Face à l'inceste, le défi du silence: quelles alternatives à l'imprescriptibilité?
INCESTE - C’est une question qui s’invite régulièrement dans le débat politique: faut-il rendre imprescriptibles les crimes sexuels sur mineurs? Quelques semaines après la déflagration des révélations de Camille Kouchner sur l’inceste dont...
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INCESTE - C’est une question qui s’invite régulièrement dans le débat politique: faut-il rendre imprescriptibles les crimes sexuels sur mineurs? Quelques semaines après la déflagration des révélations de Camille Kouchner sur l’inceste dont son frère jumeau Victor a été victime de la part de leur beau-père, Olivier Duhamel, plusieurs personnalités politiques s’y sont dites favorables.
“Je suis spontanément très favorable à l’imprescriptibilité” de ces actes “atroces”, a déclaré Olivier Véran mardi 19 janvier sur France Inter. Le député Aurélien Taché a souhaité au micro de Sud Radio que “ceux qui ont commis ces crimes il y a 20 ou 30 ans ou plus puissent être poursuivis” grâce à l’imprescriptibilité. Laurence Parisot, directrice associée de Gradiva et ex-patronne du Medef, a aussi déclaré sur Twitter: “L’inceste devrait être un crime imprescriptible. Point.”
Même son de cloche dans certaines associations, comme Face à l’inceste. “On milite depuis vingt ans pour que les faits d’inceste soient imprescriptibles, confie au HuffPost son vice-président Patrick Loiseleur. Faire le tri entre les victimes prescrites et non-prescrites est injuste et inéquitable”. Mais cette mesure est loin de faire l’unanimité.
“Le pire adversaire des victimes (...) c’est le silence et la cécité”
“Nous ne sommes pas tous d’accord au sein de notre association”, reconnaît Catherine Milard, présidente de l’antenne nantaise de SOS Inceste, personnellement défavorable à l’imprescriptibilité. “On pourrait éventuellement rallonger la prescription actuelle (30 ans pour les crimes sexuels commis contre les mineurs, NDLR) de dix ans”, propose-t-elle.
“L’imprescriptibilité doit être réservée aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité”, soutient de son côté Martine Brousse, présidente de La Voix de l’enfant qui considère même qu’une telle mesure serait “contre-productive”. “Reculer encore le fait de pouvoir parler, c’est renoncer à faire que les personnes puissent parler le plus tôt. Il faut dire stop à un moment donné, car à force de reculer la prescription, on ne fera ni prévention ni prise en charge des victimes”.
Pour Caroline De Haas du collectif Nous Toutes, qui estime que la prescription actuelle “va déjà très loin”, “c’est une erreur stratégique de se mobiliser sur la question de l’imprescriptibilité”. “Cela va mettre le focus sur un changement législatif alors que la priorité est de faire appliquer les lois existantes et d’en finir avec les violences.”
“Le pire adversaire des victimes n’est pas la prescription, c’est le silence et la cécité, abonde auprès du HuffPost la sénatrice et ancienne ministre socialiste Laurence Rossignol. Silence de ceux qui savent, cécité de ceux qui pourraient savoir”.
Dépérissement des preuves et manque de fiabilité des témoignages
L’imprescriptibilité pose aussi question d’un point de vue juridique. Outre son éventuelle inconstitutionnalité - possibilité soulevée par le constitutionnaliste et professeur de Droit public à l’Université de Lille Jean-Philippe Derosier auprès du HuffPost -, d’autres juristes s’inquiètent des conséquences d’une telle décision. Carole Hardouin-Le Goff, maître de conférences à Paris 2, Panthéon-Assas en droit privé, fait valoir qu’elle augmenterait considérablement le “risque d’erreur judiciaire”, en raison du “dépérissement des preuves et du manque de fiabilité des témoignages”.
“C’est complètement vain de faire croire à une victime qu’on pourra juger les faits 70 ans après, complète sa consœur Audrey Darsonville, professeure de droit pénal à l’université de Paris-Nanterre. Il ne faut pas donner de faux espoirs aux victimes. Si demain c’est imprescriptible, ça ne veut pas dire qu’il pourra y avoir des poursuites pénales”.
“Nos efforts doivent aussi faire en sorte que la parole se libère et que la justice fasse son œuvre avant 30 ans”, confiait de son côté au HuffPost le secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des familles Adrien Taquet. Mais face au silence et à l’omerta, quelles alternatives à l’imprescriptibilité ?
