“Journal de Tûoa”, le film le plus parfaitement estival de Miguel Gomes

À partir de quoi et avec qui fait-on du cinéma ? Cette question, à fois candide et postmoderne, Miguel Gomes se la pose depuis ses 1ers films, qui ont la particularité d’être à la fois l’ébauche d’un projet et son total aboutissement. Pour...

“Journal de Tûoa”, le film le plus parfaitement estival de Miguel Gomes

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À partir de quoi et avec qui fait-on du cinéma ? Cette question, à fois candide et postmoderne, Miguel Gomes se la pose depuis ses 1ers films, qui ont la particularité d’être à la fois l’ébauche d’un projet et son total aboutissement. Pour parvenir à cet équilibre inouï, il a recours à plusieurs procédés qu’on retrouve dans Journal de Tûoa, son cinquième long métrage, coréalisé avec sa compagne, la cinéaste Maureen Fazendeiro.

Le plus évident de ces procédés est la mise en crise du film en tant qu’objet linéaire et homogène. Les œuvres de Gomes sont trouées de ruptures, de chapitres et de films dans le film. Dans Journal de Tûoa, cette mise en crise est double. Elle prend d’abord la forme d’une chronologie inversée, découpée en vingt-deux journées racontant le quotidien paisible d’une femme et de deux hommes qui passent ensemble leurs vacances d’été dans une vaste propriété.

La valeur cardinale du cinéma de Miguel Gomes : la porosité

Baignades, récolte de fruits, jeux de séduction et construction d’une volière à papillons rythment leurs journées. Après le 1er tiers du film, ce début de fiction s’effondre et l’on bascule dans une scène de making-of qui nous apprend que le tournage du film est perturbé par la potentielle contamination au Covid-19 d’un des comédiens. À partir de là, le film avance (ou recule, selon qu’on se place du point de vue du récit ou de sa narration) en remontant le fil du tournage de ce film confiné jusqu’à son 1er jour.

Un autre de ces procédés est la mise en crise du statut d’auteur. On se souvient de la géniale scène d’ouverture des Mille Et Une Nuits, où Miguel Gomes désertait son tournage en courant, poursuivi par son équipe.

Dans Journal de Tûoa, cela passe évidemment par la cosignature du film avec sa compagne, mais aussi par la formulation de ses doutes et une scène de démission temporaire de son rôle de coréalisateur : il doit accompagner Maureen à un rendez-vous médical en vue de son accouchement et laisse aux comédien·nes la liberté de tourner ce qu’il·elles veulent.

La valeur cardinale du cinéma de Miguel Gomes est la porosité ; porosité du film à son contexte social, en l’occurrence une épidémie mondiale, porosité de la fiction à sa propre fabrication et enfin porosité de l’auteur au collectif qui l’entoure, qui va des comédien·nes aux chiens qui gambadent sur le tournage, en passant par le preneur de son.

Une réactualisation de la distanciation brechtienne

Malgré la complexité de son projet, Journal de Tûoa se déploie avec une fluidité et une désinvolture déconcertantes. Si le film ne souffre jamais du possible didactisme de sa structure, c’est parce qu’il baigne dans la jouissance du sentiment de l’été. Ses rayons, sa sensualité et son insouciance irradient le film et en font un objet à la fois sensoriel et ludique, dont on ne s’extrait qu’à regret.

À l’aune de la pandémie, le terme de distanciation, physique ou sociale, est rentré dans le langage courant. Ce n’est pas un hasard si Journal de Tûoa est le 1er film d’auteur à intégrer le contexte épidémique que nous vivons et l’influence que cet impératif de distanciation a sur un tournage.

Avant d’être associé au Covid-19, le terme de distanciation est, dans les arts de la scène et pour le résumer grossièrement, ce principe brechtien qui rejette le pacte fictionnel, afin de faire prendre conscience au public de sa capacité à transformer son environnement. En cinq films, Miguel Gomes a réactualisé la distanciation brechtienne en en inventant une transposition cinématographique nouvelle, dotée d’une ambition esthétique et politique qui n’a pas d’égal dans le cinéma contemporain.   

Journal de Tûoa de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes, avec Carloto Cotta, Crista Alfaiate, João Nunes Monteiro (Port., 2021, 1 h 38). En salle le 14 juillet