Jonathan Cohen et Raphaël Quenard : “Les gens qui croient qu’ils ont un public, c’est dangereux !”
Ils sont, l’un dans le champ du cinéma d’auteur, l’autre dans celui du rire mainstream, les deux icônes masculines prééminentes de 2023. Après une poignée d’années à rôder dans les seconds rôles chez Bonello, Audiard, Jimenez, Hazanavicius...
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Ils sont, l’un dans le champ du cinéma d’auteur, l’autre dans celui du rire mainstream, les deux icônes masculines prééminentes de 2023. Après une poignée d’années à rôder dans les seconds rôles chez Bonello, Audiard, Jimenez, Hazanavicius ou Dupieux, Raphaël Quenard est devenu ces derniers mois le nom d’un événement connu mais rare : la révélation masculine immédiate, l’acteur animal et poète qui soudain apparaît et que le cinéma s’arrache, comme le furent avant lui Belmondo, Duris. Les 1ers rôles de Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand et surtout de Yannick de Quentin Dupieux, succès surprise de l’été, sont les réacteurs de cette propulsion subite au sommet du paysage.
Jonathan Cohen a quant à lui raflé pour de bon la mise du rire français. Il porte sur ses épaules le plus grand succès de l’année, Astérix et Obélix : L’Empire du milieu de Guillaume Canet, dont les critiques sévères l’ont unanimement épargné. Il triomphe sur les plateformes avec Le Flambeau, puis la troisième saison de LOL: qui rit, sort ! Son humour social, baratineur, dépourvu de malaise le place en héritier d’Édouard Baer et fait de lui l’ami que tous·tes les Français·es voudraient avoir.
Une musique singulière
Quenard et Cohen ont en commun une révélation tardive : l’un a fait ses 1ers pas au théâtre à 27 ans, l’autre a longuement enduré un relatif anonymat avant le succès à 35 ans dans la pastille Serge le mytho. Ils ont surtout en partage la notion-sésame de leur métier, celle de nature : l’accent dauphinois de l’un, le bagout de l’autre leur ont forgé une musique singulière, poussée jusqu’à une certaine superbe, qui se déploie en monologues intarissables, n’appartient qu’à eux et les emmène de rôle en rôle.
L’hilarante comédie d’action Sentinelle d’Hugo Benamozig et David Caviglioli, sur Prime Video, les réunit en tête d’affiche au moment où l’un part à la conquête de l’espace de l’autre : Quenard vers la comédie populaire avec L’Amour ouf de Gilles Lellouche dont le tournage s’achève, Cohen en maintien de leadership dans des événements d’ampleur comme le nouveau Toledano-Nakache, Une année difficile (18 octobre), mais bientôt en quête d’aventures artistiques singulières chez Quentin Dupieux (Daaaaaali !, présenté le mois dernier à la Mostra de Venise), Cédric Kahn (Making Of, également présenté à Venise) ou Jean-Christophe Meurisse (Les Pistolets en plastique). Ils vont vite, ils se croisent. Nous nous sommes débrouillés pour les arrêter quelques minutes au carrefour.
“C’était le confinement, on a passé deux mois comme dans une colo, on jouait à la PlayStation ensemble” Jonathan Cohen
Jonathan Cohen — On s’est rencontrés sur Family Business [série d’Igor Gotesman en trois saisons diffusées en 2019-2021 sur Netflix]. Raphaël jouait le méchant de la troisième saison. J’avais vu ses essais et dit à Igor : “Prends-le !”, tellement il était exceptionnel. C’était le confinement, on a passé deux mois comme dans une colo, on jouait à la PlayStation ensemble entre les scènes…
Raphaël Quenard — Je me souviens d’une scène où je devais pointer avec un flingue ma maman – mon personnage était en état d’ébriété. Mes 1ères prises étaient un peu bancales… Jo m’a isolé sur le plateau, il m’a dit des trucs sur l’enjeu shakespearien de la scène. C’était la 1ère fois qu’un lead acteur m’aidait comme ça. Ça m’a marqué. Les tournages, c’est comme du football : c’est le bon centre qui permet la bonne reprise de volée, et on ne trouve pas toujours la symbiose qui permet que la synergie s’opère.
