin et plus ces représentations sont taboues.”
La puissance de réparation
Imposer les représentations de ceux et celles qui en sont privé·es, créer un lieu très hospitalier pour les exclu·es des images, c’est le coup de force qu’a opéré son cinéma dès sa naissance, dans un pays tout juste réchappé de quarante ans de dictature. Tout à coup dans le cinéma espagnol apparaissaient des jeunes, des punks, des trans, des gays, et une fureur, une envie immodérée d’embrasser les expériences les plus paroxystiques (défonce, sexe, fête).
Lorsqu’on l’interroge sur la puissance de réparation d’offrir des images aux communautés qui en sont exclues, il dit dans un sourire : “Je n’aurais pas la prétention de dire que c’est ce que j’ai fait. Mais quand même, après la sortie de La Loi du désir [récit enfiévré d’une passion entre hommes, 1987], beaucoup de gens m’ont abordé pour me remercier, témoigner que le film les avait aidés à faire leur coming out et me dire qu’ils étaient désormais plus heureux. Ça m’a touché, mais je n’ai jamais eu l’intention d’ouvrir un chemin à quiconque. Je voulais simplement imposer ma vision.
C’est l’immense pouvoir d’un cinéaste : représenter son monde en faisant comme si c’était le seul monde qui existait. Dans ce monde réinventé, rien n’était plus évident que d’être gay, trans ou travesti. Et ça ne devenait jamais un problème ou l’enjeu du scénario. C’était la population naturelle de mon cinéma. Bien sûr, avant la mort de Franco, tout cela aurait été impossible. Il y a eu une coïncidence tout à fait heureuse entre mes goûts, mes envies, l’autorisation tout récemment acquise qu’ils puissent s’exprimer et le désir un peu cathartique d’un public de voir ces représentations inédites.”
Artefact pour “La piel que habito” © Daniel de Jorge pour Les Inrockuptibles
Lorsqu’on lui demande comment, en comparaison, il perçoit le climat politique et social de l’Espagne contemporaine, Pedro Almodóvar manifeste une inquiétude. “À mes débuts, je n’ai pas eu à lutter ni contre la censure religieuse ni contre la droite. Les gens de droite se terraient chez eux car cette explosion de liberté leur faisait trop peur. Aujourd’hui, en revanche, la droite se sent très forte.
Il y a seulement cinq ans, l’extrême droite n’existait quasiment pas, aujourd’hui elle est une force politique qui ose montrer son vrai visage. Ses membres peuvent dire qu’ils sont franquistes. Si aujourd’hui je tournais Dans les ténèbres [une histoire de religieuses lesbiennes et toxicomanes, 1983], je devrais faire face à des appels à la censure. Tout ça pour vous dire qu’il y a un danger de régression de la liberté aujourd’hui en Espagne.”
Où sont les trans ?
On a alors envie de nuancer son opinion, de lui causer de la crise politique grave que traverse la France, de son climat de tension sociale extrême. Et puis aussi de l’Italie
qui, comme beaucoup de pays européens, bascule dans l’extrême droite. Avec son gouvernement de coalition centre gauche et Podemos, l’Espagne, vue de l’étranger, paraît au contraire résister à cette hyper-droitisation de l’Europe.
“La droite espagnole est vénéneuse, c’est un poison politique. Mais c’est sûr qu’on se sent mieux en Espagne qu’en France ou en Italie. Le danger ne vient pas seulement de la droite d’ailleurs. Il faut aussi que les partis politiques de gauche continuent à coopérer. Les partis politiques ne pourront gagner les prochaines élections [prévues à l’automne prochain] que s’ils restent unis. Si Podemos n’appuie pas le projet de Yolanda Díaz [cheffe de file de la coalition de gauche], on risque une victoire de la droite. Ils sont aujourd’hui en négociation.”
“Ce qui m’intéresserait aujourd’hui, ce serait plutôt de causer de ces jeunes gens qui se définissent comme non binaires.”
