Jim Jarmusch sort son 1er LP avec Sqürl : “Je m’efforce d’être un récepteur pour tout ce qui m’inspire”

À la fin des années 1970, dans le New York City de la no wave et des immeubles délabrés, un sticker collé sur les murs des rades de East Village disait : “Tout le monde ici est dans un groupe.” C’est dans ce vivier artistique, où l’amateurisme...

Jim Jarmusch sort son 1er LP avec Sqürl : “Je m’efforce d’être un récepteur pour tout ce qui m’inspire”

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À la fin des années 1970, dans le New York City de la no wave et des immeubles délabrés, un sticker collé sur les murs des rades de East Village disait : “Tout le monde ici est dans un groupe.” C’est dans ce vivier artistique, où l’amateurisme était érigé au rang de culte et la virtuosité, décriée, que s’est forgé Jim Jarmusch. Claviériste des mythiques (mais confidentiels) Del-Byzanteens, groupe postpunk dont les membres sont devenus d’éminents artistes, Jim a très vite délaissé la musique pour les films. Avant d’y revenir à la fin des années 2000, à l’époque où il rencontre Carter Logan, qui bossait en tant qu’assistant sur le tournage de Broken Flowers (2005).

Avec Sqürl, ils sortiront plusieurs EP, mettront en boîte les bandes originales des films de Jim Jarmusch et, enfin, s’apprêtent à dévoiler le 1er album du groupe, pour lequel ils ont convoqué Randall Dunn à la production, Charlotte Gainsbourg, Anika ou encore le guitariste Marc Ribot. Alors qu’on attend Jim, Carter commence à nous causer de leur récent passage à Paris, le temps de deux concerts au Centre Pompidou en février dernier. Tiens, voilà Jim qui débarque.

Jim, Carter s’apprêtait à me causer de votre séjour en Europe et de votre passage à Paris.

Carter Logan Oui, c’était il y a quelques semaines. Nous étions donc en Europe et les concerts du Centre Pompidou étaient les dernières dates de la tournée. Un lieu magnifique pour conclure, d’autant que nous jouions nos compositions pour les films de Man Ray et que le musée a une longue histoire avec l’artiste. Cela se ressent jusque dans l’architecture, dans l’air, les espaces. Et puis Paris était sa ville d’adoption.

Jim Jarmusch D’ailleurs, le Centre Pompidou a fait une captation de nos deux concerts, et ils ont fait du super boulot avec l’enregistrement. C’est un plus, que d’avoir ces bandes avec nous maintenant.

Vous allez en faire quelque chose, de ces enregistrements ?

Jim Jarmusch — On travaille dessus. On espère, oui. Je ne sais pas ce qu’on peut en dire. Carter, tu sais ?

Carter Logan — On ne peut pas en dire grand-chose pour l’instant. Mais disons que c’est notre prochain projet, celui qui viendra après cet album. Pour aller plus loin que la seule performance.

Le disque qui va sortir, c’est Silver Haze, le 1er véritable album studio de Sqürl, le duo que vous formez depuis la sortie du film The Limits of Control (2009) de Jim. Pourquoi, après avoir publié plusieurs EP, était-il important de faire un album studio aujourd’hui ?

Jim Jarmusch — Avant ce disque, nous avons composé des bandes originales de films, dont celle d’Only Lovers Left Alive [2013], qui a été largement plébiscitée, puis quelques trucs encore, notamment pour le documentaire sur le directeur de la photographie Robby Müller [Living the Light: Robby Müller, 2018], un vieil ami aujourd’hui décédé.

Donc, pour résumer, nous avons déjà fait pas mal de choses avec Sqürl, mais jamais un album qui impliquait un véritable travail de studio. Ce n’est pas tant qu’il était important de le faire. C’est surtout que nous avions assez de morceaux et on s’est dit qu’au lieu de lancer une nouvelle collection d’EP, il valait mieux faire un album.

Carter Logan — Les 1ers morceaux que nous avons faits ensemble étaient destinés au film The Limits of Control. Mais après ça, nous n’avons pas arrêté de faire de la musique. Nous avons continué à enregistrer en studio, et la musique issue de ces sessions formait un corpus idéal pour trois EP. Cette nouvelle collection de chansons sur laquelle nous avons travaillé depuis fonctionnait, elle, mieux pour un album. On a suivi le chemin qui nous semblait le plus intéressant, en assemblant des choses qui allaient bien entre elles. Ça nous a semblé naturel.

