Kanye West et Ty Dolla $ign à Paris :  le casse du siècle

Un dimanche soir sous la flotte. La rue de Bercy ressemble à la pochette de l’album Honest Labour de Space Afrika. Le rouge et le vert des feux tricolores se reflètent dans les flaques d’eau troublées par les pas pressés de la horde de jeunes...

Kanye West et Ty Dolla $ign à Paris :  le casse du siècle

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Un dimanche soir sous la flotte. La rue de Bercy ressemble à la pochette de l’album Honest Labour de Space Afrika. Le rouge et le vert des feux tricolores se reflètent dans les flaques d’eau troublées par les pas pressés de la horde de jeunes gens se dirigeant vers la salle de l’Accor Arena, qui affiche presque complet ce 25 février 2024.

Kanye West et Ty Dolla $ign y organisent une “écoute” de leur album commun Vultures 1 (2024), un événement annoncé une semaine plus tôt et vendu comme une “listening experience” pour des tarifs oscillants entre 90 et 200 euros. La veille et l’avant avant-veille (les 22 et 24), les Américains remplissaient déjà le Forum de Milan et l’Unipol Arena de Bologne avec la même formule.

Une arnaque ?

C’est quoi, une “listening experience” selon Kanye West ? Pour faire simple, il s’agit de la session d’écoute d’un disque à l’échelle d’un stade, dans l’écrin d’une scénographie minimaliste et en présence des artistes. Un truc “immersif”, soi-disant. Tout individu né avec un semblant de culture du live est susceptible de trouver cela aberrant, voire pire : nul et non avenu, à chier, complètement “bullshit experience”. En gros, une machine à faire du cash sur le dos de gogos extatiques capables de se foutre sur la paille pour écouter un disque déjà sorti et n’ayant comme seul horizon culturel que le terrain vague, boueux et crade, que sont les réseaux sociaux.

Un sentiment qui pourrait être d’autant plus accentué par la personnalité souvent sordide du citizen West qui, depuis qu’il se vautre dans la fange trumpiste et la rhétorique antisémite (et j’en passe), ne semble pourtant pas avoir perdu de son influence et de son aura – il s’est, certes, excusé auprès de la communauté juive en décembre dernier, excuses favorablement accueillies, bien qu’avec prudence, par l’Anti-Defamantion League (ADL), aux États-Unis. Excuses, encore une fois, qui ne l’empêche pas de signer quelques sorties pathétiques (“How I’m anti-Semitic? I just fucked a Jewish bitch”, rappe-t-il entre deux références neuneus à R. Kelly, esclavagiste sexuel notoire ou à Bill Cosby, reconnu coupable d’agression sexuelle et accusé par des dizaines de femmes d’être un violeur en série) sur ce dernier album généralement bien reçu par la critique pour la qualité de sa production et dont les ventes se portent comme un charme.

Prendre acte

Cela étant dit et martelé, Kanye West et Ty Dolla $ign n’ont jamais menti sur la marchandise. Il n’a jamais été question de concert et c’est sur la promesse unique d’une “expérience d’écoute” que les arenas dans lesquelles se sont produits les deux musiciens se sont remplies. C’est un fait, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main et qu’il convient de prendre au sérieux.

En quelques mots, voici comment s’est déroulée la soirée : À 20h30, les lumières de l’Accor Arena s’éteignent. Une douche de lumière surmontée d’un écran circulaire s’abat alors en plein milieu d’une fosse sans scène et expurgée de la présence du public, contenu dans les gradins. Une fumée épaisse envahit l’espace et puis rien d’autre pendant une heure. À 21h30, les deux musiciens débarquent, masqués avec en fond sonore le son de l’album tel que, tout droit sorti d’un laptop. Kanye est fringué comme un empereur (il porte une sorte de cape qui lui donne une allure de méchant de chez Marvel). Les voilà partis pour gesticuler comme des chauffeurs de salle pendant presque deux heures sous ce halo de lumière, sans micro et sans aucune prise de parole. Ils sont régulièrement rejoints par les plus grosses pointures du rap US actuellement disponibles sur le marché (Quavo, Rich the Kid) et même North West, la fille de Kanye, venue bouger ses bras et sauter partout sur TALKING.