“On sent quand le mec a trouvé son flow. Après, il peut le décliner, mais ça se voit qu’il a trouvé sa musique à lui” Raphaël Quenard
Vous avez quelque chose en commun, c’est d’avoir trouvé votre persona d’acteur, une façon d’être et de jouer très caractéristique que vous pouvez moduler mais qui est très en place. Vous avez mis du temps à la sculpter ?
Jonathan Cohen — Moi, je suis plus âgé que Raf et j’ai pas mal bourlingué avant de me trouver. J’ai fait pendant dix ou quinze ans des petits puis des seconds rôles. J’ai mis un peu de temps à trouver des films qui me donnaient l’espace de développer un style qui m’était propre, de rencontrer des metteurs en scène qui réagissaient à ce que je proposais et m’encourageaient à en faire encore plus. Pendant les années où on ne me donnait pas la possibilité d’exister, je travaillais. Et, à moment donné, ça a pris forme.
Raphaël Quenard — Je vois ça chez des rappeurs. On sent quand le mec a trouvé son flow. Après, il peut le décliner, mais ça se voit qu’il a trouvé sa musique à lui. Marielle, Rochefort, Depardieu, à un moment donné, ils ont trouvé leur flow.
Jonathan Cohen — Oui, c’est ça. Ils peuvent jouer des choses très larges, mais il y a un noyau.
“Ça vient vraiment du plus profond de toi, Serge le mytho !” Raphaël Quenard
Jonathan, pour toi c’est Serge le mytho le moment où tu trouves ton flow ?
Jonathan Cohen — Oui, clairement. Je suis né avec Serge le mytho, même si j’avais dix ans de métier avant. C’est un personnage qui n’a pas été prémédité, il a jailli entre deux personnes sur un canapé. Personne ne pensait que ça durerait plus d’un épisode. Avec Orelsan et Gringe, on avait fait quarante minutes d’impro, on pleurait de rire. C’était fantastique de se sentir transcendé par un truc qui nous dépassait et qui nous portait. Kyan [Khojandi, le réalisateur] m’a appelé ensuite pour me dire : “En fait, on a fait quatre épisodes avec ton impro.” Il me les a envoyés, je ne me reconnaissais pas, je ne me souvenais de rien. Comme si j’avais trouvé ce personnage dans une transe.
Raphaël Quenard — Si ça a frappé fortement les gens, c’est parce que ce perso pour toi est tellement personnel qu’il devient universel. Ça vient vraiment du plus profond de toi, Serge le mytho ! [rires]
Jonathan Cohen — Oui, il vient vraiment de mon inconscient, de mon enfance, des gens que j’ai connus… Et, pour la 1ère fois, un metteur en scène m’a dit : “Tu fais ce que tu veux, je ne coupe pas.”
“C’est fou comme Quentin Dupieux est fort pour t’absorber” Jonathan Cohen
Quentin Dupieux, dans Yannick, te donne aussi beaucoup d’espace, Raphaël, mais il ne dit pas du tout “Fais ce que tu veux”, non ?
Raphaël Quenard — Ah, pas du tout ! Quentin écrit tout. Mais quand il écrit pour quelqu’un, il absorbe complètement son ADN.
Jonathan Cohen — Oui, c’est fou comme Quentin Dupieux est fort pour t’absorber. Dans Yannick, je sais que tu suis une partition hyper-précise, mais on croit tout le temps que tu es en impro…
On a l’impression que Quentin Dupieux est le réalisateur le plus désiré par les comédien·nes aujourd’hui en France…
Jonathan Cohen — Oui, tout le monde dans le métier frétille à l’idée de jouer dans un Dupieux. Il est à un endroit de cinéma qui est rarissime en France. Des réalisateurs qui ont un univers aussi marqué et aussi fort, il n’y en a pas beaucoup d’autres. C’est délectable en tant qu’acteur de se sentir vraiment chez quelqu’un et d’y bénéficier du statut d’invité.
Raphaël Quenard — Lui aussi il a vraiment trouvé son flow. Et il est extrêmement intransigeant. Entre le moment où jaillit le film en lui et celui où il rencontre le public, il y a très peu de filtres : pas de processus interminable de réécriture, d’interventions de plein d’intermédiaires… C’est très dur à imposer une telle liberté dans l’industrie du cinéma. Ça lui permet d’aller vite et de toucher très directement les spectateurs.