Pour ce disque, vous avez fait appel aux services de Randall Dunn à la production, connu notamment pour son travail avec Sunn O))) ou Zola Jesus. Un choix qui a du sens, compte tenu de votre approche du son, qui mêle à la fois le bourdon, l’empilement des couches de guitare et une certaine idée de l’abstraction.

Jim Jarmusch — À un certain moment, Carter est arrivé avec l’idée de travailler avec Randall Dunn. Nous connaissons beaucoup d’artistes qui ont collaboré avec lui et dont la musique nous inspire. Il nous a non seulement encouragés à faire un album entier, mais aussi à ramener des invités sur ce disque. Quelque chose que nous n’avions jamais fait auparavant.

Je connais Marc Ribot depuis le mitan des années 1980, et puis nous adorons Charlotte Gainsbourg et Annika Henderson en tant que chanteuses, mais aussi en tant que musiciennes. Randall nous a alors dit : “Mais si vous connaissez Charlotte Gainsbourg, pourquoi ne pas lui demander ?” [rires] Et c’est vrai, pourquoi ne pas le faire ? Nous n’aurions peut-être pas fait cela si l’on avait sorti un EP ou une nouvelle bande originale.

Comment s’est déroulé l’enregistrement du disque ?

Carter Logan — Cela a été un processus graduel, qui a commencé par quelques enregistrements de Jim seul dans son home studio, à partir desquels j’ai à mon tour travaillé chez moi. À ce stade, nous n’avions rien à faire écouter à Randall. Et puis nous nous sommes tous retrouvés au studio Strange Weather, à Williamsburg, où Randall a l’habitude d’aller de temps à autre.

On a surtout travaillé les batteries, et Arjan Miranda a enregistré les basses. C’est en mettant en boîte les parties rythmiques que le projet a véritablement commencé à prendre forme. La suite s’est déroulée à Circular Ruin, le studio d’Arjan et Randall. Jim y a enregistré les voix pour le morceau The End of the World, Marc Ribot était là lui aussi. On a utilisé différents espaces, en fonction de nos besoins.

Jim Jarmusch — Malheureusement, nous n’avons pas pu rassembler tout le monde en studio. Charlotte a enregistré ses voix depuis Paris, et nous avons communiqué à distance avec Anika qui était à Berlin. Mais nous avons beaucoup de chance d’avoir collaboré avec ces gens.

© Sara Driver

Jim, tu as récemment publié un recueil de collages (Some Collages, 2021). Dans une entrevue, tu disais que ton travail s’était résumé à rassembler des éléments épars, avec lesquels tu as ensuite confectionné cet ouvrage. As-tu recours à la même méthode en musique ?

Jim Jarmusch — Oui, c’est la même chose. Je commence toujours par engranger des éléments ici et là. En musique, ce sont des idées, des pistes d’enregistrement, sans savoir si le tout fonctionne bien ensemble. J’ai ensuite recours à des stratégies obliques, avec une 1ère couche de guitare, puis une deuxième superposée à la 1ère, et à un moment, cette formule hasardeuse peut s’avérer fructueuse.

Mais je fais la même chose quand je travaille sur un script, en commençant par des détails que je collecte. Il peut m’arriver d’avoir une image d’une ville ou d’un lieu en tête, parfois même des personnages, mais sans histoire ni narration à proprement causer. Je m’efforce d’accumuler des choses, qui me suggéreront par la suite une vision plus large.

Quand j’écris de la poésie, je fonctionne encore de la même manière. Par exemple, je travaille actuellement sur une série de poèmes, à partir d’une collection de titres. C’est un procédé que j’utilise dans tout ce que je fais, finalement. Je me suis rendu compte de cela pendant la pandémie, quand je bossais sur mon livre.

“Je n’ai pas envie de voir un nouveau type débarquer et taper un putain de solo de blues performatif. Je ne veux pas entendre ça ou AC/DC” Jim Jarmusch

Avec Sqürl, vous dites vouloir construire un paysage musical qui n’ait pas de fondation blues, ce qui est notable depuis les 1ers morceaux du groupe. Pourtant, il y a dans tes films, Jim, beaucoup de références directes à l’histoire du blues. Tu penses avoir fait le tour ? Est-ce une façon de revenir à la période du New York no wave, qui contestait déjà cet héritage, d’une certaine façon ?