À l’issue de l’écoute de l’album, Kanye West se lance dans une sorte de medley best of (Runaway, Can’t Tell Me Nothing, Fade, Black Skinhead). Là encore, le musicien se contente de courir partout et le public exulte. Il y a un truc grisant, c’est vrai. Aussi grisant qu’une fin de soirée quand tout le monde est bourré et qu’un type encore plus bourré que les autres s’empare de l’enceinte bluetooth pour passer des classiques générationnels qui font hurler la foule sans se soucier des enchaînements.

Les gens ont vu un concert

Dehors, je cause à deux kids de 20 ans qui ont vu ce soir Kanye West pour la 1ère fois. Pour eux, il n’y a pas de débat, c’était un vrai concert. Ils ne s’en remettent d’ailleurs pas. L’un d’eux m’explique avoir vraiment découvert Ye à l’époque de The Life of Pablo (2016), un album dont la sortie avait bénéficié elle aussi d’une session d’écoute, au Madison Square Garden, diffusée en simultanée dans les cinémas du monde entier – je m’en souviens, j’y étais (au cinoche). Depuis, Kanye “a sauvé” sa vie, me dit-il. Quand je lui demande s’il n’est pas déçu et en colère à cause des frasques nauséabondes de l’artiste, il ne tergiverse pas : il l’est, et condamne. J’en déduis qu’il préfère situer le musicien dans une zone grise, à la marge des réalités politiques du temps présent.

Je remarque par ailleurs une forte représentation de jeunes gens qui ne devaient pas avoir 5 ans quand est sorti The College Dropout (2004), le 1er album de West. D’autres artistes de sa génération, fondamentalement influents, ne bénéficient pas d’un tel renouvellement de leur public. Ce qui fait peut-être de Kanye West l’artiste le plus culturellement signifiant du siècle en cours encore aujourd’hui – pour le meilleur, mais aussi pour le pire.

Dans un autre registre, deux professionnels du live s’alarment de voir ce genre de format se généraliser en créant une sorte de précédent qui donnerait des idées à des promoteurs prêts à tout pour se faire du blé sans trop se décarcasser. J’abonde. Deux choses, néanmoins. La 1ère – il me semble que les artistes capables d’un tel coup de poker ne sont pas légion (je mets de côté la k-pop, véritable industrie du braquage de portefeuille d’ado). La deuxième – il existe un mouvement de fond que je trouve tout aussi inquiétant pour le secteur du live : celui de la forte représentation d’artistes débarquant sur les scènes des festivals du monde entier, sans musiciens, et qui usent et abusent du playback. Dans un contexte d’inflation et d’envol du prix des cachets, on a le droit de penser que le public est trop souvent pris pour un pigeon – à noter que certaines esthétiques se prêtent à ce genre de minimalisme, c’est un autre sujet. Ce dimanche, on a vu cette logique poussée à l’extrême. Voilà qui est presque moins faux-cul.

La performance de Kanye West et Ty Dolla $ign ce dimanche peut paraître cynique et opportuniste, mais n’est pas si éloignée que cela d’un concert de Drake, finalement. Il faut bien comprendre que ces types viennent du pays des megachurches, où des dizaines de milliers de personnes se rassemblent pour vibrer au rythme des sermons d’un prédicateur charismatique dont la seule présence peut provoquer des apoplexies dans l’audience. À ce titre, la mise en scène de cette “écoute” a eu à un moment sur moi des effets de sidération et de fascination, pas au point de me faire perdre tout repère critique, mais suffisamment pour me donner le sentiment d’avoir assisté à une séquence d’une puissance inquiétante, qui explique quelque chose de la réalité apocalyptique du capitalisme en 2024.

C’est pour cela qu’il faut scruter West et sa clique, ils sont les messagers de la tentation du pire jusque dans les tréfonds de leur musique, aussi sombre que l’avenir qui nous attend.

Album : Vultures 1 (YZY)