“Quentin [Dupieux] encourage toujours à jouer les scènes au 1er degré. Même lorsqu’elles sont absurdes” Raphaël Quenard
Les dernières scènes de Yannick touchent à une zone émotionnelle dans laquelle son cinéma ne s’était pas tellement aventuré jusque-là. As-tu le sentiment, Raphaël, de lui avoir inspiré ce registre ?
La scène a été tournée en deux prises, une large, une serrée. Quentin m’avait beaucoup répété que Yannick est un enfant, qu’il n’est pas réellement malveillant. Donc je l’ai joué comme ça. Mais Quentin encourage toujours à jouer les scènes au 1er degré. Même lorsqu’elles sont absurdes.
Jonathan Cohen (chemise Polo Ralph Lauren) © Thomas Chéné pour Les InrockuptiblesDaaaaaali !, le prochain film de Quentin Dupieux dans lequel Jonathan tu joues le rôle de Salvador Dalí – au même titre que Pio Marmaï, Pierre Niney, Édouard Baer ou Gilles Lellouche –, ça va ressembler à quoi ?
Alors là, il est parti très loin ! [rires] Le film est vraiment très barré. On est immergés dans le surréalisme de Dalí sans contrechamp extérieur, on est dans la psyché d’un artiste. C’est presque une pièce de musée. Mais le film n’ignore pas non plus le plan de l’émotion, notamment avec une figure de Dalí vieux… Mais je ne veux pas trop vous spoiler !
“C’est un sentiment exceptionnel d’être ‘chez soi’, c’est-à-dire de concevoir un univers et d’essayer de le faire partager à un public” Jonathan Cohen
Jonathan, tu disais que chez Dupieux tu te sens invité. Quand on voit La Flamme (série que tu as créée et réalisée) ou Sentinelle (que tu as produit), on a fortement le sentiment d’être chez toi. Au cœur de ton humour, de ton univers… Tu te sens plus à ton aise chez toi ou chez les autres ?
Ce qui est sûr, c’est que c’est un sentiment exceptionnel d’être “chez soi”, c’est-à-dire de concevoir un univers et d’essayer de le faire partager à un public. J’ai ressenti ça très fortement dans La Flamme et Le Flambeau. Et aussi dans Sentinelle, même si c’est un film d’Hugo Benamozig et David Caviglioli. Je me sens en affinité avec eux, je sais que je leur apporte quelque chose, même si ce sont vraiment des plumes et qu’ils n’ont pas besoin de moi. C’est vrai que je me sens dans mon univers quand je suis chez eux.
Mais, du coup, te sens-tu parfois à l’étroit quand tu n’as pas tout ce champ ?
Ça dépend des films. Récemment, j’ai eu la chance d’enchaîner les films de Quentin Dupieux, Cédric Kahn, Delépine et Kervern, Toledano et Nakache… Je me sens dans un moment très privilégié. Dans cette configuration, j’essaie de trouver ma place, de ne pas faire tache, de me glisser dans ces univers très constitués. Parfois, j’ai pu avoir l’impression que quelque chose dans le projet flottait un peu et j’ai pu être tenté de prendre les choses en main. Mais parce que j’avais le sentiment que c’était nécessaire.
Est-ce que tu as ce sentiment de prendre le pouvoir dans Énorme de Sophie Letourneur, par exemple ?
Ah non, pas du tout ! Sophie a une méthode très particulière. On improvise un milliard de trucs en répète, elle note tout. Puis elle écrit un texte de cinquante pages pour une scène et elle te donne vingt-quatre heures pour l’apprendre. [rires] Tu lui dis que ce n’est pas possible, et avec beaucoup de flegme, elle te répond : “Vous avez la journée, ça va…” Elle sait que ce n’est pas possible, alors elle nous souffle à l’oreille, elle nous dirige à fond. C’est sa méthode, qui part d’une très grande liberté pour aller vers un très grand contrôle.
Jonathan Cohen (chemise Polo Ralph Lauren) et Raphaël Quenard (cardigan Loewe, montre Cartier) © Thomas Chéné pour Les InrockuptiblesEst-ce que vous avez, l’un et l’autre, un intérêt fort pour le stand-up ?
