John Cale : “Je travaille vite et furieusement”
La Philharmonie de Paris, mars 2016. Au vernissage de l’exposition The Velvet Underground, New York Extravaganza, on s’attarde sur une série de photographies extraites du tournage du film de Piero Heliczer, Venus in Furs, où l’on voit le Velvet...
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La Philharmonie de Paris, mars 2016. Au vernissage de l’exposition The Velvet Underground, New York Extravaganza, on s’attarde sur une série de photographies extraites du tournage du film de Piero Heliczer, Venus in Furs, où l’on voit le Velvet en pleine performance, le corps peinturluré de dessins étranges. “What’s going on here?”, gronde alors une voix accidentée juste au-dessus de notre épaule.
C’est John Cale, en chair et en os. On lui suggère qu’il est mieux placé que nous pour le savoir, lui que l’on aperçoit sur ces images au mur, cinquante ans plus tôt, avec ses cheveux filasses et son violon alto sous le menton. “Je ne me souviens de rien”, nous glisse-t-il. Une façon sans doute de balayer d’un revers de main toute tentative d’intrusion mémorielle, dans ce temple érigé à la gloire du Velvet suffisamment hanté comme ça.
Quelques années plus tard, à l’automne 2022, la rencontre avec John Cale n’est plus fortuite. À 80 ans, le Gallois, dont l’approche avant-gardiste des choses aura toujours servi de leitmotiv, a mis en boîte Mercy, un nouvel album studio presque entièrement constitué de collaborations : Weyes Blood, Laurel Halo, Animal Collective, Fat White Family ou encore Actress, l’un des papes de la musique électronique contemporaine, figurent ainsi au générique, dans un vaste mouvement de création qu’il qualifie lui-même de sérendipité.
La question de la mémoire aura brièvement été évoquée au cours de cet entretien, mais John Cale a surtout le regard tourné vers l’avant et refuse toute forme de réification, préférant la mise en danger perpétuelle et la recherche de nouvelles formes d’expression par l’entremise de l’interaction avec de jeunes artistes, à qui il a laissé le champ libre. Rencontre.
Ton nouvel album, Mercy, est essentiellement collaboratif. Quand ce projet est-il né ?
John Cale — Il s’agit d’un projet qui s’est développé tout au long de ces trois dernières années ; c’est quelque chose qui prend du temps de savoir combien de textures tu peux faire entrer dans un seul album. Je me suis débrouillé pour que chaque morceau reçoive le concours d’autres artistes, que j’avais, pour la plupart, déjà rencontrés par le passé. Un morceau comme Story of Blood, par exemple, j’ai travaillé dessus de sorte à le mettre au diapason de l’humeur dans laquelle j’étais, et je savais que je voulais que quelqu’un se joigne à moi pour les chœurs. Je me suis alors souvenu à quel point j’aimais la pureté de la voix de Natalie Mering [Weyes Blood]. Quand elle est entrée en studio, je me suis rendu compte de l’incroyable étendue de sa tessiture vocale. C’était parfait pour obtenir les variations dont avait besoin la chanson.
Où l’album a-t-il été enregistré ?
Dans mon studio, à Los Angeles. Certaines prises ont été faites ailleurs, comme à Londres.
J’imagine que Marilyn Monroe’s Legs (Beauty Elsewhere), le duo avec Actress, un artiste britannique, a été mis en boîte à Londres ?
Oui. Actress est d’ailleurs un musicien très intéressant. Je suis arrivé en studio avec l’idée de cette chanson, intitulée Marilyn Monroe’s Legs, qui ne mentionnerait jamais son nom dans le texte. Je l’ai construite comme une pièce improvisée, autour de paroles dispersées, une contrebasse et un violoncelle. J’ai utilisé cette section de cordes et le bourdonnement du violoncelle qui, tout en restant fidèle à lui-même, se devait d’avoir suffisamment de textures pour que le morceau fonctionne.
