La Cinémathèque française met à l’honneur Jacques Rivette, plus moderne que jamais
Il y a quelques semaines s’est jouée à Paris, à l’Odéon, une pièce, Le Passé, d’après un amalgame de textes de Léonid Andreïev, mis en scène à la façon d’une série de déferlantes par Julien Gosselin. Il s’agissait de jouer une pièce de dos...
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Il y a quelques semaines s’est jouée à Paris, à l’Odéon, une pièce, Le Passé, d’après un amalgame de textes de Léonid Andreïev, mis en scène à la façon d’une série de déferlantes par Julien Gosselin.
Il s’agissait de jouer une pièce de dos : le décor est renversé, les acteurs jouent, mais pas pour nous, qui les espionnons presque, alors qu’une ou deux caméras enregistrent en direct et rediffusent la scène frontale, dans un différé infime, invisible à l’œil nu, sur un écran de cinéma posé par dessus le décor. Certain·es spectateur·trices râlaient comme des poux (“Je suis pas venu là pour voir un film, okay ?!”), d’autres se mettaient à réfléchir (à toute vitesse, car Le Passé va vite et se change sans cesse, défaisant ses propres propositions), et quelques-uns ont soudain songé à Jaques Rivette.
Rivette célébré
De Jaques Rivette, justement, il va s’agir jusqu’au 13 février à la Cinémathèque (quel est cette étrange monde où on arrête la veille de la Saint-Valentin la rétrospective d’un cinéaste ayant filmé plus intensément que tout le monde l’amour fou ? Et qu’on ne nous réponde pas que le 14 tombe un lundi, jour de fermeture : ça n’est pas une raison !).
Cette même Cinémathèque où Rivette a fait ses classes, lorsque jeune cinéphile il quitte Rouen à 20 ans, en 1949, pour rejoindre Paris et se mettre dès lors en situation de voir tout le cinéma, absolument tout, de le réfléchir dans toute sa polarité. Et trouver le courage, cet autre nom que l’on donne à la contagion quand une même fièvre – celle de vouloir faire des films – se met à prendre tous ceux qui vous entourent.
Truffaut, Chabrol, Godard, Rohmer s’étaient tous mis à la réalisation ; Rivette tardait. Il était, de toute la Nouvelle Vague, celui qui avait vu le plus de films, en avait tiré plus d’idées, dont quelques sentences dont il faudra encore se souvenir : “Tout film est un documentaire sur son propre tournage”, par exemple. Une phrase comme ça, écrite non pas après avoir tourné (il n‘avait encore rien fait) mais devant un film pharaonique de Howard Hawks : il faut en avoir, de l’intelligence de vue, pour extraire de la machine quelque chose qui ressemble exactement à l’essence de la machine, sans que rien de la mécanique de la machine ne vienne en écraser la vérité.
De la bande des quatre, il était le quatrième sinon le cinquième, et le 1er cinéaste de la Nouvelle Vague qui ne rencontra pas le grand public : Paris nous appartient (immédiatement sous-titré Paris n’appartient à personne) est le 1er film de la jeune vague à porter sur lui l’ombre hantée du désaveu populaire, la malédiction devenue hebdomadaire du cinéma moderne.
Dialogue avec le théâtre
Nous, on sait depuis longtemps qu’il n’a cessé de trouver, entre 1960 et 2009, son public : les Rivettiens se reconnaissent à mille lieues. Ils ressemblent comme deux gouttes d‘eau à des cinéphiles espions. On ne comprend rien quand ils causent, ils n’aiment rien de ce qui est publicitaire ou bruyant, ils opèrent en bande la nuit, ils fonctionnent par mots de passe, et transforment une ville en jeu de l’oie. Ils se font de leurs petits mystères tout un théâtre.
En cela, Rivette aurait pu faire des films un peu figés, burlesques de maladresse. Il a au contraire tiré de cet art du secret et de ce goût pour l’énigmatique quelque chose d’une grandeur infinie et contre laquelle on ne peut lutter : leur charme opère en plein et les films peuvent être revus cent fois sans que jamais ils ne s’épuisent. Ils ont le temps pour eux.
C’est que Rivette, le plus cinéphile d’entre tous, était en permanent dialogue virtuel avec le théâtre, la musique contemporaine, le free jazz, et même la télévision. C’est dire s’il s’est confronté avec une idée élastique, plastique, du temps, une durée pure que le cinéma prend en charge à sa façon, particulière, indicielle, pas si simple. Il s’en est lui-même amusé : là où un cinéaste classique, Léo McCarey ou Lubitsch par exemple, avait besoin d’une heure et demie pour boucler une histoire, il lui faut, cinéaste moderne, trois heures (la durée de presque tous ses films), cinq heures quinze (L’Amour fou) voire douze heures (l’expérience Out 1).
“Au théâtre, on joue. Au cinéma, on a joué.”
C’est là, on y revient, la raison pour laquelle on s’est remis à penser à Rivette devant Le Passé de Gosselin. Sans doute parce qu’autrefois, on avait utilisé à son propos une phrase attribuée à Louis Jouvet, grand acteur de théâtre, qui aimait poser cette distinction : “Au théâtre, on joue. Au cinéma, on a joué.”
Le cinéma de Rivette s’est plu à entendre et à tordre cette distinction. C’est le cœur de sa modernité. Oui, le cinéma a toujours un temps de retard sur le théâtre ; il ne sera jamais ce live, il ne sera jamais du présent pur, et il en porte la mélancolie (ainsi L’Amour par terre, Va savoir ou le fantastique La Bande des quatre, chef-d’œuvre savoureux). Pourtant, le cinéma est plus complexe, plus malin aussi. Il peut mentir, oublier, trouer son récit, bref inventer une machine que le théâtre cherche désespérément et qui ne lui est jamais donnée : le hors champ.