Raphaël Quenard — Moi, je vais en voir beaucoup. J’adore Bill Burr [humoriste et acteur américain]. Mais j’aime aussi beaucoup Pierre Repp [humoriste français populaire des années 1960 à 1980], son côté beau diseur, son rapport inventif au langage…
Jonathan Cohen — Moi, c’est surtout du stand-up anglo-saxon. Dave Chappelle, Ricky Gervais… J’ai rematé son spectacle Humanity récemment…
Raphaël Quenard — C’est exceptionnel, Humanity ! C’est d’une force…
De façon comparable, avez-vous le sentiment au cinéma de tenir une scène ?
Raphaël Quenard — Non, ça n’a rien à voir je pense.
“Moi, mon idole absolue, c’est Édouard Baer, c’est l’un des plus grands acteurs français” Jonathan Cohen
Vous avez quand même tous les deux cette façon de faire basculer une scène dans un one-man-show. Vous tenez le bâton de parole et vous ne le lâchez pas.
Jonathan Cohen — Je vois ce que tu veux dire. Mais je dirais lui plus encore que moi ! [rires] Non mais c’est vrai ! Moi, mon idole absolue, c’est Édouard Baer, c’est l’un des plus grands acteurs français pour moi. Raphaël a ce talent pour créer du verbe, cette virtuosité folle à partir dans des laïus en roue libre et à retomber toujours sur ses pattes.
Toi, Raphaël, quelles sont tes idoles ?
Parmi les gens qui exercent un immense pouvoir de fascination sur moi, il y a Michael Shannon. Quand je le vois, je ravale ma salive, j’oublie que je suis un spectateur, j’ai même l’impression de cesser d’être humain. Je change d’état. Il me sidère dans Bug [de William Friedkin], Take Shelter [de Jeff Nichols], La Forme de l’eau [de Guillermo del Toro]… Même dans ses seconds rôles comme dans Les Noces rebelles [de Sam Mendes] ou 7 h 58 ce samedi-là [de Sidney Lumet], où il n’a que deux scènes, il mange tout.
“Une fois, j’ai passé un casting en anglais et on m’a arrêté en me disant ‘Euh… C’est quoi cet accent mi-pakistanais, mi-allemand ?’ !” Raphaël Quenard
Comment concilies-tu ton métier et ton accent, caractéristique de la région de Grenoble ? Est-ce que lors de castings on a pu te le reprocher ? Est-ce que dans tes cours de théâtre on t’a encouragé à le gommer ?
Mon accent, je ne l’entends pas. Mais les autres, oui. Encore plus en anglais, d’ailleurs. Une fois, j’ai passé un casting en anglais et on m’a arrêté au bout de deux phrases en me disant : “Euh… C’est quoi cet accent mi-pakistanais, mi-allemand !” [rires] Je sais qu’on a pu ne pas me choisir à cause de ça. Je ne vois pas le souci avec les accents. Fernandel, Yves Montand ont gardé leur accent…
Raphaël Quenard (teddy Saint Laurent) © Thomas Chéné pour Les InrockuptiblesD’autres l’ont effacé, puis l’ont repris à l’occasion d’un rôle… Daniel Auteuil, Jean-Pierre Darroussin…
Jean-Baptiste Durand, le réalisateur de Chien de la casse, m’a proposé de travailler avec un orthophoniste pour corriger ma façon de causer. Puis, finalement, il a réécrit le personnage pour qu’il soit originaire de Grenoble. Je sais qu’on ne peut pas faire ça pour tous les films.
Mais aujourd’hui, ce qui pouvait sembler un handicap est devenu ta force.
Jonathan Cohen — Oui, c’est clair qu’aujourd’hui c’est sa force. Quand j’étais sur le mixage de Sentinelle, j’ai remarqué sur une scène que quelque chose n’allait pas sur la voix de Raphaël. Je demande au mixeur pourquoi je ne ressentais plus rien et il me répond qu’il a un peu modulé ses graves. Je lui ai dit qu’il ne fallait surtout pas altérer la voix si particulière de Raf ! Sa vibration est unique. Il ne faut surtout pas toucher ce qui rend un acteur unique.
“Je considère que mon job, c’est de rendre le public heureux” Jonathan Cohen
Jonathan, depuis La Flamme, tu es devenu une figure très populaire. Est-ce que pour toi la popularité est la reconnaissance suprême ? Ou en cherches-tu d’autres ?
