Kenneth Anger vu par Olivier Assayas : “La pratique du cinéma est dangereuse”
Comment avez-vous découvert le cinéma de Kenneth Anger ? Olivier Assayas – C’est une longue histoire. Adolescent, je m’intéressais beaucoup au cinéma expérimental, sous ses diverses formes ; à la fois le cinéma d’Anger, Warhol, Brakhage. Les...
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Comment avez-vous découvert le cinéma de Kenneth Anger ?
Olivier Assayas – C’est une longue histoire. Adolescent, je m’intéressais beaucoup au cinéma expérimental, sous ses diverses formes ; à la fois le cinéma d’Anger, Warhol, Brakhage. Les films se montraient dans des circuits marginaux, il n’y avait aucune sortie officielle ou commerciale. J’ai donc vu le travail d’Anger. Il m’a impressionné et marqué mais au fond, je ne comprenais pas sa portée. Plus tard, les films ont été disponibles en VHS, je les ai donc revus. Cette redécouverte à ce moment-là, dans les années 1990, a été pour moi très importante et déterminante. Elle m’a ouvert les yeux sur ce que son cinéma a d’unique et d’extraordinaire.
Qu’a-t-il de si unique dans l’histoire du cinéma ?
D’abord, Anger fait le lien entre le cinéma contemporain et le cinéma muet. Je considère Anger comme le dernier témoin et vestige du cinéma muet. J’ai toujours pensé que le cinéma muet avait quelque chose de plus que le cinéma parlant : un certain rapport au mystère et à l’énigme à l’époque où le cinéma provoquait encore une sorte d’émerveillement magique, très élémentaire, évident et direct.
L’imagination visuelle des artistes du muet, et d’Anger, était antérieure à la prolifération des images, dans le sens où les artistes du muet n’étaient pas influencés par le cinéma qui les précède (il y en avait pas), mais plutôt par la peinture et surtout par la poésie symboliste. D’une certaine manière, Anger s’est emparé de cette idée très jeune et n’a fait que la développer et l’accroître, œuvre après œuvre, en se plaçant à un endroit où aucun autre cinéaste ne se plaçait.
Ensuite, il y a cette idée paradoxale qu’il n’était pas un cinéaste, qu’il n’appartenait pas à l’histoire du cinéma ou qu’il était la totalité du cinéma, à sa manière. Car avant d’être cinéaste, il est un mage. À l’époque de mon livre, on relativisait cette idée en l’associant au pittoresque, mais en réalité, il s’agit d’une question pertinente.
Méliès pratiquait une sorte de magie blanche, avec ses films comme des attractions foraines ou de prestidigitateur, alors que chez Anger, c’est la magie noire qui est en jeu. Il a lui-même participé à des cultes, à des ordres maçonniques liés au satanisme. Il se considérait comme un membre à part entière de cette histoire-là, qui était elle-même marquée par le symbolisme français ou anglais (avec l’influence d’Aleister Crowley). Il y a cette idée que la cérémonie était magique et avait à voir avec l’invocation du démon, de Lucifer, le “porteur de la lumière”, qui est une figure centrale de la magie noire et du cinéma d’Anger.
Son œuvre trouve son accomplissement avec Lucifer Rising, où il ne s’agit plus que de la question du rituel magique et de l’invocation de Lucifer. C’est parce que Lucifer Rising est une telle réussite, un film extraordinaire au sens littéral du terme, qu’Anger ne peut plus faire de film après lui. Il fait quelques essais, mais son œuvre est close. Il l’avait lui-même annoncé dans une page achetée dans le Village Voice, le magazine new-yorkais de la contre-culture : il n’est plus cinéaste mais il est, définitivement et sans retour, un mage.
“Peu d’artistes ont entendu le message d’Anger, qui constitue pourtant le cœur sombre et invisible du cinéma.”
Comment ce rapport à la magie se traduit-il dans l’esthétique d’Anger ?
L’enjeu de la magie noire, c’est le mélange des essences. Anger superpose des images, comme en chimie on mélange les substances, pour obtenir quelque chose qui a à voir avec l’alchimie ou la transmutation. C’est pourquoi Anger est un maître dans l’utilisation de la surimpression. Aujourd’hui, tout le monde la pratique, c’est extrêmement facile, mais elle était un acte artistique fort chez Anger. Dans ses doubles ou quadruples superpositions, il crée des assemblages comme en chimie. Ce sont des forces différentes qui se conjuguent dans une même image.
Il a construit une œuvre essentielle qui ne comporte que des courts métrages, car tout tient à la concision. En ce sens, on peut le comparer à Anton Webern dans la musique classique. Ce qu’Anger rappelle constamment, c’est que la pratique du cinéma est dangereuse : le cinéaste est comme l’apprenti sorcier qui mélange des substances instables, qu’il ne contrôle jamais vraiment. Il doit faire preuve d’une exigence absolue dans sa pratique pour qu’elle ne se retourne pas contre lui. Peu d’artistes ont entendu le message d’Anger, qui constitue pourtant le cœur sombre et invisible du cinéma. C’est en cela qu’il est unique et l’un des plus grands cinéastes de l’histoire.
Comment comprendre la résonance de l’œuvre d’Anger dans l’histoire du cinéma ?
On peut le rapprocher d’Andy Warhol. Warhol prenait des modèles et décidait d’en faire des superstars. Il disait d’une certaine manière : “Si untel porte en lui un magnétisme qui me fascine, alors il est une superstar, car je décide qu’il l’est. Je regarde non pas ce que je projette sur lui, mais plutôt, j’essaie de prendre à cet individu l’essence de ce qu’il porte en lui.” Il y a un pont entre Warhol et Anger : les superstars de Warhol viennent directement des adeptes d’Anger.
