Gossip, le grand retour en force d’un groupe pas comme les autres

Novembre 2023. Le come-back surprise de Gossip avec Crazy Again, un 1er single au titre prophétique, illumine un monde au bord de la bascule. Un retour d’autant plus surprenant que Beth Ditto restait plutôt évasive à propos d’une éventuelle...

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Novembre 2023. Le come-back surprise de Gossip avec Crazy Again, un 1er single au titre prophétique, illumine un monde au bord de la bascule. Un retour d’autant plus surprenant que Beth Ditto restait plutôt évasive à propos d’une éventuelle reformation du groupe lors de la tournée organisée à l’occasion du dixième anniversaire de Music For Men, en 2019 :

“Je ne crois pas que ce soit si simple. Je ne sais pas vraiment ce qui va arriver, mais je ne pense pas qu’on enregistrera un album comme ceux qu’on a fait avant. Hannah [Blilie, la batteuse] et moi en parlons beaucoup en ce moment, parce qu’on a toujours aimé faire de la musique ensemble. Mais on ne sait pas si on a envie de travailler de nouveau avec Nathan [Howdeshell, le guitariste], c’est devenu tellement compliqué. Quand je lui ai dit qu’on devait réfléchir à se séparer, que j’allais sortir un disque toute seule, j’ai eu l’impression que ça a été pour lui comme un soulagement.”

On a véritablement craqué pour Gossip en 2006, avec la sortie du single Standing in the Way of Control. Un brûlot de rock en fusion et de disco tonitruant, porté par la voix soul à tomber par terre de Beth Ditto ; un plaidoyer anti-Bush et pro-mariage gay (“Nous vivons nos vies en nous opposant à ceux qui veulent nous contrôler”), devenu en l’espace d’un instant un tube queer, un Smells Like Teen Spirit repeint couleur arc-en-ciel comme on n’en avait pas entendu depuis longtemps. “La rencontre entre Bauhaus et Donna Summer”, résume alors si bien Nathan Howdeshell. Le morceau résonne, repris en chœur par la foule, plusieurs fois par nuit au bar rock Le Pop In (Paris XIe) comme au club lesbien Pulp (Paris IIe), et s’affirme comme le signal d’une révolution queer qui pavera la voie à des artistes comme Planningtorock, Lil Nas X, Kim Petras, Christine and the Queens ou Troye Sivan.

“Ce disque m’a appris à être plus à l’écoute et à ne plus fuir les problèmes.” Beth Ditto

Contemporain du retour du rock qui, à l’aube des années 2000, s’acoquine avec l’électronique et se souvient du groove du post-punk (LCD Soundsystem et la bande du label DFA, Klaxons, MGMT), Gossip en profite également pour faire un joli doigt d’honneur à une hype indie rock bobo portée aux nues par les médias. Une scène que Beth Ditto, jamais la langue dans sa poche, fustige à l’époque dans Libération : “Ces groupes issus de l’indie rock, ces petits Blancs qui faisaient partie, malgré leurs guitares et leurs cheveux faussement mal peignés, de la majorité bourgeoise et dominante.”

Quand en 1999, à la sortie de l’adolescence, les trois ami·es originaires d’un bled paumé au fin fond de l’Arkansas forment Gossip, il·elles ne s’imaginent pas dépasser un jour les frontières, résigné·es par la pauvreté, autant physique qu’intellectuelle, dans laquelle il·elles ont grandi. “J’ai été élevée par des femmes, des loups et des K7 de musique”, écrit Beth Ditto dans Diamant brut, son autobiographie parue en 2012, dans laquelle elle revient sur ces années de vaches maigres, élevée dans un mobile home par une mère infirmière et célibataire au milieu de six frères et sœurs et de beaux-pères qui se succédaient.

Elle se souvient de ce père disparu qu’elle n’a jamais connu, de son oncle aux mains baladeuses, des remarques récurrentes sur son obésité, de la musique soul comme un refuge, de son admiration sans bornes pour Aretha Franklin ou Janis Joplin, de sa passion pour le gospel qu’elle entonne très jeune à la chorale de l’église, de la découverte de son homosexualité. Comme elle se rappelle en riant s’être rasé le crâne et habillée comme un homme parce qu’elle pensait que c’était ce que devait faire une lesbienne ; mais surtout sa rencontre avec Kathy Mendonça (la 1ère batteuse du groupe) et Nathan Howdeshell qui, abasourdi·es par son timbre de voix, l’invitent illico dans leur groupe, changent le cours de sa vie et font de cette fille paumée une diva queer et féministe, grande gueule et timide, XXL et hors norme.