Parmi ces mesures qui, vues de l’extérieur, paraissent dessiner une société particulièrement avancée, il y a l’adoption le mois dernier d’une loi permettant de changer librement de genre à partir de l’âge de 16 ans : “C’est formidable qu’il n’y ait plus besoin d’autorisation parentale ou de celle d’un médecin pour obtenir une réassignation de genre. Il y a trente ans, pour obtenir un changement d’état civil, il fallait passer par un juge et lui montrer ses parties génitales pour prouver qu’on avait transité physiologiquement. C’était très humiliant.” On lui fait remarquer alors que depuis une dizaine d’années [depuis La Piel que habito, 2011], il n’y a plus de personnes trans dans son cinéma.
“C’est vrai. Pourtant il y en a beaucoup dans ma vie aujourd’hui. Plus qu’à mes débuts. Mais je n’ai pas ressenti la nécessité de les mettre en scène au cinéma. Peut-être que c’est parce qu’on trouve beaucoup de ces personnages dans les séries en Espagne et que je ne ressens pas ce même manque dans la fiction qu’autrefois. Ce qui m’intéresserait aujourd’hui, ce serait plutôt de causer de ces jeunes gens qui se définissent comme non binaires, ce qui est encore autre chose que la transidentité. Mais il faudrait que je me documente vraiment.”
Travail de mémoire
Les attaques politiques contre son cinéma ont été assez vives à la sortie de Madres paralelas (2021). Le film explique les démarches d’une photographe (Penélope Cruz) pour
faire identifier le corps de son grand-père enterré dans une fosse commune lors de la guerre civile. “Le film a déplu à la droite mais aussi à une partie de la gauche, celle qui était au pouvoir dans les années 1980 et n’a pas fait ce travail de mémoire.
Ce gouvernement avait peur parce que beaucoup de franquistes siégeaient encore dans les institutions et que, pour négocier la transition démocratique, il a préféré passer cette question sous silence. Maintenant, la loi sur la mémoire démocratique a été adoptée, les exhumations de cadavres vont avoir lieu et les familles vont pouvoir se recueillir et faire leur deuil. Je crois que tant qu’on n’aura pas identifié ces corps, la guerre civile ne sera pas terminée.”
Sous de multiples formes, le travail sur la mémoire organise l’œuvre d’Almodóvar. Strange Way of Life, on l’a dit, détaille les retrouvailles de deux vieux amants. Ce motif de la résurgence dans le présent d’une passion ancienne est un des motifs qui structurent son œuvre (Talons aiguilles, La Mauvaise Éducation, Douleur et Gloire…). On se perd de vue et on se retrouve beaucoup chez Almodóvar.
Il en est de même dans sa vie professionnelle, où les égéries peuvent disparaître mais finissent toujours par ressurgir le temps d’un film (Carmen Maura dans Volver, Marisa Paredes dans La Piel que habito). Le chef opérateur José Luis Alcaine avait signé l’image de Femmes au bord de la crise de nerfs (1988) puis d’Attache-moi ! (1990), mais pas les films suivants : “Femmes au bord de la crise de nerfs a été un tel succès, en Espagne, aux États-Unis, que Pedro a exigé la même image, pop, colorée pour Attache-moi !. Je trouvais qu’une lumière plus dramatique aurait mieux convenu. J’ai fait ce qu’il m’a demandé mais je n’étais pas satisfait et n’ai pas tourné les suivants. Heureusement, nous nous sommes retrouvés quatorze ans plus tard pour La Mauvaise Éducation.”
Une certaine idée du montage
Sur Strange Way of Life, José Luis explique avoir voulu travailler sur la profondeur de champ, comme dans le cinéma américain classique, et aller ainsi contre une conception de l’image issue de la publicité où, par un jeu de net (sur le sujet central) et de flou, le regard du spectateur et de la spectatrice est sans cesse dirigé. Quand on lui demande de définir ce qui scelle son désir de cinéma avec Pedro, il cause de leur goût commun des acteur·rices.
