Jorja Smith : “Je mesure ma chance”

Dans un noir et blanc façonné par la photographe britannique Liz Johnson Artur, Jorja Smith nous regarde droit dans les yeux. Un peu diva, un peu badass. Quelque part entre la mélancolie et le sourire. La pochette est à l’image de son second...

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Dans un noir et blanc façonné par la photographe britannique Liz Johnson Artur, Jorja Smith nous regarde droit dans les yeux. Un peu diva, un peu badass. Quelque part entre la mélancolie et le sourire. La pochette est à l’image de son second album, Falling or Flying, annoncé par le bien nommé EP Be Right Back, en 2021. La jeune star de la soul britannique a changé depuis la révélation fracassante de Lost & Found (2018), disque de platine en France. Et c’est précisément ce que expliquent ces seize nouvelles chansons, miroirs de ses humeurs, de ses espoirs et de ses déceptions, miroirs d’une société à la fois enthousiasmante et anxiogène.

Savamment réalisé par l’Anglo-Nigérian Richard Olowaranti Mbu Isong, alias P2J, et le duo féminin britannique DameDame, Falling or Flying se partage entre afrobeat, soul, jazz, drum’n’bass et folk. Après des hymnes dansants (Try Me, Little Things, Go Go Go) et groovy (Greatest Gift avec Lila Iké, Feelings avec J Hus), brillent des ballades intimistes (Try and Fit In, Broken Is the Man, Too Many Times…), où la chanteuse de 26 ans démontre toute son ampleur vocale, de soie et de velours.

C’est lors d’un passage express à Paris, dans la petite annexe recouverte de tapisseries vintage d’un hôtel parisien, qu’on la rencontre. C’est la fin de la journée, et Jorja se laisse porter par notre conversation, sans se brider non plus, sans chercher à se la jouer pro. Et avant de nous quitter, après une digression impromptue sur le signe des Gémeaux que nous avons en commun, elle nous serre longuement dans ses bras, avec la joie de celles et ceux qui ont réussi à se faire comprendre.

Falling or Flying est un disque qui mélange les styles musicaux, homogénéisé par ta voix convoquant Betty Davis ou Sade…

Jorja Smith — Sade, c’est un vrai modèle ! Pendant qu’on travaillait sur l’album, j’ai beaucoup regardé ses clips et ses performances. Elle a réussi à explorer tant de territoires, son timbre est céleste… Mais en réalité, tout ce que j’écoute est important, quels que soient le genre musical ou les origines de l’artiste, de Skepta à Amy Winehouse. Et je les garde en tête ! J’aime danser en rave ou pleurer sur une ballade romantique. J’adore les machines, les beats qui balancent, tout comme j’adore les vibrations de l’acoustique, difficile à maîtriser, mais tellement réjouissante…

Falling or Flying est-il un album cathartique ?

Mon 1er album était déjà thérapeutique et traitait de la réalisation de soi, totalement assumée ici. La musique me fait me sentir chez moi, ou me ramène en enfance, quand je jouais du piano et que mes parents m’encourageaient. Lorsque je chantais, cela pansait mes petits bobos de l’âme.

“Je renoue avec le calme, mes amis du passé, que j’échappe au bruit incessant. Et pas seulement celui de la grande ville”

Ton chant est encore plus affirmé que sur Lost & Found. C’est la preuve d’une maturité vocale, mais pas seulement…

Pourtant, je me suis engueulée si fort avec mes ex que j’aurais pu y perdre une corde vocale ! [sourire] Plus sérieusement, on peut causer de maturité lorsque j’ai réalisé que mes blessures psychiques étaient susceptibles d’impacter mon timbre. Donc j’ai tenté de m’en préserver. Je ne m’échauffe pas la voix tous les jours comme je le devrais, mais en studio, je prends mon temps face au micro. Et je chante sous ma douche : un entraînement bien plus sérieux qu’on ne le pense !

Annoncé dès le titre Falling or Flying, le disque explique ta volonté de trouver un équilibre…

Exactement, et je pense l’avoir trouvé en quittant Londres pour retourner chez moi, à Walsall, près de Birmingham. Ce qui me manquait, c’était ma maison. Il n’y a pas grand-chose à faire, mais qu’importe, je suis moins angoissée. Bon, je vis chez mes parents, je ne pourrai pas rester éternellement dans ces conditions. Mais pour l’instant, cela me va très bien. Les dernières années ont été remuantes, il fallait que je me recentre. Que je passe mon permis de conduire, pour pouvoir mettre de la musique très fort dans ma voiture en allant à la salle de gym. Que je renoue avec le calme, mes amis du passé, que j’échappe au bruit incessant. Et pas seulement celui de la grande ville.

C’est vrai que tes 1ers pas ont été très rapides, très médiatisés, voire oppressants…

Oui, c’est exactement le terme. Je ne peux pas me plaindre d’avoir percé si vite, je mesure ma chance quand tant d’artistes talentueux galèrent durant des années. Mais à l’époque, les gens n’ont pas réalisé que j’étais à peine majeure à la sortie des 1ers singles. J’étais encore une enfant, je n’avais pas les codes. Personne n’était là pour m’apprendre à me conduire impeccablement au sein de cette industrie.