Suspendre ou interrompre la prescription
Il en est d’abord une d’ordre juridique, justement: les causes d’interruption et de suspension des crimes sexuels. S’il est impossible de rouvrir des prescriptions acquises, il est toutefois possible de stopper la prescription et de la reprendre à zéro à compter de la date d’un acte interruptif (un procès-verbal, un nouvel acte de poursuite ou d’instruction, etc.).
La suspension, elle, permet d’interrompre la prescription pendant un temps donné, notamment en cas de force majeure. Plusieurs associations plaident pour que l’amnésie traumatique (période pendant laquelle une personne n’a pas conscience des violences qu’elle a subies, NDLR) soit reconnue comme telle. “C’est déjà possible dans la loi depuis 2017, explique la juriste Audrey Darsonville. Mais la Cour de cassation s’y oppose”.
La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français a en effet rendu un arrêt le 17 octobre 2018 dans lequel elle dit que “l’amnésie traumatique (...) ne peut être considérée comme constituant un obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure ayant pu suspendre le délai de prescription”.
“Il faudrait former les magistrats à comprendre ce qu’est l’amnésie traumatique”, plaide Audrey Darsonville. Il est difficile d’en déterminer le début et la fin, mais on pourrait dire que la prescription reprend au moment où l’expert psychiatrique détermine que la mémoire revient”.
Un seuil de non-consentement à 13 ou 15 ans ?
Une autre proposition est régulièrement suggérée pour protéger les victimes: inscrire dans la loi un seuil irréfragable de non-consentement, c’est-à-dire un âge en dessous duquel un enfant ne peut consentir à un rapport sexuel. Concrètement, le simple fait d’établir les faits, donc le rapport sexuel, suffirait à qualifier l’infraction de viol ou d’agression sexuelle. Une proposition de loi de la centriste Annick Billon, visant à inscrire l’âge de 13 ans dans la loi, est d’ailleurs discutée ce jeudi 21 janvier au Sénat.
Geneviève Garrigos, élue et victime d’inceste, réclame une loi sur le non-consentement
Sa collègue socialiste Laurence Rossignol est quant à elle favorable à 15 ans. “Le seuil de 13 ans fragilise les 13-15 ans et laisse ouverte l’idée que pendant ces deux années ce serait différent, ce que je ne crois pas, estime Laurence Rossignol, en désaccord avec une partie des sénateurs socialistes sur le sujet.
Toutes les associations concernées et interrogées par Le HuffPost plaident elles aussi pour un seuil d’âge à 15 ans. L’association Face à l’inceste va même plus loin et demande qu’il soit de 18 ans en cas d’inceste. “Si on applique la proposition de loi d’Annick Billon, les enfants victimes d’inceste entre 13 et 17 ans devront apporter la preuve qu’il y a eu contrainte, estime son vice-président Patrick Loiseleur. Ça crée une incitation pour les avocats de la défense à plaider le consentement”.
Interrogé par Le HuffPost à ce sujet, Adrien Taquet se demandait “si le signal qu’on émet avec cette proposition, ce n’est pas qu’après 18 ans il n’y aurait pas de problème”. “Sur l’inceste, ce n’est pas une question d’âge ni de consentement. Quel que soit l’âge, on ne doit pas avoir de relations sexuelles avec sa famille”, abonde-t-il.
La question d’instaurer un seuil de non-consentement avait déjà été évoquée en 2018 avec la loi Schiappa, mais le gouvernement y avait finalement renoncé après une mise en garde du Conseil d’État. “La jurisprudence du Conseil constitutionnel […] n’admet qu’à titre exceptionnel” l’existence d’une présomption de culpabilité en matière répressive.
“Pour que celle-ci soit jugée constitutionnelle, il faut, d’une part, qu’elle ne revête pas de caractère irréfragable et, d’autre part, qu’elle assure le respect des droits de la défense, c’est à dire permette au mis en cause de rapporter la preuve contraire, rappelait la juridiction. Ces exigences sont d’autant plus fortes lorsque la présomption est instituée pour un crime”.
Pour Jean-Philippe Derosier et Audrey Darsonville, l’instauration d’un tel seuil serait à coup sûr retoquée par le Conseil constitutionnel. “Si vous faites un texte dans lequel on dit que toute relation avec un mineur de moins de 15 ans est un viol ou une agression sexuelle, vous créez ipso facto une présomption de culpabilité”.
Une proposition de loi d’une députée LREM
Mais la députée Alexandra Louis pense avoir trouvé la solution. La parlementaire LREM, qui fut rapporteuse de la loi Schiappa puis chargée d’un rapport d’évaluation remis le 4 décembre, espère rendre d’ici fin janvier une proposition de loi pour “regrouper toutes les infractions sexuelles pour mineurs, crimes et délits, dans une nouvelle partie du Code pénal”.