Jim Jarmusch — Il me semble trop facile et trop prévisible que le rock’n’roll ne se perçoive qu’à travers ses racines blues. Pour être franc avec toi, je trouve ça chiant à mourir. Et, bien sûr, si tu causes de cette brève période de l’histoire de la musique qu’est la no wave, les musiciens d’alors, qui n’étaient pas nécessairement des virtuoses, se sont également éloignés de ces racines.

Et même si tu écoutes des musiciens accomplis de l’époque, je pense à l’album Marquee Moon de Television, ce n’est pas blues du tout. Ils ont trouvé quelque chose d’autre, ils sont allés ailleurs. Et c’est pour cela qu’ils sont encore inspirants. J’aime le blues, et particulièrement quand il est joué par des bluesmen. Mais je trouve ça foutrement chiant d’écouter du rock’n’roll aux fondations blues aujourd’hui, tu vois ?

Je n’ai pas envie de voir un nouveau type débarquer et taper un putain de solo de blues performatif. Je ne veux pas entendre ça ou AC/DC, je pourrais changer de station de radio dans ma voiture plutôt que d’en écouter.

Carter Logan — Nous sommes plus inspirés par des artistes comme My Bloody Valentine, Neu!, Suicide, Spacemen 3. Ou alors Eric B. et Rakim. L’idée de dire qu’on va expurger la structure de nos morceaux de toute racine blues, pour aller vers quelque chose de plus abstrait, ou cubiste, ou encore complètement déstructuré, est beaucoup plus intéressante pour nous.

La philosophie de Spacemen 3 qui dit “trois accords c’est bien, deux accords c’est mieux, un accord c’est l’idéal” est excitante. Parce que cela permet de créer de nouveaux paysages à explorer, dès lors que tu expurges certains éléments de ta musique.

Jim Jarmusch — Lou Reed avait l’habitude de dire : “Si tu as plus de deux accords, alors c’est du jazz !” [rires]

C’est certain qu’avec un disque comme Metal Machine Music (1975), saturé de larsens, Lou Reed a clairement fait l’impasse sur les bases blues du rock’n’roll.

Jim Jarmusch — Lou Reed était particulièrement intéressé par la musique expérimentale, il était capable de sortir de ce carcan.

Carter Logan — Si l’on se définit comme peintre, il n’y a aucun problème à dire que l’on va peindre des portraits. Comme il n’y a aucun mal non plus à déclarer que l’on va peindre des paysages abstraits. C’est la même chose pour nous.

Jim Jarmusch — Je m’efforce d’être un récepteur pour tout ce qui m’inspire, qu’importe la forme que cela puisse prendre. C’est pour cela que, parfois, tu peux te retrouver devant une peinture qui te semble très musicale, et une autre fois, écouter un compositeur qui utilise la musique pour créer des paysages d’une manière iconoclaste, plus visuelle.

Jim, tu as d’ailleurs fait partie d’un groupe au début des années 1980, The Del-Byzanteens. Le genre postpunk, très éloigné du blues une fois encore.

Jim Jarmusch — On a commencé le groupe à la fin des années 1970, début 1980. The Del-Byzanteens était constitué d’artistes qui avaient, eux aussi, plus d’une corde à leur arc. Nous avions tous dans le groupe des intérêts artistiques multiples. On a été un temps sur un label anglais, Beggars Banquet, et l’on faisait les 1ères parties de groupes britanniques tels qu’Echo and the Bunnymen, The Psychedelic Furs ou New Order, principalement à New York et aux alentours, de Boston à Washington D.C.

Tu n’as jamais été tenté par l’idée de ne te consacrer qu’à la musique plutôt qu’au cinéma ?

Jim Jarmusch — Quand j’ai commencé à faire des films, j’ai réalisé à quel point cela prenait du temps. Et puis, le groupe, tu sais, comme beaucoup de groupes à l’époque, a fini par avoir des problèmes internes, des histoires de drogue, ce genre de choses.

Est arrivé le moment où cet environnement n’était plus du tout positif pour moi. Et puis, j’ai donc commencé à faire des films, et ça prenait tellement de temps que j’ai même arrêté complètement la musique pendant longtemps. Je m’y suis remis il y a environ vingt ans.

Au-delà des questions de goût, qu’est-ce qui fait que Television ou Kevin Shields te semblent plus inspirants et pertinents aujourd’hui qu’AC/DC ?