La popularité, ça se reçoit, ça nous échappe… Ce qui est merveilleux dans la popularité, c’est que les gens témoignent leur amour souvent, t’accostent pour te dire qu’ils ont adoré La Flamme. C’est un peu la reconnaissance ultime, parce que je considère que mon job, c’est de rendre le public heureux. Mais ce n’est pas très différent quand je tourne dans des films indés. Les réalisateurs les plus exigeants espèrent aussi toucher leur public. À leur niveau, Amanda de Mikhaël Hers ou Énorme de Sophie Letourneur l’ont d’ailleurs rencontré. Je pense par exemple qu’en ce moment ce doit être très fort pour Quentin Dupieux de voir que Yannick lui fait rencontrer un public plus large. Tout à coup, grâce à la rencontre d’un acteur, ou parce qu’il touche à des régions d’émotions un peu inhabituelles, ça s’ouvre. C’est la même chose pour Justine Triet avec Anatomie d’une chute… C’est une immense satisfaction, même pour le réalisateur le plus indé de chez indé, de toucher le cœur du public.
Quand tu conçois La Flamme ou Le Flambeau, qui partent d’un humour assez personnel, tu te poses la question d’inclure le plus grand monde ? Ou des gens, des décideurs se posent la question pour toi ?
En tout cas, je ne me pose pas du tout la question du “plus grand nombre” comme tu dis. Dans la room avec les auteurs, on se pose la question du spectateur. Ce n’est pas la même chose. On se dit : “Comment on va lui ‘péter la gueule’, comment le sidérer ? Cette vanne, on ne l’a pas trop entendue ? Elle n’est pas trop facile ?” Tant que je n’ai pas à l’oreille que je peux défendre cette vanne, on n’y va pas. Donc oui, on pense tout le temps à la réception, à comment on va cogner encore plus fort. Mais pas à être le plus consensuel possible.
“Je pense que dans une bande-annonce il vaut mieux créer un effet ‘What the fuck?’” Jonathan Cohen
Y a-t-il quand même dans l’industrie de la comédie en France des zones d’inertie et des formes de formatage contre lesquelles tu dois lutter ?
Jonathan Cohen — Oui, parfois. Mais je ne peux pas non plus en vouloir à ces gens-là. Chacun a son humour – un humour qui te semble à toi un peu basique est le max pour ton voisin. Je ne crois pas que des gens se disent : “Je vais servir de la soupe aux gens.” Je préfère penser que chacun est honnête avec sa vision, ses attentes et ses goûts.
Raphaël Quenard — Parfois le formatage peut intervenir à l’issue de la fabrication de l’objet. Dans la façon dont il est promu, vendu… L’œuvre est unique et savoureuse, mais la façon dont elle est présentée est rendue terne. J’aime beaucoup les créateurs qui gardent la main là-dessus.
Jonathan Cohen — Moi je suis présent aussi à toutes les étapes. Sur Sentinelle, j’avais à cœur, avec les auteurs, que le film ne ressemble pas à une comédie standard. Je pense de toute façon que dans une bande-annonce il vaut mieux créer un effet “What the fuck?”, que le spectateur se demande “C’est quoi ce délire ?” plutôt que de chercher à l’appâter en déflorant les scènes drôles du film. La vraie référence en marketing pour moi, c’est ce que fait Chabat pour La Personne aux deux personnes [de Nicolas Charlet et Bruno Lavaine, 2007]. Ça consistait à ne pas montrer d’images du film mais à communiquer sur un faux clip du personnage sur la chanson Flou de toi.
Raphaël Quenard — D’ailleurs, même quand récemment il a cherché à vendre la reprise de Mission Cléopâtre, il l’a fait de façon alternative, en marchant dans une pyramide avec une torche et en disant : “On a restauré un film qui…” Il ne cède la main sur rien. Chabat est très fort pour mettre de l’art partout.
Raphaël Quenard (cardigan Loewe, montre Cartier) et Jonathan Cohen (chemise Polo Ralph Lauren, montre Audemars Piguet) © Thomas Chéné pour Les InrockuptiblesJonathan, as-tu le sentiment que l’humour est une protection ? Que ne pas faire rire te rendrait plus vulnérable ?
Ah non, pas du tout.
“On a l’impression que les gens ont envie de voir Jonathan pleurer pendant une heure et demie pour voir s’il est capable de le faire” Raphaël Quenard
Et as-tu parfois l’envie de te déprendre de la comédie, comme Dujardin a pu le faire ?
