Kara Jackson, la nouvelle voix du blues
Nous sommes le 27 juillet 2023 et, la veille, Sinéad O’Connor est morte. Tournent partout, depuis au moins douze heures, les images du clip de Nothing Compares 2 U mettant en scène l’Irlandaise avec ses faux airs de Winona Ryder et ce regard...
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Nous sommes le 27 juillet 2023 et, la veille, Sinéad O’Connor est morte. Tournent partout, depuis au moins douze heures, les images du clip de Nothing Compares 2 U mettant en scène l’Irlandaise avec ses faux airs de Winona Ryder et ce regard brisé qui nous fixe avant de laisser échapper quelques larmes.
Dans le même temps, une autre séquence-clé de la vie de la chanteuse devient virale : en 1992, Sinéad est sur le plateau du show télé new-yorkais Saturday Night Live et déchire une photo du pape Jean-Paul II à l’issue de sa performance, les yeux rivés sur l’objectif de la caméra, accompagnant son geste d’un “fight the real enemy” vengeur à l’encontre d’une Église catholique complaisante avec les pédocriminels. Ce coup d’éclat punk et blasphématoire lui vaudra en son temps un torrent de menaces et d’insultes indignes, pétochardes et conservatrices. C’était le sort réservé aux femmes qui l’ouvraient trop et qui n’avaient pas la dégaine de Claudia Schiffer dans les années 1990.
Hommage à une aînée
Kara Jackson, 23 ans cette année, est loin d’être née quand Sinéad risque sa carrière et sa santé mentale à la télévision américaine pour dénoncer l’insupportable, et pourtant, ce 27 juillet 2023, elle décide de lui rendre hommage sur Instagram comme on salue une aînée précurseure qui, à force de se mettre en danger, contre vents et marées et jusqu’à en perdre la boule, a contribué à défoncer des portes pour les générations suivantes.
Pochette de “Why Does the Earth Give Us People to Love?”Depuis sa banlieue de Chicago, la jeune Afro-Américaine qui a sorti au printemps Why Does the Earth Give Us People to Love?, un 1er album sur la pochette duquel elle s’affiche toisant l’auditeur·rice d’un regard fier et intimidant, nous explique : “Sinéad représente la femme artiste qui ose et reste fidèle à sa vérité et à ses croyances. Elle a obligé le monde à prendre en compte les choses telles qu’elles sont et a fait bouger les lignes pour les femmes de cette industrie. Pour quelqu’un comme moi, qui a à cœur de dire sa propre vérité et ce qu’elle a en tête, ça compte.”
Une enfance choyée
Sinéad et Kara n’ont pas beaucoup plus en commun, si ce n’est cette façon frontale de regarder le monde et d’en restituer sous forme de mots un portrait, disons, brut. Cette dernière a grandi au sein d’une famille aimante et éclairée, dans la petite ville de Oak Park, en banlieue de Chicago, dans l’Illinois. Une suburb à part, nous explique-t-elle, notamment parce que ce coin verdoyant de l’Amérique des pavillons s’est construit sur l’idéal de faire cohabiter les classes moyennes blanches et noires et dans un souci de mixité. “Integrated”, comme on dit là-bas, c’est-à-dire anti-ségrégationniste.
“Ce n’est pas quelque chose de banal aux États-Unis. Je crois savoir qu’en France les minorités vivent en banlieue. Ici, c’est plutôt les familles blanches qui s’y installent. Oak Park a été intentionnellement aménagée selon des principes antidiscriminatoires, c’est un endroit privilégié, où il y a une grande diversité et beaucoup d’opportunités”, précise-t-elle.
“Mes parents ont mis un point d’honneur à ce que je voie des Noirs nager, faire du tennis ou jouer à l’Opéra.”