“Dans le cinéma américain, on fait souvent les lumières sur le décor vide, pendant que les acteurs sont au maquillage. Pedro et moi tenons à ce que la lumière soit construite en leur présence, ils sont le cœur de l’image. Pedro et moi avons follement aimé les films espagnols ou américains des années 1950 et 1960, où les grandes stars féminines étaient filmées comme des déesses. Leur visage était illuminé. Le cinéma retrouve ce même pouvoir iconique.” José Luis explique aussi avec amusement et fierté qu’à la fin du tournage de Strange Way of Life, Ethan Hawke lui a dit qu’il ne s’était jamais trouvé aussi bien éclairé.
“Pedro sait exactement ce qu’il veut. Le film existe déjà précisément en lui avant le tournage.” Teresa Font
Teresa Font monte les films d’Almodóvar depuis seulement Douleur et Gloire (2019). Elle a remplacé son monteur historique, José Salcedo, décédé après Julieta (2016). Elle confirme cette prévalence de l’acteur·rice dans son cinéma. “Mettre en valeur les comédiens, choisir s’il est plus intense d’être sur qui cause ou qui écoute est son souci essentiel.” Elle décrit aussi la façon dont le passage au numérique (et le faible coût que constitue désormais la multiplication des prises) a entraîné sur la plupart des tournages une excroissance“obscène” , selon ses termes, de la matière qu’on lui apporte. “Mais pas chez Pedro. Il sait exactement ce qu’il veut. Le film existe déjà précisément en lui avant le tournage. C’est troublant à quel point parfois on m’apporte 250 heures de rushes et j’ai le sentiment qu’il manque des choses, alors qu’avec lui, la matière est parcimonieuse mais tout est là.”
La maîtrise très forte de son matériau, l’assurance de ce qu’il cherche et l’aptitude à tenir un cap font la puissance de son cinéma. Sa condition est bien sûr une liberté artistique totale. Agustín Almodóvar dit que la protéger constitue l’essentiel de son travail. “Ce n’est pas toujours facile car l’argent exige presque toujours des contreparties.” Il explique que trois projets américains ont capoté car, à chaque fois, les financiers US n’ont pas accepté de laisser à El Deseo le leadership absolu sur toutes les étapes de la création.
Sous la pression des plateformes
Il cause aussi des profondes mutations de la consommation des films, de l’émergence des puissantes plateformes. “Pour ces nouveaux acteurs, Pedro est la proie. Ils cherchent des grands maîtres, Scorsese, Jane Campion, et ils le veulent. Nous avons réussi à résister car nous sommes trop attachés à la salle et son écosystème.” Lorsqu’on lui demande si l’industrie du luxe est un type de financement proche des plateformes, il réfute : “Ça ne vaut que sur des projets exceptionnels, comme ce court métrage.” Et Saint Laurent n’a mis aucune condition à Strange Way of Life qui sera présenté à Cannes, mais hors compétition.
Depuis Tout sur ma mère en 1999, sept longs métrages d’Almodóvar ont été sélectionnés au festival – et seulement trois réalisés par d’autres cinéastes espagnols ont été pris en compétition. Cette extrême personnification du cinéma espagnol par Almodóvar a de quoi susciter des jalousies. Pour Alex Vicente, critique au quotidien El País, Almodóvar n’a cessé depuis ses débuts “d’être un personnage clivant. Une moitié du pays l’a érigé en icône et une autre le déteste, à cause de son succès, son homosexualité, ses positions politiques… Je pense par ailleurs qu’il est un des très rares cinéastes dont l’œuvre est parfaitement adaptée à la compétition cannoise.
Le cinéma espagnol se divise pour l’essentiel entre un cinéma d’auteur exigeant, confidentiel et un cinéma commercial très formaté. Le cinéma d’Almodóvar est à la fois très ample, populaire et relève d’un geste purement artistique, qui confère tous les pouvoirs à la mise en scène et matche donc parfaitement avec une idée du cinéma d’auteur telle qu’on la sanctifie à Cannes.”
