Kenneth Anger, le mage noir du cinéma (1927-2023)
Neuf courts-métrages (1) et un livre auront suffi à faire de Kenneth Anger une figure majeure de l’histoire du cinéma. Et pour cause, chacun d’entre eux est un diamant dont l’éclat n’a cessé de briller au cours des décennies, que ce soit au...
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Neuf courts-métrages (1) et un livre auront suffi à faire de Kenneth Anger une figure majeure de l’histoire du cinéma. Et pour cause, chacun d’entre eux est un diamant dont l’éclat n’a cessé de briller au cours des décennies, que ce soit au cinéma en particulier ou dans la culture visuelle en général. Avec Kenneth Anger, le cinéma d’avant-garde n’a peut-être jamais aussi bien porté son nom, tant son œuvre s’est située aux avants postes de la création artistique, préfigurant de nombreuses formes visuelles (le vidéoclip, le camp et le kitsch, l’imagerie gay, le psychédélisme).
Fétichisme, sadomasochisme, onirisme
À seulement vingt ans, Anger réalise Fireworks. Si l’extrême précocité du cinéaste est sidérante, le film l’est tout autant. Avec ce fantasme sadomasochiste et fétichiste, dans lequel un homme (joué par Anger lui-même) se fait torturer par une bande de marins lubriques, Anger fait fi de toutes les conventions du cinéma narratif : les images semblent directement émaner du subconscient du cinéaste, rappelant ainsi le cinéma onirique des surréalistes ou de Maya Deren. Réalisée en 1947, cette décharge poétique et homoérotique va à l’encontre de toutes les normes sociales en vigueur (comme pour bon nombre de ses films, Anger sera accusé d’obscénité par la censure) et marque un tournant dans la représentation de l’homosexualité. Anger creusera de nouveau ce sillon en 1961 avec Scorpio Rising, dans lequel il détourne la figure virile du biker, popularisée par Marlon Brando, pour la transformer en une icône gay fétichisée. La marque laissée par Anger sur l’imagerie gay est indélébile, et de nombreuses images ultérieures portent en elles le souvenir de ses films (de Mapplethorpe à Fassbinder et jusqu’à Patrice Chiha).
Mais c’est dès sa présentation au Festival du film maudit de Biarritz de 1949 que Fireworks suscite beaucoup d’admiration, notamment de la part de Jean Cocteau, qui écrit une lettre au tout jeune cinéaste. Naît alors une profonde affinité artistique entre Anger et la France : il s’y installe, devient le protégé de Cocteau, rencontre le dessinateur sulfureux Jean Boullet et travaille à la Cinémathèque d’Henri Langlois, qui lui dévoile le montage de Que Viva Mexico d’Eisenstein.
Mythologie hollywoodienne
Lors de ses années passées à Paris, Anger écrit quelques articles pour les Cahiers du Cinéma, qui donneront ensuite lieu à la publication de son sulfureux Hollywood Babylon. Anger y détaille les affaires sordides qui ont impliqué les stars hollywoodiennes (à base de meurtres, de violences conjugales, de drogue et de viol), annonçant ainsi toute la tradition de la presse à scandale.
Loin d’être anecdotique, cette fascination pour Hollywood irrigue son œuvre et trouverait sa scène primitive dans l’enfance du cinéaste. Fils d’une costumière, il explique avoir été figurant pour l’adaptation hollywoodienne du Songe d’une nuit d’été par William Dieterle et Max Reinhardt en 1935. Ébloui par l’opulence de ce tournage, la richesse de ses décors et de ses costumes, Anger découvre le cinéma à travers ce choc perceptif originel. Que ce soit dans Puce Moment (1949) ou Inauguration of the Pleasure Dome (1954), on retrouve cet attrait pour l’artifice et le glamour hollywoodien dans une forme camp avant l’heure (Susan Sontag conceptualise cette notion en 1964). Mais au lieu d’être diluée dans une forme narrative, toute cette exubérance est concentrée dans un même plan, comme pour la transfigurer en une décharge visuelle fulgurante. En ce sens, sa prédilection pour la forme courte n’est pas anodine. Avec une maîtrise inouïe de la surimpression, Anger veut comprimer ses images dans une unité minimale afin de produire une intensité visuelle maximale (une logique inverse à celle de l’autre pape du cinéma underground, Andy Warhol, qui étire la durée de ses plans).