Anger n’a jamais utilisé d’acteurs mais des êtres et le mystère de ces êtres. Cette invention d’Anger, clarifiée et prolongée par Warhol, est essentielle dans le cinéma des années 1970. Fassbinder, comme Warhol, décide qu’Hanna Schygulla est une star. Même Almodóvar est très inspiré par ce milieu underground à ses débuts. C’est sur cette question de l’acteur que l’œuvre d’Anger résonne dans la totalité du cinéma : quand on filme un acteur, on ne filme pas quelqu’un qui doit incarner le rôle tel qu’on l’a écrit dans un scénario schématique voire approximatif, mais on filme la nature magique d’un être, ce qui est invisible et va au-delà des apparences.
“On gagnerait beaucoup à comprendre les interactions entre cinéma expérimental et narratif”
Lorsque vous publiez votre essai Éloge de Kenneth Anger en 1999, quelle est la place d’Anger dans la cinéphilie ? Est-il déjà reconnu ou plutôt déconsidéré ?
Mon rapport à la cinéphilie et à l’histoire du cinéma transite par mon expérience aux Cahiers du cinéma, où j’ai écrit dans une autre vie pendant quelques années. On ne parlait pas beaucoup de Warhol, ni d’Anger, qui était considéré comme trop baroque et artificiel. Il n’appartenait pas aux canons de la Nouvelle Vague. Mais auprès des gens qui s’intéressaient au cinéma expérimental, il avait une aura indiscutable. Pour ma génération, il fait le lien avec les Rolling Stones (il a même été financé par Mick Jagger) et connaissait bien Jimmy Page, qui s’intéressait aussi à la magie noire. Il faisait donc ce lien entre l’underground un peu dark et le cinéma.
Ce qui m’a beaucoup frustré, c’est la façon dont la cinéphilie historique considère le cinéma expérimental, comme s’il ne communiquait pas avec le cinéma traditionnel. Or, je pense l’inverse. Le cinéma expérimental est le laboratoire du cinéma et on gagnerait beaucoup à comprendre les interactions entre cinéma expérimental et narratif. Ils ne sont pas opposés l’un à l’autre, mais complémentaires. La France est très franco-centrique et voit très bien la cartographie de la Nouvelle Vague, mais elle comprend moins bien que simultanément, voire avant, il y a eu une autre Nouvelle Vague, celle de Warhol, Mekas, Cassavetes. Elle n’est pas moins importante du simple fait qu’elle ait eu lieu dans le pays qui avait le cinéma le plus puissant au monde. Ces cinéastes se sont confrontés à l’industrie et ont affirmé vouloir faire autre chose. Ils étaient dans le ventre de la bête et ont réinventé le cinéma de façon puissante et profonde.
Dans la préface de votre ouvrage, vous expliquez que votre essai s’inscrit dans une sorte de trilogie avec Irma Vep et votre documentaire sur Hou Hsiao-hsien. Quelle importance a-t-il eu dans votre parcours personnel ?
Oui, c’était à un moment où j’avais l’impression d’avoir fait le tour, où j’avais besoin de me réinventer différemment. Avec le recul, je me suis rendu compte que j’ai consécutivement réalisé Irma Vep, une réflexion sur le cinéma et la magie, écrit mon essai sur Anger et fait le documentaire sur Hou Hsiao-hsien. C’est une étape charnière dans mon travail et dans ma vie. Avec cette réflexion autour d’Anger et de Hou Hsiao-hsien, j’ai réfléchi à mon propre rapport aux acteurs et aux actrices, à Maggie Cheung en particulier, et j’ai pu revenir progressivement au cinéma de fiction, mais d’une nouvelle manière.
Est-ce que les images d’Anger ont directement infusé dans votre cinéma ?
Je lui rends un hommage explicite et littéral dans la série Irma Vep, et je crois que c’est la seule fois où une chaîne de production américaine aura produit des images à la gloire d’Anger. Le petit film expérimental qui clôt le film Irma Vep est un hommage au cinéma expérimental, à Anger en 1er, mais aussi à des figures comme Isidore Isou. C’est en voyant Traité de bave et d’éternité que j’ai pris conscience de la puissance du grattage sur pellicule, qui était très sous-estimée. Il y avait cette violence que je retrouvais dans le punk rock, avec les distorsions des guitares de Thurston Moore chez Sonic Youth.
Verriez-vous aujourd’hui des cinéastes directement héritiers d’Anger ?
Des gens comme Bertrand Mandico ou Gaspar Noé ont vu les films d’Anger et en ont retenu quelque chose. Mais la question est peut-être plus profonde. Il incarne quelque chose d’indépassable, comme si on voulait aller au-delà de Salò de Pasolini. Mais c’est impossible, toute tentative de transgression paraît faible ou dépourvue de pertinence face à Salò. Et d’une certaine manière, Anger a exploré des territoires que personne d’autre n’a explorés. Ses images peuvent avoir une postérité, mais pour être Anger, il faut aussi se laisser imprégner par la magie noire.
Moi, je me suis éloigné de cette logique, d’abord parce que je ne voulais pas piétiner sur ce que j’avais déjà fait, mais aussi parce que je considérais que le contact avec ce qu’il y a d’authentiquement dangereux et de risqué ne me convenait plus. Et ce n’est peut-être pas reproductible, il faudrait être à la fois mage et cinéaste et personne n’a sauté le pas, il est le seul à l’avoir fait. À ce titre, l’annonce de sa mort en tant que cinéaste est l’un des actes les plus radicaux de l’histoire du cinéma.
Propos recueillis le 25 mai 2023.