Godspeed You! Black Emperor, ou la sainte guerre pop

Ce 2 avril sort G_d’s Pee AT STATE’S END !, nouvel album signé (on aura pu le deviner à son intitulé si caractéristique) Godspeed You! Black Emperor. Avant d’être un formidable réservoir à titres bardés d’injonctions codées et de ponctuations...

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Ce 2 avril sort G_d’s Pee AT STATE’S END !, nouvel album signé (on aura pu le deviner à son intitulé si caractéristique) Godspeed You! Black Emperor. Avant d’être un formidable réservoir à titres bardés d’injonctions codées et de ponctuations aléatoires, la discographie d’Efrim Menuck et de ses acolytes, à travers leurs formations Godspeed et A Silver Mt. Zion (sa version chantée et resserrée, elle-même découpée en plusieurs déclinaisons) est un phénomène musical particulièrement ancré dans les années 2000, bien plus que dans la décennie 2010 malgré des coups d’éclat comme l’excellent Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything, grand disque d’apocalypse sorti en 2014.

L’apocalypse, c’est peut-être le principal sujet (même s’il arrive à Menuck de s’en défendre) et le principal problème du collectif de Montréal : à force de l’annoncer avec fracas à chaque fois, et quelle que soit la splendeur monumentale du fracas, on a envie de dire : l’apocalypse, oui, et après? Ce serait cependant faire un mauvais procès au groupuscule post-rock, tant il lui a toujours tenu à cœur de développer (par son esthétique, ses modes de diffusion et le méta-texte de ses sorties) un discours politique à la fois radical et suffisamment nébuleux (fumeux diront ses détracteurs.trices) pour qu’on puisse y projeter nos propres angoisses —et envies de tout faire péter.

tout notre amour aux solitaires et aux égarés

G_d’s Pee AT STATE’S END ! n’y coupe pas : si le groupe annonce qu’il ne donnera aucun entretien et ne s’exprimera pas à la sortie de ce disque, il l’accompagne d’un manifeste sans détours. C’est que l’œuvre de Menuck —ce qui est possiblement à sa connaissance de la culture hébraïque dans laquelle il a grandi— est liée au texte, et ce même dans son incarnation instrumentale. Quant à sa version plus bavarde avec Silver Mt Zion, dérogation avait été obtenue (d’abord pour l’album 13 Blues for Thirteen Moons en 2008) afin d’inclure dans leurs livrets les paroles des morceaux, chose par principe refusée chez Constellation, le grand label indé montréalais dont Godspeed est un fer de lance. Nous nous proposons de traduire ici cette note d’intention:

nous avons essentiellement écrit ceci sur la route. quand cet endroit existait encore. et plus tard nous l’avons enregistré masqué.e.s et distancié.e.s, à l’aube de la deuxième vague. c’était l’automne, le soleil déclinant était démesurément épais, orange. là, nous avons tenté d’invoquer un autre décompte, plus lumineux. écrasés sous différents variants d’inconfort, d’inquiétude et d’espoir. nous avons mis le feu aux ondes courtes, et ce pour la 1ère fois depuis longtemps. nous avons découvert combien les choses avaient changé.

Il y avait toujours les prêcheurs d’apocalypse, mais ils clamaient LA FIN DU MONDE EST LÀ, à la place de leur habituel “la fin du monde approche”. et les déchets diffusés par les automates militaires occupent désormais une plus large bande passante, ainsi, nombre de fréquences sont maintenant réduites à une pulsation ascendante, blanche et statique, des codex numériques qui nous informent sur diverses machines de surveillance et de mort. et les barbons gras de la radio qui se renvoient la parole toute la nuit durant.

Ils discutent entre eux de leurs épouses mourantes, de ce qu’ils ont mangé à midi et de ce qu’ils feront de leurs fusils quand viendront les antifas. ce disque cause de la façon dont nous attendons tous la fin. toutes les formes actuelles de gouvernement ont échoué. ce disque cause de la façon dont nous attendons tous le commencement, et ce sont les revendications suivantes qui l’ont façonné = videz les prisons

arrachez le pouvoir des mains de la police et remettez-le aux quartiers qu’elle terrorise. mettez fin aux conflits immémoriaux et à toutes les formes d’impérialisme. taxez les riches jusqu’à ce qu’ils connaissent la pauvreté.

tout notre amour aux solitaires et aux égarés, voici venu le temps de la mort, et notre camp doit l’emporter. on se retrouvera sur la route quand chuteront les chiffres.

xoxoxox, god’s pee montreal, quebec, kanada 1er mars 2021

Aussi circonstanciel (ses références à la pandémie, aux violences policières…) et vaguement codé soit-il, cet exercice en forme de brûlot n’est pas sans ascendance dans l’histoire de la pop au sens le plus large. On pense bien sûr aux discours les plus politisés des punks de la fin des années 1970, des mots d’ordre dont à peine plus tard la culture rap aura repris la flamme à sa manière, des appels bravaches à la contestation – ou à de menus actes de rébellion comme le Steal this album choisi comme titre par System of a Down en 2002. Les membres de Godspeed You! Black Emperor demandent quant à eux à leurs fans, d’une seule voix, de n’acheter leur nouvel album qu’auprès des disquaires indépendants.