Hors champ de l’acte ou du crime que l’on ne filme pas (le tableau de La Belle Noiseuse que l’on ne verra pas), hors champ du mot que le personnage lit mais ne répète pas, hors champ d’une rue dans laquelle on ne peut pénétrer et c’est tout le champ qui s’en trouve changé, dangereux, poivré, parasité, piégé (Le Pont du Nord). Rivette a fait des films qui ne cessaient de dialoguer avec la présence du théâtre, ne cessant d’opérer des va-et-vient entre la scène telle qu’elle se joue et ce fameux hors champ qui décide de tout.
Rivette n’a cessé de dessiner des cercles (dans Céline et Julie vont en bateau, dans Duelle, dans Le Pont du Nord), pourtant il a toujours cherché une issue de secours du côté de la performance : le vivant et l’improvisation au monde enfermé qui nous encercle. En gros, notre vie depuis bientôt deux ans.
Après tout, c’est chez Rivette, en la personne de Bulle Ogier dans le film le plus fantasque et cool as fuck des années 1980, Le Pont du Nord, que l’on s’est vu représenté·es : à travers cette femme qui ne peut plus entrer dans une cabine téléphonique, tout comme aller à l’hôtel, parce qu’elle sort de prison et que quatre murs, ce sont déjà quatre planches de trop. En face d’elle, sa fille (dans la vie, pas dans le scénario), Pascale Ogier, qui fait du nunchaku contre des dragons invisibles et qui trace en mobylette dans Paris en fonction des différentes statues. Le Pont du Nord est un manga post pandémique.
Post-pandémique aussi le besoin du collectif, mais sans que Rivette, grand solitaire, n’en écarte les dangers. L’Amour fou est ce chef-d’œuvre blessé où l’énergie créative d’une troupe de théâtre abandonne à sa folie une femme amoureuse et résolument solitaire. L’Amour fou est un film qui ne va pas bien, et en cela il ressemble à pas mal d’entre nous depuis deux ans. Mais autour de lui, il y a tous ces films qui se sauvent ou se réinventent par la bande, le collectif, dans lesquels s’organisent autour d’un motif futile des échanges essentiels, sibyllins (La Bande des quatre, Haut bas fragile), dans lesquels le récit s’engendre sur une rencontre (Merry Go Round) quand ce ne sont pas des bonbons que l’on avale pour délirer une histoire (Céline et Julie vont en bateau).
Un réalisateur féministe ?
Il est de bon ton de se dire que Rivette est le cinéaste de la sororité à l’œuvre, et à ce titre il se place, dans sa façon de filmer le féminin, en dehors de toute la Nouvelle Vague, qui n’a que trop souvent regardé les femmes soit comme des muses, soit comme des proies (à ce titre, Rivette a toujours été l’anti-Rohmer, même si la critique n’a jamais cessé de vouloir les entrecroiser).
Rivette, lui, place les femmes au centre, en nombre, toujours dans la décision du chemin à prendre. Les grandes actrices rivettiennes, Bulle Ogier, Juliet Berto, Marie-France Pisier, Anna Karina, Jane Birkin, Sandrine Bonnaire, Jeanne Balibar, Emmanuelle Béart, sont par leur force de proposition des planètes autour desquelles s’organise la mise en scène, qui toujours les regarde s’emparer du plateau et de la narration.
Encore faut-il savoir de quelle représentation de la sororité il s’agit. Rivette n’a dessiné qu’en pointillé une communauté de femmes extraites du monde, tournant le dos aux hommes. Si ce projet existe dans son cinéma, c’est avant tout via Céline et Julie et Duelle. Cette idée radicale de la sororité trouve son prolongement ailleurs, chez des cinéastes amis de Rivette : Werner Schroeter (surtout avec Willow Springs), la Marguerite Duras de Nathalie Granger ou Détruire, dit-elle, ou encore le Fassbinder des Larmes amères de Petra Von Kant (mais axé sur une dialectique maître/esclave). Que tous soient aussi des gens de théâtre n’est sans doute pas un hasard.
L’homme reste (encore) un point d’ancrage chez Rivette ; c’est quand même autour de lui que s’articule le désir, la danse des rivalités et les volutes de fantaisie. Pourtant regardez-le bien, l’homme dans les films de Rivette : il est toujours trop petit pour le rôle, pas bien dans son costume, jamais seigneur en son royaume. Déjà vaincu, un peu à coté de la plaque, porteur d’un désir inexplicable à ses yeux comme aux nôtres, et dont il ne sait que faire. Il s’excuserait presque d’être l’enjeu de rivalités duelles.
Non, vraiment, il ne soutient pas grand chose et le film ne lui laisse rien décider. Il y a longtemps qu’il s’est déplacé ailleurs, le film de Rivette, là où s’invente quelque chose dans le mélange magique de la glace et de feu, un territoire des femmes à refonder dans ses mythes, dont le garçon, tout petit fétiche, n’est plus qu’un prétexte.
Revoir aujourd’hui les films de Rivette est une aubaine. Il y a quelque chose de neuf, de contemporain, à deviner des liens que ses personnages de femmes inventaient entre elles et dont on croit se souvenir qu’ils ne relevaient ni de l’utopie, ni de l’idéologie, mais d’une métamorphose des passions en une infinité de possibles. Allez savoir…
Rétrospective Jacques Rivette du 5 janvier au 13 février à la Cinémathèque française, Paris 12e.