Elle souhaite créer une infraction autonome dédiée aux mineurs en y inscrivant que quiconque “aurait une relation sexuelle avec un mineur en dessous de 15 ans serait forcément coupable d’un crime sexuel ou d’un délit sexuel”. Quid de la constitutionnalité de la mesure ?
Pour éviter “l’effet couperet”, la parlementaire veut se calquer sur le modèle allemand, où un seuil a été fixé à 14 ans. “Nous voulons sortir du raisonnement relatif au consentement, car pour consentir, il faut avoir un discernement. Or un mineur de moins de 15 ans ne peut en avoir”. “Il faut sortir du raisonnement relatif aux viols et agressions sexuelles”, ajoute-t-elle.
Pour la rédaction de ce texte, Alexandra Louis travaille notamment avec la juriste Carole Hardouin-Le Goff. Interrogée par Le HuffPost, cette dernière dit avoir trouvé une formulation qui ne “contrevient pas du tout à la présomption d’innocence”, calquée sur le modèle allemand où l’âge de 14 ans a été retenu:
“Le fait pour un majeur d’avoir intentionnellement une relation sexuelle avec un mineur de moins de quinze ans est constitutif d’un crime ou d’un délit, dans la mesure où cet adulte a connaissance de l’âge du mineur au moment des faits”.
Si Audrey Darsonville juge cette formulation plus adéquate d’un point de vue constitutionnel, elle estime que la culpabilité est tout de même “présumée”. “Il ne faut pas légiférer pour contourner des interdits constitutionnels, ajoute-t-elle, estimant qu’on “va simplement reporter le débat du défaut de consentement sur le débat de la connaissance de l’âge”.
Les auteurs pourraient en effet arguer qu’ils ne connaissaient pas l’âge de la victime au moment des faits. Et la juriste d’ajouter: “Je persiste à dire que les textes sont pleinement suffisants, le problème reste celui de l’application des lois”.
“Ce qui est incroyable c’est que des juges estiment qu’il n’y a pas contrainte, violence, menace ou surprise, lance la militante de Nous Toutes Caroline De Haas. Le fait de préciser la loi est utile, mais il ne pas penser que c’est grâce à ça qu’on va en finir avec les violences”. “Tout ça est très marginal, le vrai sujet est de protéger”, estime de son côté l’ancienne ministre Laurence Rossignol.
S’organiser “pour entendre la parole”
“La question n’est pas de savoir comment on ‘libère la parole’, rétorque Caroline De Haas, mais comment on s’organise pour entendre cette parole”. Selon elle, il faut notamment que “les professionnels de l’Éducation nationale ou de la petite enfance et les personnes bienveillantes qui entourent l’enfant” soient capables de détecter les premiers signaux d’alerte dans le comportement de l’enfant. Elle plaide par exemple pour une formation “systématique et obligatoire” de ces professionnels.
Sur son site internet, l’association Face à l’inceste fait de son côté une liste de trente propositions, dont l’obligation légale de signalement, notamment pour les médecins, ou la mise en place de campagnes d’information destinées au grand public.
Autre proposition de Catherine Milard, présidente de l’antenne nantaise de SOS Inceste: avoir dans chaque établissement scolaire “au moins une personne formée à écouter la parole de l’enfant et faire le lien avec les instituteurs qui se posent des questions”
Martine Brousse de La Voix de l’enfant voudrait quant à elle qu’on prenne en charge les auteurs d’inceste, à l’instar de ce qui est fait pour les auteurs de violences conjugales. “Il faut qu’ils soient condamnés évidemment, mais on doit aussi les accompagner via des traitements médicaux par exemple”.
Autre sujet important pour Catherine Milard: “lever le tabou” et “nommer les choses”, y compris le mot “inceste”. “On a fait une demande d’agrément à l’Education nationale qui a été refusée justement parce qu’on s’appelle SOS Inceste”, assure-t-elle, suggérant que le mot “inceste” aurait posé problème. À ce sujet, Caroline De Haas note auprès du HuffPost que dans sa récente intervention dans l’émission C a Vous, le Premier ministre Jean Castex n’utilise pas une seule fois le mot “inceste”, “viol” ou encore “agression sexuelle”.
Et Catherine Milard de conclure : “Rien ne changera si on ne fait pas de l’inceste une grande cause nationale. On continuera à en parler encore quelques mois, et on se retrouvera à nouveau au point de départ.”
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