Canal de support pour discours militant

Cette conscientisation assortie de déclarations tranchées est loin de se cantonner aux marges, comme lorsqu’en 1988 les américains de R.E.M. en route vers le mainstream profitaient de la promotion de leur excellent Green pour faire d’une pierre deux coups en menant campagne pour le candidat démocrate Michael Dukakis (la publicité publiée dans la presse disait : cette semaine vous avez deux choses importantes à faire : acheter Green et voter Dukakis) face au républicain George Bush Sr. Plus récemment, le Lemonade de Beyoncé (2016) a été pensé comme la bande-son des revendications post-Katrina et du mouvement Black Lives Matter. Au Royaume-Uni l’année dernière, Massive Attack est de son côté sorti d’un long silence avec Eutopia, un EP sur lequel le groupe a notamment enrôlé le rappeur et poète engagé Saul Williams, pour aborder urgence climatique, paradis fiscaux et inégalités sociales. Les disques pop et leur promotion ont ainsi souvent pu servir de canaux et de supports pour discours militants, en couvrant la totalité d’un spectre allant du cynisme opportuniste à la plus désarmante sincérité.

Pour Efrim Menuck, qui affiche clairement sa sensibilité anarchiste, les chansons et les compositions doivent chercher à reprendre l’espace symbolique qu’occupaient les racines traditionnelles de la country, ainsi qu’il s’en est lui-même expliqué — ces chants ancestraux, écossais notamment, qui parlaient des pauvres paysans et des rois corrompus. G_d’s Pee AT STATE’S END ! n’est d’ailleurs pas un disque sans racines, au-delà de la généalogie engagée esquissée ci-dessus. Le 1er titre (attention c’est long), A Military Alphabet (five eyes all blind) (4521.0kHz 6730.0kHz 4109.09kHz) / Job’s Lament / First of the Last Glaciers / where we break how we shine (ROCKETS FOR MARY), tiré par ses guitares amplifiées sur une vingtaine de minutes, doit autant au post-rock qu’au rock progressif, comme un Pink Floyd qui préférerait jouer sur une décharge — sur les ruines du monde contemporain — plutôt qu’à Pompéi. Le son est abrasif, pour convoquer ici un cliché qui est aussi une marque de fabrique du label Constellation — le disque a été enregistré dans son sudio-phare, Hotel2Tango, sous la houlette du Besnard Lakes Jace Lasek. Mais ces terrains connus sont investis par des sons que Menuck avait un peu désinvesti sur ses plus récentes productions, des field recordings qui tressent sa musique, épique et inquiète, avec un réel guère plus rassurant.

“La nuit la plus noire”

Après cette longue déflagration, suivent les atmosphères plus impressionnistes du superbe Fire at Static Valley,et les errances du très vaste (vingt minutes encore) “GOVERNMENT CAME” (9980.0kHz 3617.1kHz 4521.0 kHz) / Cliffs Gaze / cliffs’ gaze at empty waters’ rise / ASHES TO SEA or NEARER TO THEE en lent déploiement vers sa cavalcade finale. C’est théâtral, grandiloquent, un peu empesé peut-être mais superbement inspiré. Ne restent aux violons élégiaques qu’à faire couler leur complainte sur l’ultime OUR SIDE HAS TO WIN (for D.H.), dédié à Dirk Hugsam, tourneur du groupe décédé en décembre 2018.

Comme l’écrivait récemment l’exégète pop Pacôme Thiellement dans son blog (https://lelivresansvisage.blogspot.com), “c’est dans la nuit la plus noire, et lorsque l’homme est le plus désespéré, que peut apparaître le scintillement de l’étoile”, et le constat est finalement assez proche de ce que nous pouvons ressentir à l’écoute d’un tel disque, proche aussi du celui dressé par le collectif Catastrophe dans l’essai La Nuit est Encore Jeune (Pauvert, 2017), sorti conjointement à son 1er album du même nom. Des attitudes (plus que des postures) artistiques et politiques (l’une se fondant dans l’autre) appelées à se multiplier et à se faire plus pressantes à l’heure des “nous sommes en guerre” imbéciles scandés face à une adversité qu’on peine à circonscrire. C’est que le fatras eschatologique des Godspeed et consorts est beaucoup moins flippant (nettement plus audible et raffiné à la fois) qu’un discours de Macron ou de Castex — car il est possible de se l’approprier, d’en faire quelque chose pour soi. En cela le geste est émancipateur. Il serait naïf de croire que le salut viendra tout entier de la pop, mais réjouissons-nous de cette démarche, qui confine à l’hypnose, au rituel de désenvoûtement, de ces incantations qui se rapprochent de la sorcellerie. Du côté du mainstream, la grande Lana Del Rey n’avait pas hésité à franchir le pas en se livrant à un rituel dirigé contre le président Donald Trump fraîchement élu.

Godspeed You! Black Emperor, avec ses titres alambiqués et ses messages codés, s’en remet aux brèches qu’ouvre le cryptique, un modus operandi qui les rapproche des anonymes Residents (leur “théorie de l’obscurité” et leur Cryptic Corporation) ou des Secret Chiefs 3 de Trey Spruance. L’un des plus grands des groupes secrets, qui dès son 1er album, First Grand Constitution and Bylaws (1996) déclarait une guerre ouverte à l’industrie du rock et au rock de l’industrie, pour aller plutôt chercher ses influences chez Giordano Bruno ou Henry Corbin. Les dernières notes du nouvel album de Godspeed pourraient quant à elles accompagner le climax des Harmonies Werckmeister, le chef-d’œuvre de Bélà Tarr (2001), grand film d’apocalypse s’il en est. Rappelons le titre de ce dernier morceau, repris dans le fameux communiqué : Notre camp doit l’emporter. Nous ne sommes pas en guerre, mais nous serons sans merci. Merci à G_d’s Pee AT STATE’S END ! de participer ainsi à une contre-narration salutaire.

Album : G_d’s Pee AT STATE’S END ! (Constellation)