Jean-Luc Godard est mort
Le cinéma n’a que 65 ans et radote déjà pas mal quand il se fait soudain agresser par une jeune homme de 30 ans à peine. Il s’appelle Jean-Luc Godard. Son credo, assez sommaire (car juvénile) ? “Ah bon, on n’a pas le droit de faire ça ? Alors...
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Le cinéma n’a que 65 ans et radote déjà pas mal quand il se fait soudain agresser par une jeune homme de 30 ans à peine. Il s’appelle Jean-Luc Godard. Son credo, assez sommaire (car juvénile) ? “Ah bon, on n’a pas le droit de faire ça ? Alors je vais le faire”. Comme a dit récemment Virginie Despentes de Beyoncé à la radio : “Elle a pris la musique là où elle en était et elle en a fait autre chose”. À la mort de David Bowie, Mick Jagger a écrit sur Twitter : « Il a toujours été merveilleusement effronté”. François Truffaut avait dit que Godard avait “pulvérisé” le cinéma. Voilà. Cette nécro pourrait presque s’arrêter là : Jean-Luc Godard n’en a jamais fait qu’à sa tête. Il est à la fois le Beyoncé et le Bowie du cinéma.
Cherchons un exemple, très simple : dans la plupart des films (encore de nos jours, car le godardisme n’a pas triomphé universellement, ça se saurait), quand un personnage entre dans une pièce sans lumière et qu’il allume une lampe, on s’aperçoit qu’un technicien allume si possible au même moment une palanquée de projecteurs pour bien éclairer la pièce. Chez Godard, ça n’existe pas. Soit on met une ampoule puissante dans l’abat-jour et une pellicule sensible dans la caméra, et roule Raoul ! (Raoul Coutard, l’un de ses chefs op préférés); soit on se débrouille avec la lumière naturelle, quitte à tourner dans une semi obscurité (Prénom Carmen).
Autre exemple : avant Godard, quand on voulait faire une coupe dans un plan, on enchaînait avec un plan de la même scène prise sous un autre angle, afin de faire croire à une fausse continuité temporelle et ne pas laisser le ou la spectateur·trice (rompu aux lois David Wark Griffith) croire qu’il puisse y avoir, une ellipse. Godard s’en fiche complètement, fait ce qu’on appelle des raccords dans l’axe, sans craindre rien. Ce qui compte, dans la mise en scène, c’est qu’elle est une vision du monde, une morale (“la morale est affaire de travelling”).
Cinéma du réel
Quand il tourne le Mépris, Godard invente le générique parlé (en voix off), et le termine par une fausse citation d’André Bazin, le plus grand critique de cinéma de l’après-guerre (une phrase du critique Michel Mourlet un peu discutable vaguement rebidouillée tendance Luc Moullet) : “Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs”. Et personne ne trouve à y redire. Potache ? Oui. Impertinent, insolent.
Chez Godard, on respecte pourtant quelque chose : le réel. C’est très important. Celles et ceux qui l’ont vue se souviennent de cette scène incroyable de Lettre à Freddy Buache où Godard fait s’arrêter la voiture de son équipe sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute pour filmer un plan, parce qu’il sera beau. La police surgit et lui demande ce qu’il fait là, et Godard, très sérieux, leur explique : “Mais il y avait urgence”.
Le grand critique de cinéma Olivier Séguret de Libération a dit un jour : « Le cinéma de Godard ressemble à la vie. La diffraction des sons, des images, ce désordre à la fois chaotique et orchestré, est ce qu’il y a de plus proche de la forme réelle de la vie.” Qui n’a jamais écouté la radio en regardant un film en même temps, avec les bruits de la rue, de la vie, derrière, ne peut sans doute pas comprendre. Alors que c’est un vrai bonheur ! Et que si Godard privilégie parfois le bruit ou un passage de Beethoven ou de Georges Delerue ou d’Antoine Duhamel à un dialogue psychologisant inintéressant (en cela très disciple de Jacques Tati, c’est que certaines musiques, certains bruits sont plus intéressants que des paroles, fussent-elles les plus intelligentes du monde.
Godard au fond était sans doute l’un des rares à penser que le cinéma était un instrument de pensée. C’est cela qu’il a reproché à ses ami·es de la Nouvelle Vague (moins Rohmer sans doute), dont il était sûr qu’ils le suivraient sur cette voie-là, comme les petits moines suivent François d’Assise dans le film de Rossellini en soulevant leurs bures, alors qu’au fond ils n’avaient jamais fait acte de foi à cette religion.
On perd beaucoup de temps (d’images et de sons) à s’extasier sur la fameuse lettre de rupture amicale écrite par Truffaut au début des années 1970, où il reproche à JLG de se comporter comme une “merde sur son socle”, ce qui est bien possible. Mais le plus important, au-delà des griefs personnels sur son comportement dans la vie, c’est que cette lettre naît d’un conflit idéologique : Godard reproche à Truffaut de mentir dans ses films récents sur ce qui se passe dans la vraie vie. Et il touche juste parce que la Nouvelle Vague est née d’un reproche : celui de jeunes gens (dont le plus virulent sur ce point était le critique de cinéma Truffaut) qui trouvaient que les vieux cinéastes mentaient dans leur cinéma, qu’ils donnaient du monde une image qui ne correspondait pas à la vérité. Cette lettre relève définitivement cette opposition théorique totale entre les deux cinéastes (sans qu’il soit nécessaire de les départager) : l’un qui préfère la fiction (Truffaut), l’autre qui penche pour le réel (Godard).
Cinéaste voyageur
Une dernière chose, très importante : de tous·tes les cinéastes français·es, surtout celleux de sa génération, Godard est celui qui a le plus voyagé, et il paraît important de le souligner : Amérique du Nord (il se rend aux États-Unis pour la 1ère fois dans les années 1950), Italie, Afrique, Palestine, etc. Godard a vu le monde.
Au moment de la parution du tome de son Œil de l’histoire sur Godard, le philosophe George Didi-Huberman nous avait dit : “Sur cette question, qui est de savoir comment on peut faire de l’histoire avec des images, Godard est un auteur majeur, tout simplement. Il l’a revendiqué et il l’a fait.”
Godard s’était installé à Grenoble au début des années 1970, puis à Rolle, en Suisse (il était de double nationalité franco-suisse), d’où il ne bougeait plus guère ces dernières années, tournant parfois des films, toujours libres, d’une haute technicité (sur le son et l’image), qui tenaient presque d’évangiles selon saint Jean-Luc.
De partout dans le monde, il avait ramené des morceaux de réel, des citations qui peuplaient ses films, des sensations sans doute, des idées politiques très affirmées (de sa génération, il fut le cinéaste politique le plus radicalement à gauche, jusqu’à laisser tomber le cinéma non-politique où il a triomphé pourtant pendant presque dix ans), et évidemment des images et des sons. Peintre, musicien, voyageur, Jean-Luc Godard a pensé le monde avec le cinéma.