Jonathan Cohen — Je ne le formule pas comme ça. C’est le film qui compte avant tout. Je n’ai pas envie en soi de faire du drame, mais j’adorerais en faire si je crois au projet.
Raphaël Quenard — C’est marrant, parce que Jonathan a un jeu très ample, il a fait des films où il explore des zones avec beaucoup de nuances. Mais on le voit toujours comme un acteur comique. Et, du coup, on a l’impression que les gens ont envie de le voir pleurer pendant une heure et demie pour voir s’il est capable de le faire. [rires]
“‘Uncut Gems’ des frères Safdie, j’étais en gainage devant ma télé, je n’arrivais pas à m’asseoir” Raphaël Quenard
Quel·les sont les cinéastes avec lesquel·les vous aimeriez tourner ? Dont vous êtes curieux de voir ce qu’ils ou elles pourraient tirer de vous ?
Jonathan Cohen — Katell Quillévéré. Justine Triet. Ce sont deux immenses cinéastes. J’adore les films de Katell, J’adore sa série sur NTM, Le Monde de demain. Je rêverais de faire partie d’un de leurs films.
Raphaël Quenard — Katell Quillévéré et Justine Triet bien sûr. Mais aussi Gaspar Noé. J’adorerais pouvoir jouer un personnage comme celui de Seul contre tous. J’aime aussi beaucoup les films de Stéphane Brizé. Le sommet du cinéma aujourd’hui pour moi, c’est les frères Safdie. Uncut Gems, j’étais en gainage devant ma télé, je n’arrivais pas à m’asseoir.
Jonathan Cohen — Uncut Gems, c’est une des plus grandes patates de cinéma que j’aie prises dans ma vie. On l’a vu pendant le Covid, ce qui nous rendait un peu fragile. Par moments, j’avais envie de dire “Stop” parce que le roller coaster émotionnel était trop fort.
On pourrait imaginer qu’un réalisateur fasse avec toi ce que les Safdie ont fait avec Adam Sandler. À savoir aller chercher son bagout et le déplacer, lui donner une profondeur tragique…
Jonathan Cohen — Mon rêve ! C’est mon rêve… [rires] Je crois en plus qu’il n’était pas l’acteur pressenti au départ. C’était Harvey Keitel je crois… Il apporte une dimension tragicomique folle, qu’ils ont su hyper-bien exploiter. Pour vous dire la vérité, quand j’ai vu Uncut Gems, je me suis dit : “Voilà un rôle que j’adorerais jouer.”
Raphaël Quenard — J’adore aussi des cinéastes iraniens : Saeed Roustaee, qui a fait Leila et ses frères, Asghar Farhadi…
Jonathan Cohen — Leila et ses frères, j’adore ! C’est de la tragédie grecque, c’est shakespearien, c’est énorme.
Judd Apatow a dit que pour faire une bonne comédie, il fallait écrire une tragédie et rajouter des gags ensuite…
Raphaël Quenard — Elle est magnifique cette phrase !
Jonathan Cohen — Il a raison. Il faut d’abord mettre en place des enjeux forts pour que le film ne soit pas une succession de petites blagues.
“Il y a des contraintes liées aux plateformes. Il faut que les enjeux pètent dès les 1ères minutes” Raphaël Quenard
Pensez-vous que Sentinelle aurait été financé de la même façon s’il avait été destiné à une exploitation en salle ou y a-t-il une économie propre aux plateformes ?
Jonathan Cohen — On a essayé de le monter en film de cinéma et, pour ne pas vous mentir, on n’avait que la moitié du budget. C’est la réalité. Le film devenait une course au casting, il fallait deux gros noms, trois gros noms, les auteurs ne voulaient pas ça… Quand une plateforme nous propose un budget conséquent avec des exigences moindres, on y va.
Raphaël Quenard — Après, ce n’est pas non plus la même écriture. Il y a des contraintes liées aux plateformes. Il faut que les enjeux pètent dès les 1ères minutes. Je me souviens que Michel Hazanavicius avait la possibilité de faire Coupez ! pour une plateforme, mais il a choisi de le faire au cinéma, parce que, au début, il y avait un long plan-séquence et que les plateformes ne trouvaient ça pas assez prenant.
Jonathan Cohen — Oui c’est vrai. Les cinq 1ères minutes sont décisives pour les films de plateformes. Il ne faut pas que les spectateurs décrochent.
Pensez-vous que les plateformes permettent une diversité du cinéma ou au contraire la menace ?