Voilà donc une jeune femme qui a fait ses armes de poétesse et musicienne dans un contexte propice à son épanouissement artistique et intellectuel. Chez elle, ses parents l’initient très tôt à la pratique des instruments. Avant l’âge de 10 ans, elle prend des leçons de piano, puis se met à la guitare pour accompagner son frangin qui remixe des génériques de cartoons, entre autres jam sessions. “Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours écrit de la poésie et fait de la musique. J’ai grandi avec une conscience aiguë de ma propre culture. Poètes, musiciens, danseurs : mes parents ont mis un point d’honneur à ce que je voie des Noirs nager, faire du tennis ou jouer à l’Opéra. Je n’ai jamais eu l’impression que quoi que ce soit m’était inaccessible, et c’est quelque chose que je tiens de mon père et de ma mère.”
L’écriture comme épiphanie
La poésie aura été son 1er terrain d’expression. En 2019, elle devient même récipiendaire du prestigieux National Youth Poet Laureate, un prix fondé pour récompenser les kids maniant la langue et les mots avec talent et dont la 1ère lauréate, en 2017, fut Amanda Gorman, jeune poétesse devenue mondialement célèbre après la récitation d’une de ses œuvres lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden en 2021.
Derrière son écran, Kara fait un signe de la main pour dire que ça commence à remonter, cette histoire de prix littéraire. Le temps passe vite quand on a le cul entre l’adolescence et la vie d’adulte, et puis, de toute façon, elle n’en fait pas tout un foin de cette récompense – ou feint de s’en foutre, peut-être, pour ne pas qu’on l’y ramène sans cesse : “Quand j’étais à l’école primaire, j’écrivais des sortes de chansons un peu au hasard, qui ressemblaient à des poèmes étranges. Je m’assurais qu’elles aient un message et qu’elles soient écrites dans une belle langue. Néanmoins, il a fallu attendre mes années teenager avant de prendre vraiment la poésie au sérieux et de me considérer poétesse. C’est le moment où j’ai rejoint le club de spoken word de ma ville. D’ailleurs, tu savais que le spoken word a été inventé à Chicago ?
L’adolescence est un moment intéressant de la vie, parce que tu jettes des choses dans l’instant, selon ton sentiment du moment. Beaucoup de mes poèmes d’alors parlaient du fait d’arriver à m’autoriser à m’exprimer sur les épreuves que je traversais, et j’ai vite compris que la poésie pouvait être un outil pour penser ma relation avec les autres et avec moi-même.
“Je m’efforce d’être une voix qui résonne auprès de celles qui me ressemblent et qui se battent ou se retrouvent dans cette expérience aujourd’hui.”
Surtout, j’ai compris que j’étais engagée dans des structures et des systèmes qui dépassaient ma seule personne. Je voyais les autres user de leur langage pour aller au-delà de leur simple existence et faire de leur récit personnel et des détails de celui-ci une façon de s’engager dans un récit collectif. L’individuel peut s’entendre à une plus large échelle. Quand j’ai pris conscience de cela, ça a résonné en moi de façon très puissante. Je ne sais pas si j’aurais pu traverser l’enfance, puis l’adolescence, puis mes 1ers pas dans l’âge adulte si je n’avais pas trouvé chez d’autres artistes, et en particulier chez des femmes, la confirmation que je ne suis pas la 1ère personne à ressentir des sentiments que je ne m’expliquais pas jusqu’alors. D’un côté, tu te rends compte que tu n’es pas si spéciale, mais de l’autre tu sais que tu n’es pas seule.
Mon expérience d’être une femme noire en Amérique ne peut pas être détachée de ces récits. Et, à mon tour, je m’efforce d’être une voix qui résonne auprès de celles qui me ressemblent et qui se battent ou se retrouvent dans cette expérience aujourd’hui. C’est important d’avoir des femmes autrices, compositrices qui puissent articuler ce récit.”
