Jean-François Stévenin en 2002 : “Quand on se fait plaisir, ça devient du cinéma”
Révélé par Rivette (Out One), on le retrouve chez Truffaut (L’Argent de poche, La Nuit américaine), Godard (Passion), Mocky (Y a-t-il un Français dans la salle ?), Pascal Thomas (Les Maris, les Femmes, les Amants) ou Patricia Mazuy (Peaux de...
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Révélé par Rivette (Out One), on le retrouve chez Truffaut (L’Argent de poche, La Nuit américaine), Godard (Passion), Mocky (Y a-t-il un Français dans la salle ?), Pascal Thomas (Les Maris, les Femmes, les Amants) ou Patricia Mazuy (Peaux de vaches). Mais on peut aussi le croiser dans d’improbables productions américaines (Les Chiens de guerre, A nous la victoire, où il partage l’affiche avec Pelé et Sylvester Stallone !) et dans quelques téléfilms. Cette capacité de déplacement d’un registre à l’autre, d’un film estampillé “auteur” à un produit de consommation courante, de John Huston à Lætitia Masson ou Eric Rochant (Les Patriotes, film scandaleusement mésestimé, où il fait merveille dans un rôle d’homme piégé), est la marque d’une véritable gourmandise de comédien, qui sait transformer sa part de servitude alimentaire en autant d’aventures, petites et grandes, glorieuses ou obscures.
Mais ce “second couteau”, cette silhouette familière, est aussi un immense cinéaste français, grand héritier de la lignée Jean Renoir/Jacques Rozier et génial topographe du paysage et des mythes français. Après Passe-montagne (1978) et Double messieurs (1986), la sortie de Mischka en 2002 vient rompre un silence qui n’avait que trop duré. S’il croit dur comme fer aux vertus de l’accidentel et de la prise de risque maximale sur un tournage, afin de briser la routine de la fabrication cinématographique et de ne pas se contenter des représentations trop bien admises, Stévenin rêve ses films longtemps avant de se décider à les réaliser. Il les rumine lentement, jusqu’à ce qu’il se sente prêt à faire se rencontrer la part de romanesque qui a présidé à leur conception et leur délicate inscription dans le réel par le biais de collaborateurs complices. Nulle réelle improvisation dans cette méthode de création, mais une chimie explosive entre le rêve et sa nécessaire et patiente réinvention.
Jean-François Stévenin – Le cinéma était un truc énorme dans ma vie d’ado. Petit village du Jura, à 4 kilomètres de Lons-le-Saunier, pas de télé, parents un peu sérieux parce que mère institutrice, père ingénieur, fils unique, éducation un peu serrée, je ne pouvais pas faire n’importe quoi. Par contre, des parents qui aimaient beaucoup le cinéma. Bref, si j’avais des bonnes notes, j’avais le droit de choisir le film. On allait au cinoche une fois par semaine. J’étais demi-pensionnaire, et avec un pote, à partir du lundi matin, on racontait le film du week-end, avec bruits et bande-son, et il y avait des gars qui nous écoutaient. Je détestais tout ce qui était foot, sport, sueur, alors, le jeudi, quand ça bossait pas au bahut, le refuge, c’était les bois, derrière. Ça, c’est un souvenir évident : il y avait une grande voie ferrée désaffectée, et on se disait que c’était comme un grand travelling, que c’était le générique. On marchait, en faisant la musique, on passait la voie ferrée : aventure ! Et c’était comme ça jusqu’à 18 ans.
Ton imaginaire était très ancré dans le cinéma d’aventures hollywoodien ?
Ah ouais ! Shane (L’Homme des vallées perdues), on s’y croyait. En dehors du cinéma d’action et d’aventures américain, il y avait des fixettes, comme, par exemple, Gabin. Ou encore Bogart. À la sortie de La Maison des otages, je me souviens, mon père m’avait fichu une râclée. Tu sors, t’as vu un film hyperviolent, et y’a des mecs qui se battent dans la rue… C’est bizarre, t’as l’impression que la violence de l’écran s’est transportée dans la rue ! Mais j’y étais pour rien. Mon père me met une beigne, comme si c’était de ma faute ! En tout cas, l’impression à chaque film que t’étais enfin dans quelque chose de vrai, que tu ressentais des vrais trucs. C’était vraiment l’évasion ! Tu sortais de L’Homme des vallées perdues, t’y étais encore pendant une bonne semaine. On s’emmerdait tellement dans ce fin fond du Jura ! On était les gamins des vallées perdues. Mais j’avais des potes de lycée qui réussissaient le prodige de vivre des vraies vies d’aventures : voitures sans permis, essence volée, Jaguar 3 litres 8, tirer au fusil d’assaut dans des barbelés d’entrepôts, faire exploser des lacs gelés à la dynamite… Ils se la donnaient, ces salopards-là, mais moi, j’étais tenu par mes vieux, je pouvais pas. Leurs aventures nourrissaient encore plus mon imaginaire. Mon pote faisait ce qu’il appelait “la croisade du risque”, il prenait la putain de voiture et, d’un seul coup, en pleine route de montagne, il se mettait à rouler à gauche ! Entre le cinéma et ce que vivaient mes potes, j’étais dans un imaginaire total.