Naissance d’une machine à danser

Nous sommes en 1999, The Gossip naît en plein cœur d’Olympia, dans l’État de Washington, où le trio a emménagé en colocation. Une ville célèbre parce que Courtney Love y a vécu et où la scène punk très dynamique a vu émerger une poignée groupes radicaux, queer et féministes (Huggy Bear, Sleater-Kinney, Bikini Kill), fers de lance du mouvement Riot grrrl qui, porté par des filles en colère, dénonce le machisme dans la musique à grands coups de riffs de guitares acérés. Le groupe, porté par la vague grunge et les Riot grrrls chez lesquelles Beth Ditto trouve une ligne de conduite militante, sort trois albums de punk-rock crasseux et énervé, vivote péniblement de quelques concerts et de jobs alimentaires.

Alors que la chanteuse se destine à une carrière de coiffeuse, le succès, modeste, commence à se dessiner ; les 1ers dollars tombent, les demandes de concert se multiplient… mais aussi les 1ères entailles douloureuses dans l’amitié : “Nous étions tous les trois très soudés, et d’un seul coup Le Tigre [le groupe formé par Kathleen Hanna, ex-Bikini Kill] nous a proposé la 1ère partie de leur tournée, mais Kathy ne voulait pas quitter son job dans une pizzeria, se souvient-elle. À l’époque, j’avais 20 ans, il était impensable qu’on refuse de partir en tournée avec mes idoles. Aujourd’hui, avec le recul et la maturité, je réalise que la vie d’artiste n’était pas faite pour Kathy. Sa réponse à la pauvreté qu’elle avait subie était de travailler dur pour s’en sortir ; la nôtre, à Nathan et moi, était de se laisser emporter par le chaos. On a pris la décision, et ça n’a vraiment pas été facile, de la remplacer par Hannah Blilie.”

Beth Ditto est parfaitement à l’aise dans son rôle d’agitatrice militante, féministe et lesbienne

Porté par le jeu de batterie très funk et disco de Hannah, inspiré de groupes postpunk comme ESG ou Gang of Four, Gossip (qui a enlevé le The devant son nom) trouve la formule magique et se transforme en imparable machine à danser, quitte à perdre les fans punk des débuts qui les accusent d’avoir cédé aux sirènes de la célébrité.

Emporté par le raz-de-marée de Standing in the Way of Control (2006) et de l’album éponyme, Gossip signe le point de départ d’une révolution et d’un électrochoc queer, fort de lives impressionnants où Beth Ditto, bête de scène, siffle des bouteilles de Jack Daniel’s au goulot et finit le plus souvent en sueur, juste vêtue d’une culotte et d’un soutien-gorge, reprenant Careless Whisper de George Michael ou What’s Love Got to Do with It de Tina Turner. Beth Ditto, croisement entre Divine, l’égérie de John Waters, et Leigh Bowery, la créature qui a secoué le Londres nocturne des eighties, est parfaitement à l’aise dans son rôle d’agitatrice militante, féministe et lesbienne. Assumant son corps et sa féminité, son goût pour la mode et ses choix politiques, elle slalome, comme un poisson dans l’eau, entre l’extrême pauvreté de son enfance et l’hyper luxe de la célébrité, sans jamais être dupe de tout ce cirque.

Nouveau départ

La suite est une success-story comme l’Amérique les adore : une signature sur Music with a Twist, la division de Sony dédiée aux artistes LGBTQI+ et drivée par Rick Rubin, qui en profitera pour leur concocter l’impeccable Music for Men (2009). Un album puissant, inspiré de I Was Made for Loving You de Kiss, et porté par Heavy Cross, leur plus gros tube à ce jour, qui ne fera qu’asseoir à la perfection la popularité comme le rock FM de Gossip. Sans compter l’avènement de Beth Ditto en égérie moderne des années 2000, transformant son surpoids en acte militant, avec des couvertures de mode par dizaines pour celle qui se prête à toutes les folies des stylistes. On se souvient de sa une en 2007 du vénérable NME dans le plus simple appareil, juste vêtue d’un rouge à lèvres vif, après avoir été élue personne la plus cool de l’année par le magazine l’année précédente.