Darren [Cunningham, alias Actress] avait déjà fait un remix d’une de mes chansons et j’avais envie de travailler avec lui depuis un moment. J’ai apporté les pistes à Londres, on a préparé le studio, et quand il a commencé à faire tourner ses machines, il en a tiré toutes ces belles textures qui avaient l’allure d’une couverture chaude. Les voix sont ensuite venues alimenter la chanson.
Tu connaissais personnellement chacun·e des artistes avec qui tu as travaillé sur ce disque ?
Plus ou moins, mais j’étais fan de tous. Pour une chanson comme I Know You’re Happy, ça m’a pris deux ans avant de trouver la voix parfaite. J’avais écrit le morceau comme un bon vieux duo de la Motown et, un jour, Devonté Hynes [alias Blood Orange] m’a suggéré le nom de Tei Shi, que je ne connaissais pas. Et c’est exactement ce que je cherchais. Elle a une voix magnifique.
Devonté Hynes, c’est vraiment un nom que j’attendais de voir au générique de ce disque, justement.
Oui, mais ça n’a pas fonctionné de cette façon en fin de compte.
Je crois savoir que la rencontre avec Fat White Family s’est faite sur scène ?
Oh, Fat White Family, une émeute ! J’avais travaillé avec eux à l’occasion des concerts anniversaires du Velvet Underground [à Liverpool, pour les 50 ans de The Velvet Underground & Nico, le 1er album des New Yorkais·es], et ils avaient fait bouger les lignes. J’ai très vite su que nous bosserions de nouveau ensemble, quand nos agendas correspondraient. Cette chanson, The Legal Status of Ice, est celle du disque qui a connu le plus de changements drastiques. C’est ce que j’aime avec ce groupe, ils ne sont pas enfermés dans une façon étriquée de travailler, et c’est exactement l’esprit que je voulais pour chaque version retravaillée des chansons.
En parlant du Velvet Underground. Tu disais plus haut au sujet du morceau Marilyn Monroe’s Legs que le nom de la comédienne n’était jamais cité dans les paroles. Il en va de même pour Nico, mentionnée dans le titre de Moonstruck (Nico’s Song), mais jamais dans le reste de la chanson.
Non, c’est vrai. Je ne dis pas son nom. Mais c’est un sujet sensible.
“Je ne voulais pas d’une ligne droite, et c’est pour cela que j’ai voulu travailler avec autant d’artistes”
On a évoqué Actress, Fat White Family, Weyes Blood… Qui influence qui sur ce disque en forme de rencontres intergénérationnelles ?
Ah, c’est une bonne question ! La meilleure façon d’y répondre, c’est de voir comment chacune des chansons s’est construite et a évolué. Je dois avoir deux, parfois trois versions en réserve, mais ce qui a fait la différence au bout du compte, ce sont les diverses approches que l’on a eues ensemble
pour les arrangements. Je ne voulais pas d’une ligne droite, et c’est pour cela que j’ai voulu travailler avec autant d’artistes, pour me confronter à de nouvelles idées pour mes chansons. Un morceau comme Marilyn Monroe’s Legs, très abstrait, a contribué à influencer les autres, je pense.
Si j’avais dû deviner qui était en featuring sur ce morceau, Actress aurait été dans la shortlist de mes réponses…
C’est une bonne chose.
© Marlene MarinoEt pareil pour Everlasting Days, dans lequel on croit percevoir la patte mélodique et certains gimmicks instrumentaux d’Animal Collective.
Je vais dans ton sens. Encore une fois, tout s’est joué dans la façon qu’on a eue d’appréhender les arrangements. Animal Collective est un groupe avec qui il est facile de travailler, capable de faire évoluer une chanson à partir d’idées abstraites. J’ai vraiment été surpris de voir jusqu’où notre collaboration nous a menés.
Tu as travaillé avec énormément de musicien·nes tout au long de ta vie, des gens comme Lou Reed, Terry Riley ou encore Brian Eno, avec lesquel·les il a pu y avoir des frictions. Est-il arrivé au cours de la confection de cet album qu’il y ait des conflits entre toi et tous·tes ces artistes ?