Jim Jarmusch — C’est une question à la fois intéressante et difficile. La musique est subjective. Mais, pour moi, la différence c’est qu’AC/DC répète encore et encore le même solo de guitare virtuose. Il me semble que ça n’ouvre aucune porte, ils empruntent toujours la même autoroute.

L’autoroute de l’enfer ?

Jim Jarmusch — [rires] Kevin Shields s’est échiné à forger un certain type de son, en passant par divers chemins. AC/DC prend toujours le même. L’un ouvre des portes, pendant que l’autre te laisse toujours sur le palier. Si tu aimes ce palier, il n’y a aucun mal à y rester toute ta vie, mais si tu cherches autre chose, il y a les chemins de traverse.

Est-ce pour cela qu’il y a, dans la musique de Sqürl, des éléments noise qui, encore aujourd’hui, ne sont pas toujours perçus comme des supports mélodiques ?

Jim Jarmusch — C’est un questionnement encore en cours, d’opposer le bruit et ce qu’est la musique ou même une mélodie. Alors que des compositeurs comme John Cage ont donné des éléments de réponse, Ornette Coleman, lui, a développé cette merveilleuse théorie appelée “harmolodics”, qui dit que si tu trouves n’importe quoi musical, que ce soit un bruit de moteur ou celui d’un camion à benne, alors tu peux jouer avec et l’incorporer. Dire que le bruit n’est pas musical n’est plus un argument aujourd’hui. Ça serait comme dire que la musique électronique ou le hip-hop, ce n’est pas de la musique. C’est ridicule.

Tu n’as jamais été effrayé par la technologie dans l’art ?

Jim Jarmusch — Non, surtout pas, la technologie est un outil merveilleux. On joue bien de la guitare électrique, non ? Je trouve ça fascinant que les gens soient effrayés par des voitures sans pilote, par exemple. Je préfère me fier à un ordinateur plutôt qu’à certains conducteurs complètement idiots. C’est comme dire [il prend une voix de péquenaud] : “Oh mon dieu, une charrette sans chevaux ! Il n’y a même pas de chevaux pour tirer la charrette ! Je n’ai pas confiance !” Ce n’est ni bien ni mal, la technologie. La question est de savoir ce que tu peux en faire.

“Nous sommes plutôt du genre à questionner les hiérarchies, sans trop accorder d’importance à la source, à l’époque et au lieu” Carter Logan

Avez-vous le sentiment que toutes ces ruptures dont nous parlons depuis le début de l’entretien permettent à une œuvre de rester moderne ?

Jim Jarmusch — Ce qui provoque la modernité, c’est le fait de se défier des formules et des attentes. Mais je crois aussi en la possibilité d’embrasser toutes les formes qui ont déjà existé. J’écoute de la musique polyphonique anglaise du XVIe siècle, j’aime contempler des peintures datées des prémices de la Renaissance. Ce n’est pas vraiment, d’un point de vue historique, ce qu’on appelle la modernité, ou je ne sais pas quel autre mot utiliser. Et pourtant, ce sont des œuvres très puissantes, qui inspireront les gens pour toujours. Je ne sais pas trop ce que veut dire “être moderne”.

Carter Logan — Nous sommes plutôt du genre à questionner les hiérarchies, sans trop accorder d’importance à la source, à l’époque et au lieu. L’Histoire est très importante, mais je pense qu’il n’existe aucun moment dans l’Histoire qui a produit un travail définitif. Cette idée bannit d’un certain point de vue les œuvres inconnues et encore non découvertes. Peut-être qu’on serait juste postmodernes. Mais je ne suis même pas certain que cette étiquette convienne. En ce qui nous concerne, il s’agit vraiment de faire tomber des barrières et de questionner ce qui existe.

Jim Jarmusch — L’œuvre de Dante est considérée aujourd’hui comme de la grande littérature, n’est-ce pas ? Mais Dante écrivait en vernaculaire à l’époque, c’est-à-dire la langue de la rue. C’était mal vu alors et son œuvre était déconsidérée, parce que personne n’écrivait comme ça. Mais aujourd’hui, Dante, c’est la culture légitime. Est-ce que ça fait de Dante quelqu’un de plus important que Rakim ? Je ne crois pas.

Silver Haze (Sacred Bones Records/Modulor). Sortie le 5 mai.