Elle est complimentée par Noel Gallagher qui la trouve “fookin immense”, ses escapades avec Kate Moss, sa meilleure amie, sont paparazzées, elle dessine des lignes de vêtements grandes tailles pour des marques de fast-fashion, signe un featuring sur le synthwave Cruel Intentions de Simian Mobile Disco, fait quelques petits tours sur les catwalks de Jean-Paul Gaultier, sort une ligne de maquillage pour les cosmétiques MAC, fait une échappée solitaire en 2017 avec un Fake Sugar guère inspiré et convaincant, décroche des rôles dans des séries et au cinéma… Comme une volonté de dispersion et d’agitation de la part de Beth, qui dissimule mal l’épuisement ressenti à l’intérieur d’un groupe qui ne se cause plus trop, assure ses concerts comme un service après-vente inévitable et sur le point d’imploser à tout moment.

“Juste avant l’épidémie de Covid, j’ai décidé d’enregistrer un second album avec Rick Rubin.”
Beth Ditto

“À l’époque de la tournée anniversaire de Music For Men, je n’aurais jamais pensé que la reformation de Gossip soit de l’ordre du possible, explique Beth Ditto, venue défendre seule, comme d’habitude, Real Power, nouveau départ inespéré pour le groupe. Nathan était reparti dans l’Arkansas pour s’occuper de la ferme de son père décédé, je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi il ne l’avait pas vendue. Il s’était marié et avait viré ‘new born Christian’, Hannah bricolait à droite à gauche et moi, j’étais persuadée que je devais désormais conjuguer ma carrière en solo. Juste avant l’épidémie de Covid, j’ai décidé d’enregistrer un second album avec Rick Rubin. Je ne savais pas avec qui le composer, alors j’ai demandé à Rick : ‘Et si j’appelais Nathan ?’ Il m’a répondu oui, mais que ce ne serait pas mon disque, mais un nouveau Gossip, et j’étais totalement d’accord avec lui.

Nathan avait perdu sa femme, il était déboussolé, son retour dans la ferme natale lui pesait. On a commencé à composer comme lorsque nous étions adolescents, qu’on n’avait pas besoin de se causer et qu’à la fin de la journée, on avait dix chansons en poche. C’est là que j’ai réalisé que notre relation avait tout le temps été tortueuse mais qu’elle était toujours aussi forte. On se connaît depuis des années, on est issus du même bled, on a quitté ensemble l’Arkansas où l’on étouffait pour Olympia, où tout a commencé. Mais surtout, on fonctionne de la même manière, bordélique et imprévisible !

Sur Real Power, référence évidente à Iggy Pop et ses Stooges, enregistré en plusieurs étapes, entre 2019 et 2021, à cause des confinements successifs, Rick Rubin a su retrouver l’énergie brute, le dynamisme dansant et la colère enfouie qui faisaient tout le sel de Gossip. Un grand mix qui manquait cruellement à A Joyful Noise, leur précédent album composé avec Brian Higgins (Xenomania, Sugababes), qui propulsait le groupe vers une pop-dance fade et dispensable. S’il signe le retour en force et en grande forme de Gossip, Real Power est avant tout l’histoire d’un groupe pas comme les autres, d’une famille dysfonctionnelle, d’une bande de potes indécrottablement punk, qui apprend à nouveau à s’aimer et à danser ensemble, tout en lavant son linge sale dans l’intimité d’un studio d’enregistrement.

“Ça peut paraître stupide, nous dévoile Beth Ditto, plus sensible et confidente que jamais, mais ce disque m’a appris à être plus à l’écoute et à ne plus fuir les problèmes. Comme il m’a permis de comprendre que Nathan m’aimait vraiment et réciproquement, malgré toutes les embrouilles qui nous ont barré le chemin. Nous parlons le même langage, nous avons les mêmes références, le même humour, et puis c’est lui qui m’a offert les mémoires de Kim Gordon. Si ce n’est pas la preuve que c’est la personne qui me connaît le mieux au monde !”

Real Power (Columbia/Sony Music). Sorti depuis le 22 mars. En concert à Rock en Seine, Saint-Cloud, le 22 août.