Il n’y a eu aucun conflit. Je me suis intéressé à leurs approches en me demandant ce que chacun pourrait apporter au disque. Je recherchais désespérément des idées neuves en matière de son, et le meilleur moyen d’obtenir cela, c’était de les laisser s’exprimer. Il n’y avait pas d’autre façon de faire le job.
La question de l’héritage, de la transmission et de la filiation, c’est quelque chose d’important pour toi ?
Je fais particulièrement attention à cela.
“‘Noise of You’ me rappelle Prague, à la période de Noël, il y avait de la neige sur le sol“
Le rendu de cet album est très électronique, c’était une volonté de ta part ?
Dès les 1ers temps de la composition, je me suis dirigé vers quelque chose de très électronique, en effet. Mais il arrive un moment où tu ne peux pas échapper à des arrangements classiques, à une approche plus orchestrale.
À l’instar d’un morceau comme Out Your Window, qui vient en conclusion, ou de Noise of You, qui sonne comme l’un des plus personnels de cet album avec ce qui semble
être l’évocation d’un vieux souvenir.
J’aime Out Your Window, c’est une chanson que je trouve très drôle. Et Noise of You est celle que je préfère. Elle me rappelle Prague, à la période de Noël, il y avait de la neige sur le sol. J’ai laissé le flow couler librement.
Ce rapport entre le son et le souvenir nous ramène à pourquoi tu t’intéresses tant aux textures.
C’est fort probable.
Il y a cette chanson, doublement nostalgique, Night Crawling, qui évoque à la fois New York et ton ami David Bowie…
Oui, elle cause d’une relation très singulière entre deux personnes qui sortent faire la fête. Je pense que le morceau parvient à capter cette atmosphère très spéciale qui régnait dans le New York des années 1970, et je suis content d’avoir pu capturer ça.
Tu penses beaucoup au passé ?
Je regarde devant et m’efforce de trouver quelque chose de nouveau à développer. J’essaie de ne pas avoir de préjugés, de me dire que si je mélange tel son avec tel son, alors je pourrais obtenir quelque chose d’unique. Quelque chose d’unique s’obtient quand tu es attentif et, parfois, cela provient d’erreurs. Les erreurs sont très importantes, tu en tires plus de choses.
Je dirais qu’il y a des erreurs sur ce disque, mais certaines personnes avec qui je travaille régulièrement ne les voient pas. C’est pourtant très utile de savoir les utiliser. Je n’ai pas de patience avec les idées. Je travaille vite et furieusement, même si cela peut paraître stupide. Mais je veux surtout abattre beaucoup de travail.
Quelle importance la scène a-t-elle pour toi aujourd’hui ?
Je tire énormément de la scène, de là naissent les idées nouvelles. Et je construis à partir de ça. Je n’ai pas envie de revenir en arrière.
Tu as vu Bob Dylan sur scène récemment ?
Pas depuis un moment, non.
Quand il joue d’anciennes chansons de son répertoire, elles sont tellement retravaillées que la plupart du temps on ne les reconnaît pas du 1er coup. Cela donne quelque chose de nouveau à entendre…
Oui, c’est important. J’aime aussi surprendre les gens et donner à entendre des choses qu’ils ne pourraient pas nécessairement identifier immédiatement. Et, d’un coup, les voir se dire : “Hey, je connais cette chanson.” Je tire un maximum de satisfaction de cela.
Cela t’arrive de te surprendre toi-même ?
Oui, parfois. Je suis heureux quand c’est le cas, même si ça n’arrive pas fréquemment. C’est satisfaisant.
Et tu te souviens d’un moment où tu t’es surpris toi-même durant la confection de ce disque ?
Oui, mais être surpris ne suffit pas. Je ne débarque pas avec de nouvelles idées destructrices – c’est toujours important d’être au clair sur ce que tu es en train de faire. Je tire le plus de clarté possible de la musique, mais c’est toujours mieux de construire à partir de quelque chose d’inhabituel plutôt que familier.
Mercy (Domino/A+LSO/Sony Music). Sorti depuis le 20 janvier. Concert le 14 février à Paris (Salle Pleyel).