La "cancel culture" traite le symptôme et non la maladie - BLOG
CANCEL CULTURE - Faut-il laisser mourir Blanche-Neige? C’est ce qu’ont suggéré deux journalistes américaines début mai, après avoir vu une représentation du fameux conte à Disneyland, dont il fallait changer la conclusion, car le baiser pourtant...
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CANCEL CULTURE - Faut-il laisser mourir Blanche-Neige? C’est ce qu’ont suggéré deux journalistes américaines début mai, après avoir vu une représentation du fameux conte à Disneyland, dont il fallait changer la conclusion, car le baiser pourtant salutaire du prince, imposé à une femme endormie, s’apparentait à une agression sexuelle. Cette contestation s’inscrit dans le sillage de la cancel culture qui veut “annuler” les représentations offensantes, en particulier à l’égard des minorités, partant du postulat qu’en s’encastrant dans des archétypes déjà imprimés aux esprits par les religions, l’art, la hiérarchie sociale, la langue elle-même, ces représentations actualisaient une vision du monde dévalorisant des populations qu’il devient alors sinon normal du moins compréhensible de maltraiter.
À l’autre bout du spectre politique, on dénonce une “police de la pensée” qui, en effaçant de la culture la moindre trace de sexisme, de racisme, d’homophobie, de classement, affaiblirait par là même l’esprit critique dont la culture est le terreau.
Culture du viol ou viol de la culture?
Il faut d’abord rappeler le principe de la censure selon lequel la signification entraîne l’intention: en prenant connaissance d’un texte, d’un discours, d’une image, nous serions influencés dans nos jugements, nos désirs, et finalement nos actes. De même que les mots produisent des idées, les idées produiraient des volontés. De fait, si la signification renvoie au monde, le mot “table” désignant l’objet table par exemple, certains mots contiennent aussi des jugements: nègre, salope, pédé, youpin, etc. Dans ce cas, le mot renvoie à la fois à une chose ou une personne, mais aussi à une hiérarchie dégradante, comme si le mot contenait, en plus de sa référence objective, un discours implicite. Ce qui est vrai pour les mots l’est a fortiori pour les œuvres: Madame Bovary (1857), qui semblait sinon légitimer l’adultère du moins valoriser la volupté, fut attaqué pour “outrage à la morale publique”. De même, le film Tueurs Nés (1994) fut accusé d’encourager la violence, en particulier à la suite d’une tuerie commise par des jeunes qui l’avaient regardé en boucle avant de passer à l’acte. Des accusations semblables ont visé des jeux vidéo ultra-violents comme GTA ou Call of Duty. L’argument est simple: la signification de l’œuvre entraînerait la volonté de l’esprit.
C’est pourquoi, plus radicaux encore, des penseurs comme Platon ou Rousseau condamnèrent l’activité théâtrale elle-même, dont la puissance imaginaire, selon eux, corrompait la morale publique par “séduction du vice”. Du mot dégradant au théâtre vicieux, les signes produiraient du réel. La cancel culture affirme ainsi que les représentations dégradantes s’imposeraient à la pensée pour déboucher sur des crimes que la répression judiciaire serait impuissante à juguler, puisqu’elle fonctionnerait à contre-courant des mentalités.
Or on peut considérer que c’est la pensée qui produit le signe, et non l’inverse, le racisme qui donne un sens péjoratif à “nègre”, et non le mot “nègre” qui crée le racisme. Preuve en est que le mot “nègre” était neutre avant que son usage dépréciatif conduise à son remplacement par Noir, remplacé à son tour pour les mêmes raisons par Black, puis Kebla, etc. Plus généralement la vulgarité descend de l’usage et non d’une qualité intrinsèque. On peut dire une horreur avec de jolis mots (“la France se délite” pour: “il y a trop d’Arabes”), employer des mots racistes pour rire (Coluche) ou pour les critiquer (ainsi la professeure canadienne qui a été suspendue en septembre 2020 pour avoir critiqué —et donc employé— le mot “nègre” en cours).
Traiter le symptôme et non la maladie
Interdire des mots, des expressions, des représentations, des symboles, parce qu’ils véhiculeraient une idéologie toxique, c’est vouloir traiter le symptôme et non la maladie, et rendre plus difficile le traitement d’une maladie qu’on ne perçoit plus. Pour citer Desprogres, “il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que jouer au Scrabble avec Klaus Barbie.” La véritable question est moins celle des signes comme causes des pensées que de l’institution comme cause des comportements. Contextualiser certaines œuvres datées (Tintin au Congo, Mein Kampf, publié en juin par Fayard avec un appareil critique de 2 800 notes), développer le sens critique des jeunes à l’école, équilibrer les débats médiatiques, en particulier quand on invite des polémistes, assurer un contrôle efficace sur les réseaux sociaux, voilà des mesures concrètes qui changeront les mentalités. C’est l’intelligence qu’il faut conforter collectivement, et non les mauvaises pensées qu’il faut annuler et qui, sous la pression censoriale, s’aiguiseront sans disparaître. Comme l’écrit Baudelaire, qui a aussi connu les tribunaux pour ses Fleurs du mal, “C’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.”
Cette inversion causale entre la chose et le mot, l’intention et le sens, renvoie en réalité à l’ambivalence de la culture elle-même, à la fois accusée de pervertir une nature supposément bonne (pas de sexisme, de racisme, d’homophobie ou d’antisémitisme dans la nature), à la fois célébrée comme une source d’émancipation de pulsions naturelles qu’elle nous apprend à décrypter et à contrôler.
Faut-il se protéger de la nature par la culture, ou de la culture par l’annulation?
Est-ce la nature qui doit être entravée par la culture, la pulsion sexuelle contenue par l’interdit du viol, le besoin de sécurité adouci par la condamnation de la xénophobie, ou au contraire la culture qui doit être rectifiée quand elle réduit les femmes à une condition inférieure, et dévalorise systématiquement les autres cultures? Faut-il se protéger de la nature par la culture, ou de la culture par l’annulation?
Car n’oublions pas que le personnage le plus redoutable n’est pas le prince qui veut embrasser, mais la marâtre qui veut tuer. La censure idéologique, en dénonçant le vice d’un récit implicitement misogyne, ne doit pas masquer la vertu d’un conte explicitement moral. L’oppression de la culture ne doit pas conduire à l’illusion d’une nature paradisiaque sous-jacente. La nature n’est ni bonne ni mauvaise, seule la culture lui donne un sens, précisément par la multiplicité des visions du monde qui la composent et parmi lesquelles le progrès implique qu’on fasse le tri, en critiquant celles qui abaissent et en prolongeant celles qui élèvent.
Et c’est sans doute en déplaçant le débat de la confrontation des systèmes de valeurs à une réflexion sur “la valeur de nos valeurs” que nous pourrons renouer le dialogue, et sauver Blanche-Neige et de la marâtre, et du molesteur.
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