Françoise Hardy, 1944-2024 : “Partir quand même”
En cette journée marquée par une infinie tristesse, deux pochettes d’albums nous reviennent instantanément en mémoire : Comment te dire adieu (1968), illustrée du portrait dessiné par Jean-Paul Goude, et La Question (1971), immortalisée par...
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En cette journée marquée par une infinie tristesse, deux pochettes d’albums nous reviennent instantanément en mémoire : Comment te dire adieu (1968), illustrée du portrait dessiné par Jean-Paul Goude, et La Question (1971), immortalisée par une photo en noir et blanc de la chanteuse par Jean-Marie Périer, son amoureux photographe d’avant Jacques Dutronc. Comment te dire adieu ? C’est la question éplorée et insoluble qui se pose à l’heure où l’icône française pop absolue est partie, ce 11 juin 2024, à l’âge (rondement canonique) de 80 ans, comme l’a annoncé officiellement et sobrement son fils Thomas Dutronc sur les réseaux sociaux (“Maman est partie…”), un soir (sini)triste – à l’image du dimanche électoral deux jours plus tôt –, rejoignant au Panthéon d’ici Gainsbourg, Barbara, Bashung, Aznavour, Christophe, Juliette Gréco, Jean-Louis Murat ou encore Jane Birkin. À la fois “superstar et ermite”, pour paraphraser le titre d’une biographie coécrite par Étienne Daho en 1986, Françoise Hardy est celle dont “la pop sophistiquée permit aux générations suivantes de se retrouver en zone libre”, comme l’écrivait son plus fervent admirateur et thuriféraire dans le catalogue Daho l’aime pop (2017). Car le paradoxe veut que la chanteuse de Tous les garçons et les filles (hymne générationnel total) fut autant une personnalité sans filtre qu’une étoile distante, dont les Messages personnels chapitrent et inondent sa discographie exemplaire. “Partir quand même / Pendant qu’il dort / Pendant qu’il rêve / Et qu’il est temps encore”, chantait-elle d’ailleurs en 1988 sur un morceau composé par Jacques Dutronc, son amour majuscule, son inépuisable source d’inspiration et sa plus grande peine de cœur depuis leur séparation (sans qu’il y ait de divorce) à la fin des années 1980. “La vie de couple demande de jouer sur plusieurs registres, et je n’en avais qu’un ou deux à mon actif. En résumé, je me comportais tantôt en maman dévouée, tantôt en petite fille désobéissante – l’une et l’autre, par définition, acquises et intouchables”, écrivait-elle dans son autobiographie joliment intitulée Le Désespoir des singes et autres bagatelles (2008).
Dès 1971, elle disait pourtant un peu, beaucoup et déjà tout dans La Question, peut-être sa chanson définitive extraite du chef-d’œuvre intemporel réalisé avec la guitariste brésilienne Tuca : “Tu es le sang de ma blessure / Tu es le feu de ma brûlure / Tu es ma question sans réponse.” “J’ai un faible pour le morceau La Question, qui est le résumé de toute ma vie sentimentale, me confiait-elle un jour. Ce disque est d’ailleurs l’un de mes meilleurs albums, sinon le meilleur. Je n’irai cependant pas jusqu’à dire qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre. Avec Le Danger (1996), c’est le seul qui présente une telle homogénéité.” Ainsi, Françoise Hardy n’aura cessé de piocher dans son amour débutant, puis fusionnel, avec Jacques Dutronc, devenu définitif, puis aveugle, compliqué et unilatéral, la plus grande source de son répertoire. Il serait d’ailleurs impossible, dans une nécro rédigée nuitamment sous un nouveau coup de massue – triste hasard de l’actualité politique quand on lui reprocha ses appétences droitières –, de recenser le nombre d’occurrences (une centaine ? un millier ?) de cet amour si contrasté et inspirant. Sur son vingt-huitième et dernier album studio, Personne d’autre (2018), elle chantait précisément, dans la chanson éponyme, sa préférée du disque, son amour absolu pour lui : “Personne d’autre que toi / Pour l’entendre / Tes yeux couleur de ciel / Quelque chose d’irréel / Et moi qui reste là / À t’attendre.” Sur ce même album, elle prenait déjà Le Large, magnifique single écrit et composé par La Grande Sophie : “Et demain tout ira bien, tout sera loin / Là au final quand je prendrai le large / Tout sera loin, donne-moi la main / Là au final quand je prendrai le large.” Depuis, dans un sinistre et mortifère compte à rebours, on nous annonçait – à tort – la disparition prochaine de Françoise Hardy en raison de sa santé cacochyme, dont elle aura finalement repoussé l’échéance en capricornienne tenace (pléonasme) et invétérée, elle qui aurait pu être astrologue dans une autre vie, antérieure ou postérieure. Et comme elle me le confessait dans l’une de nos nombreuses entrevues, elle suivait depuis 1971 un conseil gainsbourien : “C’est Serge Gainsbourg qui, après avoir écouté La Question, m’avait dit : ‘À quoi servent les beaux wagons s’il n’y a pas une locomotive pour les tirer ?’ Depuis, j’ai suivi son conseil pour extraire une chanson tubesque sur chaque album.” Impossible d’ailleurs de recenser, en quelques feuillets rédigés sous le coup de sa disparition soudaine et nocturne, l’avalanche de tubes que Françoise Hardy aura écrits, composés ou interprétés comme aucune autre chanteuse hexagonale : Tous les garçons et les filles, Mon amie la rose, Le Temps de l’amour, Comment te dire adieu, La Question, Soleil, Et si je m’en vais avant toi, Message personnel, V.I.P., Partir quand même, Le Danger, Dix heures en été, Puisque vous partez en voyage, Le Large.