Jonathan Cohen — De base, on est des amoureux de la salle. On a envie de penser des projets pour le cinéma. Mais les plateformes permettent parfois des projets difficiles à monter au cinéma. Le crève-cœur pour Sentinelle, c’est de se dire qu’on ne verra pas les spectateurs rire dans une salle. Mais en ce moment le cinéma en salle se porte bien aussi, les exploitants se réjouissent…
Raphaël Quenard — On va peut-être vers une complémentarité et un équilibre.
Jonathan Cohen — Comme l’industrie de la musique, qui a retrouvé son rythme de croisière avec le streaming et su trouver une nouvelle économie qui est même plus rentable qu’avant.
Quand tu fais une émission de plateforme comme LOL: qui rit, sort !, est-ce que tu as le sentiment d’exercer ton métier d’acteur ?
Jonathan Cohen — Non, car je n’ai rien répété. J’avais vu les autres saisons, je savais qu’il fallait être le plus naturel possible. On avait la chance d’être une bande de copains invités ensemble. Donc on s’est amusés ensemble pendant trois jours. Mais tu es quand même lessivé à la fin.
“Je considère que Blanche [Gardin] dit ce qu’elle veut, qu’elle est libre de refuser la proposition, libre de dire pourquoi” Jonathan Cohen
La polémique sur vos rétributions, amplifiée par les déclarations de Blanche Gardin, comment l’as-tu vécue ?
Jonathan Cohen — Ce n’est évidemment pas une expérience très agréable. Mais je considère que Blanche dit ce qu’elle veut, qu’elle est libre de refuser la proposition, libre de dire pourquoi… Je n’ai aucun jugement là-dessus. Moi, je me réjouis de l’impact que cette émission a eu sur les gens. Beaucoup de spectateurs ont halluciné sur le génie comique de Pierre Niney. Quand il sort de nulle part son numéro sur Thomas Pesquet, on est quand même à un gros niveau d’entertainment, c’est à chialer tellement c’est drôle. Je suis très sensible aux formes très contemporaines de l’entertainment. Je fais aussi beaucoup de choses sur YouTube avec Squeezie, McFly et Carlito… Ce sont des gens qui ont à cœur – avec beaucoup de talent – d’amuser leur public.
Êtes-vous actifs sur les réseaux sociaux ? Jonathan, tu as plus d’un million d’abonné·es sur Instagram. Considères-tu les réseaux comme un outil de communication ou un espace de création ?
Jonathan Cohen — Pour moi, c’est un outil de communication. Je mets les bandes-annonces de mes films. Je ne saurais pas faire des petites vidéos drôles pour Insta, ce n’est pas mon truc. Et je n’ai pas non plus envie de communiquer sur ma vie privée. Les gens qui sont abonnés à mon compte Insta, si je n’ai pas d’actu, je comprendrais qu’ils se désabonnent parce qu’il ne se passe pas grand-chose.
Raphaël Quenard — J’ai la même vision que Jonathan. Je ne saurais pas faire des sketchs pour mes réseaux. Mes comptes sont professionnels et je préfère garder ma petite vie privée pour moi, qui reste une zone non défrichée.
Quand on vous demande des selfies, comme c’est arrivé plusieurs fois pendant cet entretien, c’est cool ou c’est relou ?
Jonathan Cohen — Moi, je ne les refuse jamais…
Raphaël Quenard — Ben oui, c’est ton public…
Jonathan Cohen — Déjà, ce n’est pas mon public ! Il ne m’appartient pas, il fait ce qu’il veut, il m’aime bien aujourd’hui, demain il ne m’aime plus… Les gens qui se font des illusions et croient qu’ils ont un public, c’est dangereux ! [rires]
Sentinelle d’Hugo Benamozig et David Caviglioli, avec Jonathan Cohen, Raphaël Quenard, Emmanuelle Bercot (Fr., 2023, 1 h 39). Sur Prime Video.
Une année difficile d’Éric Toledano et Olivier Nakache, avec Pio Marmaï, Jonathan Cohen, Mathieu Amalric, Noémie Merlant (Fr., 2023, 1 h 58). En salle le 18 octobre.
Yannick de Quentin Dupieux, avec Raphaël Quenard, Pio Marmaï, Blanche Gardin (Fr., 2023, 1 h 07). Toujours en salle.