Après le lycée, tu as fait quoi ?
J’étais en prépa HEC à Lyon. Une ville de cinéma. Alors là, le samedi et le dimanche, ça y allait. Ma 1ère découverte de film en VO, c’était L’Arnaqueur. Le cinéma devenait de plus en plus important, mais uniquement comme spectateur ! Jamais eu l’idée ou la vocation de devenir comédien ou cinéaste. Impossible ! Un autre monde !
Comment passe-t-on de prépa HEC aux 1ers jobs d’assistanat sur les tournages de Rivette ou Truffaut ?
Pendant HEC à Paris, j’étais tout le temps fourré soit rue d’Ulm, soit à Chaillot (les deux salles de la Cinémathèque à l’époque, ndlr). Trois ans de cinoche de midi à minuit. Mais je n’imaginais toujours pas un seul instant faire du cinéma un métier. Encore des histoires de hasard. Une année, toujours étudiant, je pars à Cuba, dans le cadre d’une mission économique dont on n’avait rien à foutre. Je me retrouve copain avec la copine de Régis Debray, sans savoir qui c’était : cuba libre, piscine et basta ! Un jour, je rencontre une gonzesse, une Cubaine qui parlait français, une poétesse qui faisait son tour de garde, je lui dis : “On va devenir fous ici, avec les flics sur notre dos toute la journée.” Elle dit : “Je peux peut-être faire quelque chose pour vous.” Le soir même, je vois le Jack Lang local, le patron du cinéma cubain. Il m’a compris et il m’a dit : “Ben voilà, si vous voulez, vous partez avec les camions des effets spéciaux jeudi.” Et je suis parti 6 mois sur un tournage, une superproduction officielle. J’étais défrayé, j’essayais d’aider, de me rendre invisible et utile à la fois, j’ai appris l’espagnol en 8 jours et je me suis retrouvé dans une patrie qui est complètement universelle : le cinéma.
Le film, c’était Las Aventuras de Juan Quinquin, un truc révolutionnaire, avec quatre cents figurants… Le 1er truc que je vois en débarquant, c’est un travelling de 50 mètres, des moyens extraordinaires, j’étais sidéré ! En rentrant de cette expérience, je vais à la cinémathèque de Cuba, mal réfrigérée, il fait -5, et qu’est-ce que je vois ? Hôtel du Nord ! Ça m’a fait revenir en France par le cinéma.
Cette expérience a suffi à te faire dévier du “droit chemin” vers le cinéma ?
Après HEC, j’ai trouvé un job dans la communication, et je rencontre Elisabeth Rappeneau à mon 1er concert, 1er Olympia. C’était Hendrix ! Ce concert, j’en suis jamais ressorti ! Quinze jours après, j’ai déboulé dans le bureau d’Alain Cavalier, La Chamade, Deneuve, Piccoli… grâce à Elisabeth, qui était scripte de Cavalier. C’était en mars 68. La production voulait économiser en prenant un stagiaire de choc. Et là, t’attaques le tournage comme si t’avais fait 25 films. Parce que si le quatrième machino voit que t’es un débutant, ça va pas. On retrouve souvent ça dans le cinéma : tu as un excès de responsabilité, demain tu dois faire, par exemple, la deuxième perche pour le son… T’as jamais fait ça, eh ben, tu le fais, t’as pas le choix, et tu te transcendes.
Juste après, ça va vite, tu te retrouves sur La Sirène du Mississippi de Truffaut, et Du côté d’Orouet de Rozier. Tu acquérais seulement des compétences concrètes du métier, ou aussi une idée du cinéma ?