Icône intemporelle
Figure emblématique qui a dépassé les frontières hexagonales – Bob Dylan et Mick Jagger peuvent en témoigner, sans oublier le regretté Nick Drake, ou encore Damon Albarn, avec qui elle duettisait sur un album de Blur en 1995 –, égérie de mode (de Paco Rabanne à André Courrèges) endossant un style à la française (frange, robe-pull, minijupe, robe trapèze, veste-pantalon flare, jean et baskets blanches…), Françoise Hardy est une jeune fille de son âge, née à Paris le 17 janvier 1944, que la France découvre en pleine mode yé-yé et suprématie du magazine Salut les copains. Élevée par une mère célibataire et passée par le Petit Conservatoire de Mireille à l’automne 1960, elle est engagée deux ans plus tard chez Vogue par le célèbre directeur artistique Jacques Wolfsohn, qui a déjà signé Johnny Hallyday et qui signera bientôt Jacques Dutronc. Après quelques albums, portée par le succès immédiat du quarante-cinq-tours Tous les garçons et les filles (1962) – plus de deux millions d’exemplaires vendus –, Françoise Hardy devient l’une des plus grandes stars sixties et réalise au tournant des années 1960/1970 trois albums qui vont marquer d’une pierre blanche la pop et ses acteur·rices, à commencer par un certain Étienne Daho : Comment te dire adieu ? (1968), La Question (1971) et Et si je m’en vais avant toi (1972). “Malgré l’échec de La Question – j’ai toujours préféré enregistrer des bons albums qui ne marchent pas que de mauvais disques qui cartonnent –, j’avais un peu changé de statut, en m’élevant au-dessus de la variété dans laquelle j’étais alors confinée, me lâchait-elle dans sa franchise légendaire. Dans la mesure du possible, j’essaie, à chaque fois, de sortir des albums qui se suivent et qui ne se ressemblent pas trop.” Ou comment redéfinir, seule ou accompagnée (Gainsbourg, la Brésilienne Tuca), la géographie intime et mélodique d’une pop à la française, portée par cette voix susurrée, claire et reconnaissable entre mille. Ainsi va le génie Hardy, qui, tout en s’essayant un peu au septième art (Château en Suède de Roger Vadim, Grand Prix de John Frankenheimer, Masculin féminin de Jean-Luc Godard), refuse rapidement les lumières des salles de concert. En 1973, elle s’en remet à Michel Berger pour Message personnel, qui renferme une somme de ballades sentimentales pointant en filigrane sa relation contrariée avec Jacques Dutronc, son amoureux, père de Thomas, lequel ne pourra qu’emprunter la trajectoire musicale de ses parents.
En 1977, Françoise Hardy trouve en Gabriel Yared un nouveau partenaire de jeu, le temps de trois albums, dont Musique saoule (1978) et Gin tonic (1980), écrits notamment par Michel Jonasz. Après avoir enchaîné les disques pendant deux décennies, elle ralentit soudain la cadence dans les années 1980, marquant moins les esprits (Quelqu’un qui s’en va, 1982) et décidant de faire un pas de côté en demi-ton (Décalages, 1988), avec Partir quand même, single visionnaire en duo avec Jacques Dutronc. Portée par l’insistance de son plus grand fan, Étienne Daho, Françoise Hardy revient en grâce avec Le Danger (1996), qui la voit collaborer avec Rodolphe Burger (Kat Onoma) et Alain Lubrano. Mêlant discrétion et opiniâtreté, elle suscite moult vocations (de Keren Ann à Clara Luciani) et multiplie les ponts intergénérationnels (de Benjamin Biolay à La Grande Sophie). Les titres des derniers albums ont, à eux seuls, valeur programmatique : Clair-obscur (2000), Tant de belles choses (2004), La Pluie sans parapluie (2010), L’Amour fou (2012) et Personne d’autre (2018). À la sortie de ce qui restera son dernier album studio, Françoise Hardy s’étonnait presque devant nous d’être encore là, étant déjà tenue de combattre la maladie depuis plusieurs années : “C’est effectivement un disque qui n’aurait jamais dû se faire. En 2015, après cinq mois d’hospitalisation éprouvante, j’allais très mal et je ne pouvais plus chanter. Ma voix a fini par revenir miraculeusement…” Avant de nous livrer quelques confessions intimes, à sa manière, honnête et désarmante : “Mais qui reste-t-il de cette génération-là dans la mémoire collective ? Johnny (Hallyday), Eddy (Mitchell), Jacques (Dutronc), Sylvie (Vartan), et moi éventuellement… J’ai découvert plus tard qu’il fallait distinguer les chanteurs yé-yé, qui provenaient de la classe populaire, et les autres, comme France (Gall) ou Michel (Polnareff), issus d’un milieu bourgeois. Quand je réécoute mes 1ères chansons, je suis horrifiée par mon timbre vocal et l’interprétation. J’essayais de chanter comme Richard Anthony. [Sourire.] C’était une période bénie, mais vous savez, je ne suis que nostalgie. [Rires.]”