Des films comme des incantations occultes
En 1967, Anger publie une annonce sur une page entière du Village Voice et proclame : “In Memoriam. Kenneth Anger. Filmmaker 1947–1967.” S’il est mort en tant que cinéaste, c’est qu’il est devenu un mage : ses courts-métrages ne sont plus des films, mais des incantations occultes. Passionné par Aleister Crowley depuis sa jeunesse, il conçoit dorénavant ses films comme des invocations de Lucifer et réalise deux de ses plus beaux films aux titres éloquents : Invocation of my Demon Brother et Lucifer Rising. Il s’agit peut-être des deux films les plus narratifs du cinéaste, dans le sens où ils mettent en scène une invocation démoniaque. Mais cette “narration” n’a pas grand chose à voir avec sa signification traditionnelle : elle consiste moins en un agencement rationnel d’actions construisant un récit, qu’en une sédimentation d’états physiques produits chez le spectateur qui le conduisent progressivement vers une apparition hallucinée et insaisissable d’une figure démoniaque.
Dans Invocation of my Demon Brother, Anger se filme lui-même en plein rituel sataniste. Peu à peu, le film est comme gagné par les sortilèges du mage noir : les surimpressions se multiplient et convoquent un torrent de symboles hétéroclites (indiens, égyptiens, satanistes, nazis…). Ceux-ci n’appellent pas à un déchiffrement ou une interprétation déterminée, mais apparaissent plutôt comme de pures puissances évocatrices visant à solliciter une forme d’inconscient collectif. Accompagnées par une musique répétitive et hypnotisante composée par Mick Jagger, ce flot d’images nous fait progressivement perdre pied et s’apparente à un véritable trip psychédélique. Une figure démoniaque triomphante finit par apparaître, tandis qu’un panneau nous indique : “Zap you’re pregnant – That’s Witchcraft.” Il se pourrait bien qu’en l’espace de dix minutes, Kenneth Anger ait réussi à nous mettre en contact avec le diable. Lucifer Rising (1980) poursuivra ensuite cette voie, en représentant l’avènement de l’Éon d’Horus, tel que prophétisé par Crowley. S’il met un terme au Magick Lantern Cycle d’Anger, il vient également clore une décennie de cinéma psychédélique, amorcée en 1969 par Easy Rider de Dennis Hopper.
Une trajectoire absolument singulière
En près d’un siècle d’existence, le parcours de Kenneth Anger dessine une trajectoire absolument singulière, qui semble contenir en elle-même plusieurs vies. SI l’exubérance provocante du personnage fascine, elle lui vaudra aussi de nombreuses disputes avec ses collaborateurs et amis (une parmi d’autres : Anger était un ami de Jimmy Page, le guitariste de Led Zeppelin et ira jusqu’à l’aider à exorciser une maison aux bords du Loch Ness, mais il finira, quelques années plus tard, par le menacer de lui “jeter un sort à la Kenneth Anger”.) Plus encore que sa vie, son oeuvre est marquée par des ruptures et des renouvellements permanents et nous confronte aujourd’hui à plusieurs paradoxes. Aucun autre cinéaste underground n’aura marqué de manière si profonde l’ensemble de la culture avec une filmographie aussi resserrée (pour citer quelques exemples récents de son influence artistique, citons la pochette de Blitz d’Étienne Daho inspirée par Scorpio Rising, ou encore Babylon de Damien Chazelle). Enfin, si certains de ses films s’ancrent profondément dans leurs époques, son cinéma n’a étonnamment pris aucune ride. C’est peut-être que la magie de Kenneth Anger puise dans les puissances archaïques et primitives de l’image (déjà, Rabbit’s Moon renvoyait à Georges Méliès), permettant à ses films-diamants de briller de manière éclatante à travers les âges.
(1) Anger a réalisé davantage de films, mais le coeur de son oeuvre réunit neuf films réunis sous le titre de Magick Lantern Cycle.