Au-delà de la souffrance
Pour la plus jeune génération de cinéastes espagnol·es reconnu·es en France, la suprématie d’Almodóvar n’est pas du tout vécue comme un poids mais comme une stimulation. Albert Serra (Pacifiction, un de ces trois films non signés par Almodóvar montrés en compétition à Cannes depuis 2000) admire son indépendance : “J’aime qu’il soit resté fidèle à son univers, et que ses films si personnels aient plus de succès que les produits nationaux formatés. Il a imposé son style au monde sans chercher à s’adapter. C’est le monde qui s’est adapté.”
Elena López Riera, révélée cette année par El Agua, confirme à quel point a été déterminante pour elle sa façon “d’utiliser les traditions populaires, la religion, les mythologies du sud de l’Espagne, généralement attachées au franquisme, en les propulsant dans une culture hyper-contemporaine. Et sans ironie ou condescendance.” Elle ajoute : “Il a été très controversé mais les artistes de ma génération revendiquent pour la plupart son influence.”
“Sur le tournage, il s’est produit un miracle. Dès que la caméra se mettait en route, ma souffrance disparaissait.”
Au début de Douleur et Gloire, le personnage de cinéaste interprété par Antonio Banderas est frappé d’une panne créative. Sa dépression le bloque. On demande à Pedro Almodóvar comment il peut se projeter dans cette figure, lui si prolifique, alternant maintenant des films courts entre deux films longs. “Je n’étais en effet pas en panne d’inspiration, mais je me sentais affaibli physiquement. Je venais de subir une intervention du dos pour un problème assez grave. Je ressentais tant de douleur qu’être immergé dans une piscine, en apesanteur, était la seule position où je ne souffrais pas. C’est de cette image, qui ouvre le film, qu’est parti Douleur et Gloire.
Le personnage de Banderas n’écrit plus car il craint de ne pas avoir la force physique de tourner et je partageais cette peur. Mais je voulais continuer à tourner pour ne pas me percevoir seulement comme un corps souffrant et dans l’incapacité. Sur le tournage, il s’est produit un miracle. Dès que la caméra se mettait en route, ma souffrance disparaissait. Je n’avais plus consience de mon dos, même s’il se rappelait à moi après la journée de travail.”
L’avenir devant lui
Si la création a le pouvoir de suspendre la douleur physique, on lui demande si elle n’en crée pas aussi une autre, spécifique, faite d’affres et d’anxiété. “J’ai beaucoup souffert dans ma vie, c’est vrai, par le travail. J’ai longtemps eu un rapport névrotique à la création, fait de beaucoup d’angoisses. Mais avec le temps, ça s’est apaisé. Je me laisse moins envahir. Et comme vous le dites, j’ai tendance aujourd’hui à accélérer la cadence. Comme si j’étais pressé par le temps.
Maintenant, je me sens bien physiquement. Mais à l’âge que j’ai, je pense au temps qu’il me reste et à tous les films que j’ai encore envie de faire. Je veux en tourner le plus possible et je n’aime pas cette pression, car faire des films nécessite aussi de prendre du temps. Ce qui est sûr, c’est que dans la période où je me sentais affaibli physiquement, incertain de pouvoir continuer à tourner, j’ai mesuré aussi à quel point la vie pour moi n’avait pas de sens sans faire des films.”
Cette vie-là est encore loin de poindre. Avant qu’on ne le quitte, Pedro nous dévoile qu’il vient d’achever deux scénarios, celui d’un long et celui d’un moyen métrage et qu’il ne sait pas encore dans quel ordre il va les tourner. Mais on se réjouit que leur mise en chantier soit imminente.
Strange Way of Life de Pedro Almodóvar, avec Ethan Hawke, Pedro Pascal, Manu Ríos (Esp., 2023, 30 min). En avant-1ère au Festival de Cannes.