Surtout une idée du cinéma. J’ai compris qu’il n’y a rien d’artistique sur un tournage : c’est plutôt sentir humainement où le truc va, où est le plaisir du film… Quand on se fait plaisir, ça devient du cinéma. Et avec Rozier, on allait direct à l’essentiel. Quand je suis arrivé sur ce tournage, j’étais quasiment l’ennemi de Rozier et de l’équipe. Ils logeaient tous ensemble, sauf moi, qui étais à 25 bornes. Un soir, Rozier veut voir des rushes, il avait bricolé un projecteur dans le garage et n’arrivait pas à le mettre en route, le bordel. Je me dis : “Là, faut que je marque un point terrible.” En deux jours, uniquement par téléphone, je me démerde une projo double bande à FR3, un dimanche ! Négligemment, je glisse à Rozier : “Tiens, si tu veux voir ton film… 16 h, dimanche… une demi-heure de voiture.” Là, le statut a totalement changé : je suis devenu son unique interlocuteur !
Avec Rozier, j’avais l’impression d’une vraie liberté. Et il m’a fait sentir que faire des films, c’est possible. Puis il m’a présenté à son copain Fleischmann, un vrai fou, puis j’ai enchaîné avec Rivette, puis encore Truffaut… Tout ça s’additionne, ça fait une espèce d’alchimie. C’est important les gens comme Rozier ou Rivette. On comprend qu’un film, ça peut être un truc à portée humaine, sans s’encombrer de financements faramineux ou de prétentions artistiques.
Comment se fait le passage d’assistant à comédien, notamment à un rôle important dans L’Argent de poche ?
Encore une série de hasards. Le 1er rôle, c’était la scène du bar dans Out One de Rivette. Dans cette scène, j’ai senti plus de trucs en une heure et demie que pendant tous mes concours d’HEC. Un déclic. Après, sur La Nuit américaine, comme toute l’équipe jouait son propre rôle, je me suis dit que Truffaut m’avait pris pour ça, pas pour mes qualités de comédien. Ensuite, y’a eu la rencontre avec Depardieu, sur Maîtresse de Barbet Schroeder. Il venait de passer 2 ans en Italie pour 1900, il parlait tout le temps italien ! Moi, j’étais à la fois amical, déférent et autoritaire avec le Depardieu. Et tout d’un coup, il me chope (imitant parfaitement Depardieu) : “Toi, tu veux le faire ! Tu veux mon blé, vieeeeux, tu veux mon blé, tu veux le faire pour le pognon, aaaah, non, j’déconne.” J’ai rien compris, je me suis dit : “Ça doit être son truc au gros Gégé.”
Après 5 semaines, Suzanne Schiffman, la scénariste de Truffaut, m’appelle et me dit : “François a écrit un joli rôle, il veut que tu fasses L’Argent de poche.” J’étais un peu secoué : un vrai rôle, 20 jours de tournage… Je monte au bureau du Carrosse et Truffaut me dit : “Jean-François, vous pourrez être fin juillet à tel endroit ?” C’est tout, pas un mot de plus. En terminant Maîtresse, je dis ça à Gérard et il me fait : “Mais j’te l’dis, depuis le débuuut, aaah, t’écoutes paaas, t’es chiant !” Il promet de me donner des tuyaux, parce que j’étais comme un mec qu’a jamais boxé et qui va disputer un championnat du monde. Mais il ne me dit rien. Le dernier jour de tournage, on va s’écluser deux, trois Ricard, on est là, on dit rien. Puis, d’un seul coup, l’autre : “Tiens, tu t’ronges les ongles ! Ben, arrête ! Ça va t’énerver.” On reboit des Ricard, puis il me fait : “Ton film, c’est un truc avec des gamins, ben, essaie de les écouter, pour de vrai, tu vas voir, c’est eux qui vont te porter.” Putain, il avait pas tort ! Ensuite, troisième conseil : “Quand y t’disent des trucs, François, Schiffman, etc., tu écoutes bien et tu dis toujours ‘Oui, oui’, bien dans les yeux… Puis, quand t’as le clap qui part, ben, tu fais comme tu veux.” (rires)
Ce 1er “championnat du monde” s’est bien passé ?
