Kokoroko : “Il y a cette idée de se projeter dans le passé et dans le futur, et de tisser des liens”

La musique peut-elle changer le monde ? “Certainement !”, répondront les plus optimistes (ou les plus naïf·ves). Quand la ballade légère comme la brise Abusey Junction de Kokoroko a progressivement envahi les ondes au cours de l’année 2018,...

Kokoroko : “Il y a cette idée de se projeter dans le passé et dans le futur, et de tisser des liens”

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La musique peut-elle changer le monde ? “Certainement !”, répondront les plus optimistes (ou les plus naïf·ves). Quand la ballade légère comme la brise Abusey Junction de Kokoroko a progressivement envahi les ondes au cours de l’année 2018, on y a cru. Un titre fleuve qui consiste en un solo de guitare mémorable en ouverture, qui traverse en flot continu le morceau au gré de digressions maîtrisées. Le tout sur une route cotonneuse pavée par de percussions régulières et de cuivres prenant la parole de façon intempestive comme dans une conversation incantatoire. La promesse d’un monde plus doux. 

Abusey Junction compte aujourd’hui des centaines de millions d’écoute toutes plateformes confondues. Un succès colossal pour une pièce de cet acabit, positionnée en ultime position de la compilation We Out Here (2018), curatée par le label du digger Gilles Peterson Brownswood Recordings et sur laquelle figure la fine fleur du jazz made in UK (dont l’immense Shabaka Hutchings et le quintet Ezra Collective). De passage à Paris en mai dernier, Sheila Maurice-Grey, trompettiste et co-fondatrice de l’octuor londonien aux côtés du percussionniste Onome Edgeworth, et la saxophoniste Cassie Kinoshi se souviennent du basculement que la sortie de ce morceau a provoqué pour Kokoroko : “On s’est senti chanceux. Pour un groupe ou un musicien, avoir l’opportunité de voir l’un de ses morceaux exploser comme ça, c’est exceptionnel. Mais on avait aussi à cœur de dire qu’il y avait chez nous plus à découvrir. Tous les morceaux écrits depuis sont très différents”, nous rencarde Sheila. “C’était agréable de voir à quel point il a résonné chez les gens, ça nous a surtout poussé à aller de l’avant pour faire que le reste résonne de la même manière chez eux”, poursuit Cassie. 

Pan African Music

Même si Sheila rappelle que leur reprise du Colonial Mentality de Fela Kuti avait fait, dès 2016, elle aussi son petit effet (une version mise en boîte au London Jazz festival et documenté dans la compilation JazznewbloodALIVE), c’est bien sur la foi d’Abusey Junction que le groupe a pu ratisser les scènes du monde entier. Sheila : “L’intérêt des gens pour cette cover me fait dire qu’on aurait beaucoup tourné malgré tout, mais peut-être pas dans les mêmes proportions”. Croisé dans les loges d’une salle de concert après un show dans le nord des Pays-Bas en 2019, Onome évoquait déjà les débuts du groupe lors d’un séjour au Kenya, visiblement motivés par le besoin de remettre la musique noire au cœur des préoccupations d’une jeunesse londonienne issue de la diaspora afro-caribéenne : “La famille de Sheila est originaire du Sierra Leone et la mienne du Nigéria. On voulait faire de l’afrobeat, en se disant qu’il y avait peu de groupes au Royaume-Uni qui jouaient de la musique pour des jeunes gens qui nous ressemblent. Quand on est rentré à Londres, Sheila a commencé à rassembler autour d’elle des musiciens pour monter Kokoroko”. À ce titre, la reprise de Fela, père de l’afrobeat – genre qui aura connu au cours des années 2010, à l’instar du highlife au Ghana et au Nigéria, un regain d’intérêt notable – ferait presque figure d’acte politique. 

Tous les membres du groupe ont grandi dans le vivier londonien et tous ont une formation musicale qui n’est pas nécessairement jazz, précise Sheila, mais dont les bases se sont construites sur la pratique de la musique improvisée. Affirmer leurs origines londoniennes est primordial, celles-ci expliquant le melting pot d’influences qui animent Kokoroko aussi bien sur scène qu’en studio : “c’est un mélange qui fonctionne parce que les racines de notre musique sont noires, relate Cassie. On a tous grandi à Londres, mais on est tous originaires de différentes parties du continent africain : on met toutes nos influences dans un pot et on obtient quelque chose de nouveau. Après tout, c’est comme ça que sont apparus le jazz, le funk, le disco ou l’afrobeat”. Sheila : “Sans le funk, l’afrobeat n’aurait pas existé”. 