“La poésie, c’est la vie distillée”
L’écriture de Kara Jackson n’est pas pour autant “universelle”, selon elle : “Je ne crois pas à ça, déjà parce que j’ai une identité qui n’est pas universelle, justement.” Implacable, comme ses textes, qui ne s’embarrassent pas de faux-semblants ou de tournures qui viseraient à nous faire oublier nos existences tragiques, même si elle use de la métaphore et autres figures de style, mais toujours de façon très directe, comme pour enfoncer le clou.
Un truc qu’elle tient de poétesses telles que Patricia Smith ou Gwendolyn Brooks, décédée dans le South Side chicagoen en 2000 à l’âge de 83 ans : “Elle avait le chic pour écrire sur ce qu’il se passe sous ton nez, poursuit-elle. Gwendolyn a été une figure formatrice pour moi quand j’ai commencé à écrire. En fait, mon école portait son nom et, de façon assez ironique, c’est grâce à elle que j’ai fini par faire de la poésie. Selon ses propres termes, la poésie, c’est la vie distillée. Se saisir de moments très spécifiques de la vie de tous les jours et les offrir au monde à travers l’écriture est une pratique importante. Je dirais que je me situe dans la filiation de son travail.”
Nous y voilà : la question de la filiation. C’est une piste à suivre essentielle en Amérique, surtout que les chansons de Kara, qui semblent dire qu’à seulement 23 ans elle a déjà vécu la vie de Bob Dylan, oscillent dans un spectre très Americana selon un triptyque blues-country-folk. La mort, le deuil, la condition bassement humaine avec ses miroirs aux alouettes (“Some people roll dice to be recognized/Some people snort lines to be recognized/Lotta people gon’ die to be recognized” – “Certains lancent les dés pour être reconnus, certains se font une ligne pour être reconnus/Beaucoup de gens vont mourir pour être reconnus”, récite-t-elle en ouverture du disque) : la musicienne explique ces petites histoires, qui sont en réalité le grand récit des États-Unis colporté par le blues et la musique country. “On pourrait trouver bizarre qu’une jeune Noire fasse ce genre de musique en 2023, alors que les 1ers à jouer cette musique étaient noirs”, souligne-t-elle, ironiquement.
“Je suis imprégnée de la culture du Sud”
La morgue dans l’âme, avec ce ton à la fois moqueur quand elle épingle son ex sur Dickhead Blues et distancié quand elle évoque la tragi-comédie des histoires banales de la vie américaine, Jackson retourne aux racines du genre dans un mouvement inverse des bluesmen ayant quitté le delta du Mississippi pour la grouillante et électrifiée Chicago. Si elle a grandi dans l’Illinois, elle n’a jamais coupé avec la petite localité de Dawson, en Géorgie, dans le Sud rural. Là où a grandi son père et où elle a entendu mille histoires vociférées par des locaux gouailleurs et baroques.
“Je suis imprégnée par la culture du Sud ; enfant, j’y ai passé toutes mes vacances. J’ai entendu les histoires de mes proches, une famille très drôle et très amusante. Ils avaient toujours de très bons souvenirs à expliquer. Je crois que c’est de là que vient mon intérêt pour les mots. J’entendais ces noms de gens que je n’ai jamais connus, des gens morts bien avant que je ne vienne au monde. J’avais pourtant l’impression de les avoir toujours connus à travers ces histoires. Je suis fascinée par la capacité des histoires à faire entrer dans les mémoires, et pour toujours, des individus, et ainsi rallonger leur existence grâce aux mots et à l’invocation de leur nom. Mon anxiété s’est atténuée quand j’ai compris que, grâce aux mots, on pouvait prouver que ces vies ont bien été vécues.” Kara écrit ainsi une nouvelle page de l’histoire populaire des États-Unis.
Why Does the Earth Give Us People to Love? (Kara Jackson/September Recordings Limited). En concert à l’Arte Concert Festival, Gaîté Lyrique, Paris, le 4 novembre et au Pitchfork Music Festival, Paris, le 10 novembre.