Encore une histoire de désir, de baraka, de hasard. L’état d’acteur est spécial ; avant de tourner le film, entre les scènes, t’es dans un état intermédiaire, ni dans la réalité ni tout à fait dans le film. Puis, quand tu tournes, t’es là que pour ça. Et cet état de tournage est exceptionnel. Point commun avec Truffaut, je trouve un tournage supérieur à la vie, et ça me le refait à chaque fois. Après un tournage, tu trouves que tout est lent, tu vas acheter des cigarettes, t’as l’impression que t’attends 4 heures. Un tournage te met dans une autre dimension où tu existes plus fort, plus intensément. Ça doit être pareil pour les grandes expéditions, les grandes courses de voile… Un quart d’heure au milieu de l’Atlantique, c’est pas le même qu’un quart d’heure où tu te reposes à la campagne. Aimer les tournages, c’est mon moteur de cinéma, comme un écrivain serait porté par l’odeur de l’encre, les machines de l’imprimerie… C’est pour ça que je ne vois jamais les films, parce qu’ils sont toujours décevants par rapport au tournage.
Comment as-tu vécu ce 1er tournage où tu n’étais plus l’abeille ouvrière ?
J’ai découvert des trucs d’acteur… T’apprends ce que c’est que le temps. L’acteur est le seul qui n’est pas continuellement occupé de façon physique sur un tournage. C’est dur de tenir le coup. Il a fallu que je rencontre Christopher Walken sur Les Chiens de guerre pour comprendre qu’il n’y avait pas mieux que le système américain : t’as ta chaise avec ton nom, ta caravane, parce que t’as rien à foutre sur le plateau à discuter avec tout le monde. Dans la chaise, personne vient te faire chier, puis t’as un assistant très courtois qui vient te dire “Pouvez venir, s’il vous plaît ?” Comme un boxeur sur son tabouret avant le coup de gong. On te sonne, tu te lèves et là, t’es chargé.
Tu regardes pas les scènes se tourner, tu regardes pas les films finis, tu regardes pas les rushes. Tu te vois quand même sur tes propres films, ne serait-ce qu’au montage ?
Mais là, je suis aveugle. Peur de tomber dans la complaisance, l’ego… Sur moi, j’ai pas de recul. Se voir à l’écran n’est pas possible, dès que t’es dedans, y’a comme un écho qui te revient. C’est comme quand tu te vois le matin au réveil, tu te trouves une sale gueule.
Comment t’es-tu mis à l’écriture de ton 1er film, Passe-montagne ?
Je faisais un dépannage sur Les Deux Anglaises, je devais trouver un lac de montagne. Je pars en repérages, chez moi dans le Jura, puis dans les Alpes. Truffaut choisit un lac du Jura et je suis chargé de préparer le décor. Et là, dans mon propre pays, j’entre en relation avec un garagiste, avec tous les corps de métier de la région. Pendant 25 ans, j’ai fait du ski ou marché dans les bois avec des potes, et d’un seul coup, je suis en relation avec des hôteliers, des artisans, etc., ça m’a donné un coup de booster, comme un déclic pour faire mon film. C’est pour ça que j’aime les tournages, tu fais de vraies rencontres, t’es embarqué dans un truc d’adrénaline, t’as un rapport charnel avec les gens.
Tu n’as jamais eu l’appréhension de te lancer dans un 1er film ?
Ah non, jamais. Je crois aux camions, même si c’est une petite équipe comme sur Passe-montagne. Quand les camions sont là, tu te dis : “Ça va partir.” La veille du tournage, t’es envahi par quelque chose, tu sais que ça va démarrer, et là, y’a plus à gamberger. Tu tournes, t’as aucun recul sur ce que sera le film futur. Simplement, faut que le film soit beaucoup ruminé avant, pour que l’instinct te mette dans la bonne direction. Sinon, tu ferais que du faux.
Un cinéaste important pour toi et avec qui tu n’as pas travaillé, c’est Cassavetes.
Je me suis pris ses films dans la figure, comme le concert d’Hendrix. J’ai vu Faces à la Cinémathèque, dans une copie non sous-titrée, alors que je ne comprends pas un mot d’anglais, et j’ai été transporté… C’est-à-dire que j’ai vraiment cru que les mecs avaient fait le film en deux ou trois nuits, avec 10 bouteilles de scotch et 30 kilos de spaghettis, dans la folie, alors que le tournage et le montage ont duré des années et que rien n’était improvisé… C’est le stade auquel je ne suis pas encore arrivé : je n’ai encore jamais pu travailler mes films au corps. Je n’ai jamais eu assez de temps économique pour travailler vraiment avec les acteurs, essayer des choses différentes avec eux, comme Eric Rochant sur Les Patriotes ou Lætitia Masson l’ont fait avec moi.
Passe-montagne est lié à Cassavetes ?