J’ai stressé, perdu et repris du poids, je me suis enfermée, puis je suis beaucoup sortie, je parlais beaucoup puis plus du tout. Il a fallu commettre des erreurs pour en tirer des leçons constructives. C’est pourquoi rentrer à la maison était crucial, pour retrouver un cadre et réfléchir posément à tout ça. Je cherche toujours la manière dont je dois gérer les médias, mon statut, les réseaux sociaux où je suis nulle…

Mais jamais tu n’as pensé à changer de voie, sinon de carrière ?

Jamais ! Si je n’avais pas été chanteuse, qu’aurais-je pu faire d’autre ? La musique me donne l’impression de servir à quelque chose. Je me souviens de ma mère qui me fredonnait des berceuses le soir venu. Et aussi de moi, encore petite, écrivant ma 1ère chanson d’amour à un garçon… et la lui chantant ! La musique est indéniablement mon principal medium, que ce soit d’un point de vue passif ou actif. Elle me protège aussi, comme un écran, un bouclier ou un gros coussin derrière lequel on peut se cacher…

“Je n’aime pas spécialement enregistrer. Rien ne vaut l’instant présent de la performance, sur scène ou ailleurs”

Sans ce retour au bercail, Falling or Flying aurait-il vu le jour ?

Jamais de cette manière, en tout cas. Cet enregistrement a été magique. Sans doute parce que, en studio, nous formions une famille. Je me sens en confiance avec P2J, et travailler avec DameDame, deux amies de longue date également originaires de Walsall, était sécurisant et enthousiasmant. Cela fait du bien d’être entourée de femmes. Toutes les chansons sont nées spontanément, et une fois que l’on est arrivés à la fin du processus, on craignait que l’album ne tienne pas la route. Parce qu’après une 1ère moitié très entraînante, il laisse place à des ballades plus intimistes. Mais on ne voyait pas les choses autrement, et, ouf, l’album a volé de ses propres ailes…

Pochette de l’album © Liz Johnson Artur

Le studio, c’est devenu ton truc ?

Toujours pas ! Sur Falling or Flying, j’ai chanté et jammé, point. Je n’aime pas spécialement enregistrer. Rien ne vaut l’instant présent de la performance, sur scène ou ailleurs. Ma présence digitale n’est pas très efficace, en tout cas pas autant qu’elle le devrait. C’est pourquoi j’attends avec impatience mes concerts, car c’est sur scène que la connexion entre ma musique et mon public est la plus forte. Je pleure, je crie, je chuchote, on vibre tous ensemble… J’aimerais que mon prochain album soit enregistré live, même en studio. Je veux goûter à cette expérience.

Physiquement, tu te prépares comment à délivrer et recevoir tant d’émotions ?

Figure-toi que je suis totalement accro au sport ! Je nage, je fais du step, je cours, je pratique la boxe. Une journée sans m’entraîner dur ne peut être réussie : mes idées sont confuses, mon énergie n’est pas canalisée, je tourne en rond. J’ai besoin d’exutoires : mentalement et affectivement, ce que m’apporte la musique, et physiquement, grâce au sport. Donc, quand je pars en tournée, je suis ultra-préparée.

“Hors de question de m’éloigner de la réalité de mon vécu, de mes sentiments envers les autres”

Cet album est comme une fenêtre sur tes sentiments – plus encore qu’à tes débuts.

Je ne suis plus la même : notre mental et notre corps subissent bien des transformations durant la vingtaine. Cet album en est le témoin. Chaque titre s’apparente à l’entrée d’un journal intime : on entre au début d’une de mes journées, et la dernière note en est la fin… avant de passer au lendemain. Même s’il y a des morceaux, comme What If My Heart Beats Faster?, où je cause de moi en faisant semblant qu’il s’agit de quelqu’un d’autre…

Falling or Flying est une visite guidée de mon esprit, avec mes variations d’humeur, mes coups de cœur et mes coups de blues, ma colère et ma tendresse. J’essaie d’éviter les mauvaises vibrations, mais les phases très sombres que j’ai traversées transparaissent dans mes chansons… Hors de question de m’éloigner de la réalité de mon vécu, de mes sentiments envers les autres, en particulier dans un contexte amoureux.

Car causer de soi, c’est causer de l’autre aussi ?

Oui ! Quand j’écris pour moi ou sur moi, j’ai la sensation de m’exprimer au nom du monde entier. C’est ce qui me permet de ne pas me lasser de mes propres chansons, d’ailleurs. Même si, déjà, j’ai envie de passer au chapitre suivant. Que les gens apprécient ou non Falling or Flying.

Il y a quelques années, tu confiais que tu passais ta vie à dire pardon, pour tout et n’importe quoi. Est-ce encore le cas ?

Plus du tout ! Je me soucie moins du regard et de l’opinion des autres. Je ne m’excuse plus… en tout cas, plus autant. Car j’ai été bien élevée, tout de même !

Falling or Flying (FAMM/Because). Sortie le 29 septembre.