J’ai envoyé mon père à l’hôpital et il en est mort - BLOG
SANTÉ —Un samedi matin, quelques jours avant Noël. Mon père a 38° de fièvre et je suis inquiète. Son médecin traitant ne répond pas à mes appels, et à son cabinet, le praticien de service refuse d’intervenir, car “mon père ne fait pas partie...
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SANTÉ —Un samedi matin, quelques jours avant Noël. Mon père a 38° de fièvre et je suis inquiète. Son médecin traitant ne répond pas à mes appels, et à son cabinet, le praticien de service refuse d’intervenir, car “mon père ne fait pas partie de ses patients”. Je crains une infection urinaire, et de peur que la situation se dégrade, j’appelle le Samu. Parce que je n’ai pas d’autre solution, j’obéis à un réflexe commun qui consiste à faire confiance au système hospitalier.
Mon père est conduit aux Urgences de l’hôpital le plus proche et quatre jours après, il décède. Mon père n’était pas au bout de sa maladie et encore moins en fin de vie. Quelques jours avant, il vivait à son domicile avec sa femme, il appréciait la caresse du soleil sur son visage, adorait écouter de la musique, se régalait de gourmandises.
Avoir 86 ans et la maladie d’Alzheimer: deux caractéristiques fatales
Aux Urgences, on le place dans un box. Il y restera tout l’après-midi puis toute une nuit. Je m’entends dire qu’il y a seulement deux infirmières pour plusieurs dizaines de malades, dont de nombreux cas de Covid, et mon père “n’est pas la priorité”.
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Mon père s’agite, il perd pied, se débat. Il respire de plus en plus mal. Je questionne la jeune interne: Que se passe-t-il? Qu’allez-vous faire? Va-t-il rentrer chez lui? Aucune réponse, tout au plus un silence embarrassé. Je sais que mon père ne doit pas rester seul. Bien plus que tous les autres, les malades d’Alzheimer peuvent au moindre changement faire une décompensation, un glissement. Ils ne s’adaptent plus. La privation de leurs repères habituels, de leur famille, leur est fatale.
Je suis sommée de quitter les lieux. Je le laisse, sans me douter que je ne le reverrai que trois jours après, mourant, dans un autre établissement. En effet, le lendemain matin, j’apprends qu’il a été transféré à l’hôpital de la ville voisine. Je suis sidérée: la famille n’en a été ni consultée, ni informée.
L’humanité dans l’exception
Je ne sais pas de quoi mon père est mort. Ou plutôt si: j’ai l’intime conviction qu’il est mort du choc colossal qu’une personne de son âge et dans son état de fragilité subit inévitablement lorsqu’elle est privée de ses liens affectifs. Oui, mon père est mort d’être resté attaché et de s’être débattu pendant plusieurs jours. “Nous n’avons pas que ça à faire, s’occuper de patients Alzheimer de 86 ans” me lança en colère une infirmière au téléphone, et une autre, agacée: “il s’agite beaucoup, il nous serre le bras fort, alors on est obligé de le calmer” et le soir, toujours d’un ton vif: “Maintenant, il est résigné, il n’y a rien de pire pour nous que de voir ça!”. Mon père est mort, anéanti par la souffrance d’être séparé de ses proches.
Pourtant, il aurait peut-être suffi d’une visite. J’ai supplié, car je savais que sans cela mon père ne pouvait s’en sortir. Notre famille était glacée d’effroi. Mon père n’avait pas la Covid, mais “nous ne ferons pas d’exception, ne me reposez plus la question” me répondit fermement la pneumologue qui l’avait en charge. Il aurait suffi d’un peu d’humanité pour sauver mon père.
“Au dernier moment”
Il semblerait qu’à l’hôpital s’exerce aujourd’hui une philosophie indigne du “dernier moment”. J’ai entendu cette parole terrifiante: “Si son état se dégrade, vous pourrez le voir”. Comme si mon père était condamné d’avance. Je suis anéantie: pourquoi attendre que la situation se dégrade? N’est-ce pas le rôle de l’hôpital que de tout mettre en œuvre pour le bien des patients? Qu’est-ce que cet hôpital qui laisse mourir les gens plutôt que de cultiver la moindre chance de vie? De fait, lorsque l’hôpital nous ouvre ses portes, mon père est mourant. En raison de son âge et de sa pathologie, il a été aiguillé vers la “sortie”.
L’hôpital hors ligne
Aujourd’hui, à l’hôpital, des patients sont discriminés. L’hôpital ne soigne pas tout le monde. A fortiori en temps de Covid, il distribue les cartes en fonction de critères préétablis par l’administration. Même s’ils ont encore une chance de survie, les malades âgés avec une pathologie neurodégénérative sont sacrifiés.
Aberration d’État
Les malades décédés pendant la crise sanitaire viennent rejoindre le destin tragique de ceux décédés de la Covid. Ils témoignent du désastre de l’organisation des soins en France. Que penser de l’État français qui semble ignorer ce qui se joue sur le terrain, osant même affirmer qu’il s’agit de “cas isolés”? Clamant haut et fort qu’il faut tout faire pour protéger nos anciens, alors que dans le même temps, ceux-ci font l’objet d’une sélection sans pitié et meurent dans des conditions indignes.
Violence faite aux familles
Pour s’être livrées au système hospitalier, des milliers de familles se sentent trahies, coupables même. Coupables d’être venues en aide à une personne malade. Privées de cette liberté fondamentale d’accompagner leur proche, elles ont assisté, impuissantes, à leur mort.
Leurs témoignages font remonter au grand jour ce qui se passe dans le monde des soins. Leurs voix s’insurgent contre l’émergence de règlementations et de pratiques inhumaines. Elles ont, au moins, le pouvoir de nommer les choses.
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