Je l’ai remercié à la fin du générique du film comme “passeur d’énergie”, c’est-à-dire quelqu’un qui te soulève et te transporte, auquel tu peux avoir recours quand ça ne va pas fort. Johnny Hallyday, c’est pareil pour beaucoup de gens, ils mettent une chanson de lui et ça les regonfle tout d’un coup. Moi, mes distributeurs d’énergie sont Monte Hellman, John Cassavetes, ou Hendrix et Johnny dans un autre genre.
Comment t’es-tu retrouvé sur Passion de Godard ?
C’est lié à Peter Fleischmann, qui m’avait refait le coup de me convoquer, 15 ans après la 1ère fois. J’étais déjà en train d’écrire Double messieurs. J’arrive là-bas, il n’avait rien écrit et il refusait carrément de tourner. Il m’angoissait tellement que je m’étais mis à picoler une eau-de-vie locale, c’est d’ailleurs comme ça que je suis devenu alcoolique… Un beau matin, je m’arrache de là, je prends le train pour Paris et, le soir même, rendez-vous avec Godard, à 20 h. Il avait déjà fini ses nouilles, moi hyper-impressionné, Godard, quoi… Je dis rien, il dit rien non plus, et je me lance et lui explique l’histoire avec Fleischmann. Alors il me dit (imitant Godard) : “Ah ben, nous, c’est un peu pareil, ça fait 15 jours qu’on n’a pas tourné, alors ça va pas te changer… Ils sont tous là, bien payés, dans des hôtels de luxe, mais ils s’angoissent, ils appellent leurs agents. Le soir, je fais distribuer des feuilles blanches, pour qu’ils notent quelques idées de trucs à tourner, mais non, rien…” Je me dis : “Bon, c’est encore un autre genre.” Godard, c’est comme Johnny, il demande un verre d’eau et le mec tombe dans les pommes, il impressionne malgré lui, d’où un très gros problème de communication. Mais Godard n’est pas du tout quelqu’un de maniéré, il a une horloge interne qui n’est pas celle des autres, c’est tout.
Avec Passe-montagne, ton 1er film, tu donnes l’impression d’avoir trouvé tout de suite ton cinéma…
Je l’ai fait à l’instinct, presque malgré moi. J’ai essayé des choses sans préjuger du résultat final, sans aucun recul. Moi, mes films sont toujours en mouvement, mais ça ne se voit pas parce que les acteurs bougent avec la caméra, c’est une chorégraphie entre elle et eux, elle ne les suit pas mais bouge avec eux. Je ne sais pas faire autrement. Dans une scène à trois personnages, je suis incapable de filmer les trois en même temps, dans le même cadre. Il faut que la scène se déploie, se déplie et s’enroule sur elle-même, en passant insensiblement de l’un à l’autre, d’un point de vue à l’autre. La subjectivité change de personnage à l’intérieur du plan.
Sur mes trois films, j’ai toujours dû mimer tous les mouvements au cadreur, celui de la caméra et celui des acteurs, c’est d’ailleurs pour ça que je n’ai pas le temps de travailler avec les comédiens. Mais il ne faut surtout pas que ça se voie, il ne s’agit pas d’étaler une virtuosité de caméra genre course-poursuite, même si ce sont des plans hypercompliqués à régler, impossibles sans Steadycam, avec le cadreur qui respire avec les acteurs. Sur Passe-montagne et Double messieurs, je n’avais évidemment pas de Steadycam, alors, grosse galère… De toute façon, un tournage, c’est l’art des contraintes… Mais si Mischka était une suite de plans-séquences comme ça, il ferait 3 heures 20 au lieu de 2 heures. Au montage, on commence à démantibuler les plans, à les dégraisser.
Alors, comment retrouves-tu cette fluidité au montage ?
Au tournage, tu fais le film comme une compétition contre toi-même. La seule crainte, c’est pas d’avoir peur de faire une daube, mais de ne pas arriver au bout du tournage, physiquement. Ou que l’équipe n’arrive pas au bout. Jusqu’à 14 heures de travail par jour, ça va encore, mais au-delà, tu ne peux plus présumer de la réaction de l’équipe : va-t-elle tenir ? des clans vont-ils se former ? Alors, tu remercies les gens de ne pas se laisser exacerber par la fatigue et les mauvais traitements… Par exemple, Jean-Paul Roussillon, grande leçon de savoir-vivre sur un plateau. Il était là, sans aucun mouvement d’humeur, disponible. C’était un vrai caméléon, les assistants le cherchaient, il était couché derrière les plantes, il s’était confondu avec le décor. Mais il pigeait tout ce qui se passait.