Mentalité de communauté 

Flingué au highlife du musicien Ebo Taylor, à la musique de Fela, influencé par le compositeur britannique et sierra-léonais Samuel Coleridge-Taylor autant que par le jazzman Ornette Coleman, les jeunes gens modernes de Kokoroko ne sont pas un cas isolé dans le Royaume-Uni disloqué de l’avant-Brexit, l’outre-Manche ayant vu s’épanouir une scène jazz aventureuse et parfois décriée pour oser casser quelques codes. C’est dans ce contexte que le groupe sort un 1er quatre titres en 2019, KOKOROKO, avant de repartir en tournée et de commencer à plancher sur un format plus long, largement testé sur scène : “On ne voulait pas dévoiler trop de morceaux jusqu’à la sortie de l’album, mais juste ce qu’il faut pour ne pas s’en lasser, précise Cassie. Nos concerts ont beaucoup évolué en l’espace de trois ans, on a fait notamment pas mal de reprises de nos influences, et pas que de l’afrobeat, mais aussi du funk, de la Motown”. Sheila : “On a élevé nos standards et notre répertoire s’est étoffé. L’enregistrement de l’album a dû être envisagé différemment à cause du Covid-19, mais la plupart des titres ont été composés avant cette période et très rapidement testés sur scène. On a ainsi pu vérifier l’impact qu’ils pouvaient avoir sur le public et le processus d’enregistrement a évolué en fonction de cela”

La musique de la bande à Sheila ne relève pas pour autant du pastiche ou de la redite, mais d’un bouillonnement créatif incessant au sein d’un groupe de huit personnes toutes partie prenante. Lors de notre conversation, le mot workshop s’est invité à plusieurs reprises pour évoquer la mise en boîte au long cours de Could We Be More, le 1er album de Kokoroko sorti cet été : “Il y a eu beaucoup de discussions, beaucoup d’échanges, il fallait que chacun des membres du groupe soit au diapason du voyage que l’enregistrement d’un tel album représente”, précise Cassie. “Ce n’est pas tant le concept qui compte ici, mais plutôt comment l’album sonne et ce qu’il représente pour nous, poursuit Sheila. Chacun d’entre nous y a contribué, c’était comme apprendre à se connaître de nouveau”. 

Space is not the place

Constitué de quinze titres, dont quatre interludes, Could We be More convoque un large spectre des musiques afro-caribéennes. Impossible de coller une étiquette précise à la musique de Kokoroko. Prenez Something’s Going On et son clin d’œil appuyé à Marvin Gaye : entre soul, funk et jazz psychédélique, notre cœur balance. Le titre figurerait en bonne place sur la compilation Soul of a Nation (2017), documentant quelques perles jazz underground et street funk seventies, éditée par le label Soul Jazz. Et que dire de ce War Dance échappé d’un film de blaxploitation, avec son intro que l’on croirait piqué à Bobby Womack ou Isaac Hayes, qui vire à la démonstration de force percussive, surmontée de cuivres surpuissants ? 

L’album de Kokoroko est donc hanté. Il est surtout balayé par un souffle rare et porteur de messages. Could We be More explique des choses en prise avec le temps et l’Histoire, l’ici, maintenant, tout de suite et l’ailleurs : Tojo relate la vie du lion d’un roi d’Éthiopie, Interlude capte la ferveur d’une manifestation au Nigéria après une fusillade meurtrière, quand Dide O, qui fonctionne en binôme avec le plus acoustique Home, ravive les souvenirs d’enfance du guitariste Tobi Adenaike avec, en filigrane, des questionnements autour de la notion de foyer quand on est issu de la diaspora. Un thème autrefois abordé sous l’angle de la science-fiction par des types comme Sun Ra : “Lui ne faisait pas dans la science-fiction, puisqu’il croyait vraiment venir d’une autre planète, précise Cassie. Mais il y a effectivement chez Kokoroko cette idée de se projeter dans le passé et dans le futur et de tisser des liens entre tout cela. S’échapper d’une certaine forme de réalité, faire un pas de côté, imaginer des mondes nouveaux. Quelque chose de l’ordre de l’utopie”

Could we be more ? Yes we can. 

Album : Could We be More (Brownswood Recordings)