Une fois que le tournage est fini, le film repose et il faut retrouver sa vision au montage. Sur le tournage, je ne voyais pas les rushes, je n’avais pas de moniteur, rien. Mais je voyais le film mentalement comme il est maintenant sur l’écran. En revanche, au montage, quand tu te retrouves à regarder les plans sur des écrans minuscules encombrés d’électronique, tu ne vois plus rien. Et tu te retrouves à essayer d’imaginer ce que ce battement blanchâtre pourrait donner en Scope sur un écran, sans aucun recul, dans le plus complet virtuel… Puis, peu à peu, tu t’imprègnes de ce que tu as capté, entouré de la monteuse et de ses assistants qui, eux, ont le recul nécessaire et, à force de tripatouillages, à l’instinct, tu retrouves ce dont tu avais rêvé quand tu écrivais le scénario. C’est pas que ça se ressemble, mais c’est soudain le même truc, la même odeur. L’écriture et le montage, c’est le même travail de condensation progressive, où il faut sans cesse élaguer, aller à l’essentiel, et avoir la confiance en soi nécessaire pour trouver la ligne ondulatoire du film, et surtout ne pas tricher. À l’écriture, j’essaie laborieusement d’avoir une vision, tandis qu’au montage, c’est juste de l’instinct.
Comment est apparu Johnny dans Mischka ?
Johnny, c’est 50 ans d’images fortes qui s’insinuent partout en France, c’est l’icône française absolue et l’Ange qui survole le paysage français. J’ai rencontré un type, un bûcheron fan absolu de Johnny, qui est sorti du coma quand sa mère lui a mis une cassette de Johnny ! Deux jours après, il émergeait, alors que les toubibs savaient plus quoi faire ! Et y en a plein des comme ça, des milliers de gens qui ont leurs vies illuminées par Johnny. Il les porte, comme tous ces gens qui vont l’écouter à l’extérieur des enceintes des concerts, en famille, avec les merguez, parce que le concert est trop cher pour eux mais qu’ils veulent quand même être là. Il n’y a pas un village français sans au moins un fan absolu de Johnny. J’ai rêvassé sur tout ça. En plus, il m’avait chopé deux ou trois fois, amicalement, fraternellement, mais violemment, pour me dire que lui et moi étions pareils, qu’on devait se dépasser sans cesse et ne rendre de comptes à personne. Mais que lui avait chanté 2000 chansons alors que je n’avais fait que deux films ! Il me reprochait mon énorme poil dans la main et que je trichais avec ma carrière d’acteur ! “Ça va pas, mon pote ! Ton vrai truc, c’est de faire des films !” Avec cet instinct terrible qu’il a, dans un éclair, avec son regard bien planté dans le mien…
Alors, ça m’a fait réfléchir et j’ai voulu qu’il soit vraiment là, incarné, dans le film. Il est descendu de son hélicoptère à l’heure dite, avec une énorme envie de travailler, très concentré, et on a tourné la scène. Johnny, c’est le symbole vivant, le survivant absolu de tous ces types de 50 balais qui sont jamais arrivés à l’an 2000, après en avoir tant parlé, à cause de la dope, de l’alcool ou des suicides.
Pourquoi seulement trois films en 24 ans ?
Je ne sais pas… Il y a la peur et le fait que le film fini devienne un mauvais souvenir, justement parce qu’il est terminé et que tu as l’impression d’être complètement passé à côté. Après la bénédiction du tournage et du montage, la cicatrisation est longue, je n’arrive même pas à revoir mes films finis. Une fois qu’on s’aperçoit qu’on ne cicatrisera jamais, on accepte de se faire embarquer par autre chose. Et puis, il y a le temps de la vie. Comme je n’ai pas d’imagination, ou plutôt comme je m’interdis d’en avoir, il faut le temps que la vie infuse, que les moments et les rencontres se fassent et s’accumulent, que la mémoire des choses vécues et observées se dépose en toi, fasse partie de toi. Et l’envie de faire un nouveau film vient souvent du “Tiens, si jamais je refais un film, ça, je le mettrai dedans…”
Mes films ne sont pas directement autobiographiques au départ, mais ils le deviennent parce que je les nourris de mes frustrations et de mes rêvasseries, de toutes mes traînasseries. Ma théorie, c’est qu’il suffit de descendre dans la rue, de choper les 10 1ères personnes qui passent, de les investir et de les faire se expliquer : ça fait un film, c’est sûr.